Le Mail art, pour éveiller la créativité et se questionner sur l'Art

À partir d’une activité imaginée et mise en œuvre par nos étudiants autour du Mail art, voici quelques pistes pour le déclenchement d’une réflexion des élèves autour d’une question – capitale, même si elle restera sans doute sans réponse – qu’est-ce que l’Art ?



L’activité s’est déroulée dans le cadre d’un voyage à Charleroi organisé par et pour les étudiants, un dispositif que nous mettons en place au régendat (qui deviendra bientôt S3) depuis de nombreuses années. Son objectif est d’offrir aux étudiants de deuxième l’expérience pratique et concrète de l’organisation intégrale d’un voyage scolaire, dans un cadre sécurisé et bienveillant. En effet, le processus se veut complet : nous, professeures, nous limitons à choisir la destination et à réserver l’auberge, tandis que tout le reste est assumé par les étudiants. Toutefois, pour limiter les enjeux (voire les risques) et le stress pour ces joyeux organisateurs novices, le groupe des apprenants se compose uniquement de la classe et de quelques profs.

Pour la deuxième année consécutive, notre choix s’est porté sur Charleroi, qui nous a une nouvelle fois comblés grâce aux opportunités d’activités et de visites variées dont elle regorge (du slam à la gravure en passant par l’Escape Game). Une destination que nous vous recommandons sans réserves !

Outre l’organisation pratique de l’ensemble du voyage, les étudiants, en sous-groupes de 2 ou 3, doivent concevoir et animer une activité porteuse de sens et surtout d’apprentissages de français, à vivre à l’occasion des visites prévues sur place. Chaque activité portera essentiellement sur l’une des compétences générales (LIRE/ÉCRIRE/ÉCOUTER/PARLER) du cours de français.1

L’activité décrite ici servait de prélude à une visite du BPS22, Musée d’Art de la Province de Hainaut, et principalement du 6e volet du cycle d’expositions intitulé Merci Facteur ! consacré au Mail art.


Le Mail art ?  

Au début du XXe siècle, nombreux étaient les artistes qui agrémentaient leurs cartes postales, lettres et enveloppes d’illustrations et de croquis où leur style était reconnaissable, en faisant ainsi de nouvelles manifestations, sur des supports certes moins conventionnels, de leur talent. Certaines de ces illustrations postales de Picasso, Matisse ou même Van Gogh sont d’ailleurs actuellement exposées dans des musées, voire ont été éditées, au même titre que leurs œuvres proprement dites.

La paternité du Mail art (ou Art postal) est cependant attribuée à l’artiste américain Ray Johnson (1927-1995), en tant que fondateur de la New York Correspondance School en 1962. La correspondance, sous ses différents aspects (enveloppes, lettres, cartes postales, personnalisation des timbres) est donc utilisée à des fins artistiques, dans la sphère privée et gratuite, par le biais de techniques diverses et variées : dessin, peinture, découpage/collage ou caviardage d’images ou de textes. Le mouvement s’est ensuite rapidement diffusé dans le monde entier grâce à sa grande diversité et sa souplesse, qui lui permettent d’accueillir des styles et des esthétiques très différents, sans règles et sans carcan spécifique, mais en résonance avec l’époque. Le mouvement se positionne en réaction contre l’art institutionnel, reconnu et commercialisable.3



L’exposition s’articule en deux volets. Le premier s'intitule Janelas et le deuxième rassemble un florilège d’œuvres de l’artiste Agathe Eristov Gengis Khan. Voici leurs présentations issues du site internet du BPS22 et quelques photos prises sur place :4

Janelas («fenêtres», en portugais) est une initiative de l’artiste Marc Buchy (Metz, 1988) et du commissaire d’exposition et écrivain, Tiago de Abreu Pinto (Salvador de Bahia, 1984), initiée durant la pandémie. Il s’agissait d’envoyer une série d’enveloppes à fenêtre, à plus de 70 artistes de 25 nationalités différentes, vivant dans 17 pays. Chaque enveloppe comprenait une invitation à participer en respectant un protocole précis : utiliser l’intérieur de l’enveloppe afin que le seul espace pour montrer un travail soit la «fenêtre». Ce processus de Mail art a conduit les artistes à expérimenter la matérialité, la spatialité, la visibilité, l’humour, la dimension politique et la dissidence de ce type de création.
















L'intérêt essentiel de l’exposition réside dans la contrainte imposée par les commissaires, qui oblige les artistes (lesquels choisissent de la respecter ou non d'ailleurs) à utiliser uniquement la fenêtre de l’enveloppe. Celle-ci symbolise évidemment très bien l’enfermement et l’isolement de chacun dans son chez-soi, à sa propre adresse, durant les multiples confinements dus au COVID.

Artiste française, Agathe Eristov Gengis Khan (Neuilly-sur-Seine, 1948 – Paris, 2015) a développé, durant toute sa carrière, une pratique du Mail art, en parallèle à la peinture, au dessin et au collage. Elle a entretenu une abondante correspondance avec des personnalités comme Gilbert Lascault ou Agnès Varda. Durant les deux dernières années de sa vie, elle a nourri des échanges abondants avec une de ses amies belges, Guylaine Liétaert, qui avait auparavant étudié la correspondance qu’elle entretenait avec une autre Belge, Monique Claes. Ce sont ses lettres poignantes à Guylaine Liétaert qui sont montrées dans l’exposition ; elle y aborde son combat contre la maladie, tout en exprimant sa joie de créer et sa volonté de partager sa passion pour un art qui enchante la vie quotidienne.






Cette deuxième partie pose davantage de questions, car elle était initialement réservée à la sphère privée et donne l’impression de pénétrer dans l’intimité de l’artiste et de sa correspondante, dans le contexte tragique de la maladie de la première. On pourrait y percevoir une forme de voyeurisme, peut-être même voulue par l’auteure…

L'activité

Elle a été imaginée par Victoria Grégoire et Juliette Lempereur (étudiantes de deuxième année au régendat français à HELMo Sainte-Croix).

En prélude à la visite de l’exposition, les deux animatrices du jour ont proposé aux participants de décorer eux-mêmes une enveloppe (de format rectangulaire classique avec fenêtre, identique à celles exposées).

Consigne donnée : décorez, customisez, personnalisez à votre guise l’enveloppe que vous avez reçue, en fonction du contenu de la lettre qu’elle est censée contenir. Il fallait en effet se limiter à imaginer le contenu de la lettre, faute d'avoir le temps de l’écrire.

Pour réaliser cette tâche, les participants disposaient d’un matériel varié : crayons, marqueurs, feutres, gouaches et paillettes, ainsi que différents magazines (publicitaires) à découper.

La consigne, volontairement assez peu contraignante, laissait une large place à la créativité. Si d’aucuns ont émis quelques réserves au départ, force est de constater qu’une atmosphère très concentrée s’est rapidement installée : paroles échangées de plus en plus rares, langue qui sort de la bouche (signe d’intense implication dans la tâche), soupirs déçus à l'annonce de la fin du temps imparti. En somme, une sorte « d’effet bricolage »...

Après une trentaine de minutes, une socialisation a permis un partage des productions à l’ensemble du groupe. 

Quelques exemples...


Le point de vue didactique 

Quels apprentissages de français ?

En termes de compétence, il s’agit d’une activité d’écriture, puisqu'elle a pour fin de transmettre par l’écrit le message émis par un destinateur envers son destinataire désigné. Que ce message ne contienne pas forcément de texte proprement dit (strictement verbal) n’y change rien. Le message peut être traduit par les images, les dessins, les couleurs, etc., ainsi que par l'agencement de tous ces éléments entre eux.

La justification orale est également sollicitée lors de la phase de socialisation car elle permet de clarifier les liens entre le contenu présumé de la lettre et l’illustration du support (ici l’enveloppe). Le décorateur de l’enveloppe est amené à expliciter certains choix que l’on peut qualifier d’artistiques, dont le rapport avec la lettre pourrait échapper au premier abord.

À l’inverse, toujours lors de la phase de socialisation, les autres élèves peuvent faire l’exercice d’observer l’enveloppe pour, en mettant en lien les éléments visuels et en faisant des inférences, déduire ce qu’elle doit contenir. L’auteur peut ensuite confirmer/infirmer les hypothèses formulées.

Pratiquer la créativité

Les prescrits légaux (FRALA et PECA) liés au Pacte d'Excellence, on le sait, incitent les enseignants à développer la créativité de leurs élèves de manière transversale. Ces documents de référence fournissent cependant peu de précisions sur le cadre où la créativité devrait trouver sa place et sur la méthodologie à déployer. L'activité présentée peut donc fournir une opportunité de ce type à tester au cours de français, un peu à l'image de celle présentée par A. Cintori dans un précédent article de notre revue.5

L'idée est ici non pas tant d'inciter les élèves à innover, mais davantage de solliciter leur capacité à sublimer un objet du quotidien (une enveloppe) pour le rendre porteur d'un message en accord avec celui de la lettre qu'il contient. Comme développé par A. Cintori, l'activité proposée est sécurisante pour l'élève qui ne se retrouve pas devant une page blanche, car il dispose d'un modèle pour laisser libre court à sa créativité. À partir de ce modèle, l'élève pourra innover par l'action, en produisant un objet inédit, illustrant sa sensibilité. 


Pour prendre un peu de hauteur

À l'issue d'une telle démarche (l'activité suivie de la visite de l'exposition), la tentation est grande de s'autoriser à prendre un peu de recul et d'oser se demander quel statut pourrait être attribué aux modestes productions issues de nos coloriages. Si la plupart d'entre elles relèvent du joli bricolage, certaines sont-elles assimilables, même de loin, à des œuvres artistiques, au même titre que celles exposées au musée ? 

Parce qu'au fond, qu'est-ce qui fait une œuvre d'art ? 

La question, aussitôt posée aux étudiants, n'a récolté que quelques réponses un peu embarrassées pour ne pas dire expéditives. Comment leur donner tort, du reste. Définir l'art n'est-il pas une entreprise ambitieuse et vouée à l'échec ? 

Cette réflexion me taraude depuis lors et, sans bien sûr prétendre y apporter une réponse définitive, je me permets de vous livrer ici quelques pistes et ressources qui vous seront utiles si vous souhaitez vous en emparer. 

Questions soulevées par l’activité :

- En décorant nos enveloppes, sommes-nous en train de faire de l’Art, au même titre que les artistes exposés au musée ?

- Est-ce le fait d’être exposée au musée qui confère à une œuvre un statut artistique ? 

Voici quelques pistes qui, loin de répondre à ces questions, risquent bien d'en faire naitre d'autres...


1° Une activité : les oppositions nettes

Pour provoquer le questionnement et le débat, le professeur propose une présentation Power Point qui oppose systématiquement deux œuvres d'art, en demandant à ses élèves de se positionner : pour toi, est-ce de l'Art ou non ? 

Exemples d'oppositions : 

1)

Art pariétal à Lascaux (21 000 ans av. JC)Le dénombrement de Bethléem de Brueghel (1566)

2) 

La Nuit étoilée de Van Gogh (1889) L'étoile du matin de Joan Mirò (1940)

3) 

Casserole rouge avec des moules de M. Broodthaers (1965) Nature morte avec coupe de vin et des moules de W. Claesz Heda (1640)


L'objectif est évidemment de susciter et d'épingler de nouvelles questions, telles que : 

-l’Art doit-il toujours produire du Beau ?

-l’Art doit-il représenter, de près ou de loin, le réel ?

-l’Art doit-il nécessairement procurer une émotion ?

Les élèves sont ainsi confrontés à des points de vue différents tout aussi légitimes et qui, en tant que tels, doivent être respectés. Les participants commencent alors à percevoir l'étendue que peut prendre une réflexion de nature philosophique, car il s'agit bien de cela.6


2° Une ressource pour (commencer à) trouver des réponses

Pour enfin tenter d'apporter des réponses nuancées et intelligemment présentées à ces nombreux questionnements, je ne peux que recommander l'ouvrage L'Art de Martine Gasparov et Émilie Boudet, paru dans la collection « Toute la philo en BD », éditée chez Belin.7 En quelques planches efficaces et adaptées à des lecteurs adolescents, les auteurs alimentent la réflexion autour de notions telles que la valeur de l'Art, son rapport à la nature et à l'imitation de celle-ci, sa dimension spirituelle, sa longévité, etc.



Conclusion

Quel beau chemin parcouru en partant de la simple illustration d'une enveloppe ! On ne saurait que conseiller aux enseignants souhaitant se lancer dans l'aventure de partir d'activités concrètes, bien ancrées dans le réel, qui serviront de base à des questionnements plus abstraits, tel que celui abordé dans cet article. Se munir de ressources pertinentes et adaptées à leur public leur permettra alors de nourrir la réflexion, sur la base des questions soulevées avec les élèves. 

À l'heure actuelle, de telles initiatives, qui invitent les jeunes à se poser des questions et à débattre sans finalité concrète, en aboutissant le plus souvent à davantage de questions que de réponses, relèvent du véritable défi. On le sait, dans une époque où règnent l'information immédiate et l'absence de nuances, peu nombreux sont les jeunes (et les moins jeunes) qui acceptent de se prêter à l'exercice. Cette ouverture à l'interrogation et à l'acceptation de l'incertitude fait pourtant partie de la vie et invite à la tolérance et à relativiser (dont nous avons grand besoin). L'enseigner touche aux fondements de notre métier. Osons donc nous y frotter !



Amélie Hanus



1.  Notons que ces compétences sont désormais appelées « visées » par le nouveau référentiel (FRALA, 2021).

2.  Plus d'infos ici, cette exposition y encore est accessible jusqu’au 7 janvier 2024.

3.  Informations récoltées à l’exposition et dans le fascicule introductif à disposition des visiteurs. 

4.  https://www.bps22.be/fr/expositions/merci-facteur-mail-art-6 consulté le 23/10/23.

5.  Cintori Aurélie (2021). Princes, princesses et caviardage au service de la créativité. DUPALA, Décembre 2021. En ligne : https://dupala.be/article.php?... 

6.  Si vous souhaitez mener une discussion philo proprement dite (au sens d'un questionnement philosophique rigoureux), je vous recommande la fiche L'Art en questions, proposée par Le Pôle Philo, qui détaille toutes les étapes du déroulement d'une animation autour de cette thématique. Cf. Le classeur du Pôle Philo. Fiches d'animation. (2021), éd. Service Laïcité du Brabant wallon, pp. 21-22.

7.  Gasparov Martine et Boudet Émilie (2022). L'Art, Belin Éducation, La Boite à Bulles, « Toute la Philo en BD ».  

Auteur

Amélie Hanus

Maitre-assistante en français, didactique du français et du FLES, professeure d'italien. Intérêt particulier pour la littérature, la lecture, la musique (classique et jazz), l'organisation d'événements culturels, l'Italie, l'italien.

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