Princes, princesses et caviardage au service de la créativité
Exploiter un réseau d'albums jeunesse au service de l'écriture créative.
L'un des domaines transversaux du Pacte pour un enseignement d'excellence est celui de la créativité (associée à l'esprit d'entreprendre). Plus que jamais, les enseignants sont encouragés à favoriser le développement de cette compétence auprès de leurs élèves. Cette dimension créative, avec laquelle nombre d'entre nous ne sont peut-être pas à l'aise, transpose les activités d'apprentissage vers une sphère moins rationnelle, plus sensible qui met à mal les habitudes d'enseignement que nous pratiquons. Il est vrai que la question de l'évaluation ou même de l'appréciation de cette qualité créative semble a priori compliquée : comment développer cette compétence et comment en mesurer l'acquisition ? Deux questions essentielles auxquelles l'activité suivante propose de répondre.
Qu'est-ce que la créativité ?
Une première étape de la réflexion consiste a priori à s'interroger quant à ce concept de créativité. Qu'entend-on par cette notion ? Comment la définir et mieux l'appréhender ?
Dans les référentiels du Pacte1, nous pouvons lire les définitions suivantes :
1. « La créativité est la capacité à inventer une solution au problème qui se présente dans une situation inhabituelle. La connaissance de soi et l'estime de soi fournissent une part de ce qui est nécessaire à la créativité. »
(p. 103. Référentiel des compétences initiales)
2. « On peut dire qu'il y a créativité lorsqu'au terme d'une réalisation, les élèves proposent une (piste de) solution nouvelle (pertinente, efficace, originale) ou lorsque leur processus de recherche démontre leur capacité à produire des idées ou des comportements divergents. »
(p. 204. Référentiel de français et langues anciennes)
On le perçoit rapidement, la créativité (associée à l'esprit d'entreprendre) est présentée comme une compétence liée à l'innovation, à la capacité de l'élève à imaginer et produire quelque chose de nouveau. Cette acception de la créativité s'inscrit dans l'origine sociopsychologique du terme qui l'envisage comme une capacité à découvrir une solution nouvelle à problème donné2.
Toutefois, demeure en suspens la question du développement de cette créativité. Peu de pistes sont concrètement suggérées dans les référentiels. Si l'on parcourt le référentiel d'éducation culturelle et artistique (ECA, p. 22), on découvre que la créativité détient le statut de savoir-faire à part entière : « Exercer son imagination, sa créativité. » Mais, à nouveau, aucune suggestion ou orientation méthodologique n'est suggérée.
Comment la développer ?
Face à ce déficit d'information, je vous propose dès lors de nous tourner vers quelques penseurs pragmatiques du XXe siècle qui ont envisagé la pensée créative par l'agir. Cette piste pédagogique mérite toute notre attention et permet de dégager quelques réflexes didactiques qui pourront servir de balises lors de la pratique d'activités créatives.
Tournons-nous tout d'abord vers Hans Joas et son concept d'« agir créatif ». Dans son ouvrage de 1992, La créativité de l'agir, il regrette la toute puissance du paradigme de l'action rationnelle selon lequel on agit en vue de l'obtention d'un résultat précis. Dans nos sociétés contemporaines, le monde est envisagé comme un objet de connaissance (a priori et indépendant du sujet) que l'individu va tenter de maitriser par la suite, via ses actions. Ce modèle de référence qui place la connaissance avant l'agir n'est pas suffisant, car il enferme l'individu dans une vision téléologique : celui-ci agit en vue d'un but. Jonas propose donc « de mettre au jour dans tout agir humain une dimension créative qui n'est pas suffisamment prise en compte dans les modèles théoriques de l'action rationnelle et de l'action à visée normative »3.
Cette dimension créative s'inspire de ce que les pragmatistes ont mis précédemment en lumière : on n'apprend qu'en faisant (« learning by doing »). À la suite de Pierce et de Dewey, il est donc essentiel de confronter les élèves à cette expérience de la créativité, de les placer en situation de la vivre. Dans cette perspective, la créativité n'est pas envisagée comme l'expression d'un monde intérieur (de type cathartique) qui surgirait ex nihilo de l'imagination du sujet, mais plutôt comme une tension entre le sujet et son monde environnant.
La vision nouvelle ne surgit pas du néant, elle se constitue lorsqu'un individu voit — en termes de possibilités, c'est-à -dire d'imagination — les réalités anciennes sous des rapports nouveaux, qui servent une fin nouvelle et que cette fin nouvelle contribue à créer. 4
L'élève, pour exercer sa créativité, doit pouvoir s'appuyer sur des situations-problèmes concrètes au vu desquelles il va chercher à proposer de nouvelles solutions. Matthew Lipman, dans son ouvrage À l'école de la pensée, a lui aussi insisté sur la nécessité de développer une pensée créative (au même titre qu'une pensée critique et une pensée attentive) qui s'inscrit dans un contexte, une expérience constituant le point de départ afin de générer des hypothèses, des interprétations, des solutions. Un éveil à la sensibilité (entendue comme ce qui relève du sentiment, des sensations et plus largement du monde sensible) est à privilégier dans le cadre de la pratique de la pensée créative. À nouveau, cette dernière ne peut s'exercer au départ de rien. Elle nécessite un ancrage sensible indispensable afin de permettre son émergence.
À la suite de ces différentes réflexions, nous pouvons donc retenir les gestes pédagogiques suivants :
1. Il n'est pas question d'abandonner la visée téléologique, mais plutôt de la tempérer, de l'amender par le biais d'une meilleure prise en compte de la sensibilité.
2. La créativité ne s'enseigne pas : elle se vit au regard de diverses situations concrètes dans lesquelles les élèves sont plongés.
3. àŠtre créatif implique une filiation : il est nécessaire de s'imprégner de situations existantes, déjà vécues afin de pouvoir en proposer de nouvelles.
Une activité concrète : le caviardage
À titre d'exemple, je vous propose une activité de caviardage5 sur le modèle de deux albums de jeunesse qui utilisent ce ressort. Leur objectif est de créer une distance (physique puisque le lecteur doit tourner la page) entre la vision classique, archétypale, du personnage du prince (ou de la princesse) et la vision détournée du même personnage.
1. Guillaume Guéraud et Henri Meunier, La face cachée du prince charmant, Rouergue, 2019
2. Guillaume Guéraud et Henri Meunier, La princesse rebelle se dévoile, Rouergue, 2021
Dans ces deux ouvrages, la méthode se veut ludique. Lors d'une première double page (colorée, enfantine et mignonne) le lecteur découvre une facette de le personnalité du personnage principal (le prince ou la princesse). La double page suivante (dans une tonalité sombre, facétieuse et relative à la désobéissance) présente une autre facette du personnage, sur un mode beaucoup plus subversif.
Le prince, qui initialement portait de beaux habits, se déchaine et se salit.
La princesse, qui initialement jouait calmement avec des farfadets, se rebelle et commet plein de bêtises.
On le voit, l'enjeu de ces albums est double. D'une part, le lecteur découvre la possibilité de jouer avec la langue, avec le texte écrit. Il s'agit là d'un mouvement de désacralisation de l'écriture : l'élève est autorisé, est encouragé à s'approprier le texte d'autrui afin de le modifier de manière à produire un sens nouveau. D'autre part, l'écart existant entre les deux visions d'un même personnage incite le scripteur/caviardeur à jouer sur le détournement des archétypes. Il convient pour ce dernier de maitriser les caractéristiques du personnage stéréotypé (archétypal), afin de pouvoir le faire agir de manière inattendue, c'est-à -dire non habituelle. Pour revenir à nos deux exemples précédents, le prince n'est plus du tout propre sur lui (au sens propre comme au sens figuré) et la princesse devient téméraire et salvatrice (puisque c'est elle qui vient au secours du prince caché derrière la pierre).
Dès lors, une fois le travail sur le texte effectué, l'élève pourrait illustrer sa production inédite et, grâce à ce deuxième mode d'expression, enrichir le détournement initialement opéré par le biais du texte. Ce mouvement de collaboration (de complémentarité, puisque l'image en dit plus que le texte) entre le texte et l'image devra faire l'objet d'une attention, d'un enseignement explicite, afin que l'élève puisse, dans un second temps, s'essayer lui aussi à ce genre de production.
Quel ancrage dans les référentiels ?
Le nouveau référentiel de français (Pacte pour un enseignement d'excellence) prescrit la production de formes poétiques brèves de manière explicite pour la 2e année du secondaire (S2). Au tableau6 de la page 183, nous pouvons lire la recommandation suivante :
Par ailleurs, le référentiel d'éducation culturelle et artistique (ECA), comprenant de nombreuses synergies (ou croisements) avec le programme de français, recommande un travail autour du détournement en S2 également. Au tableau7 de la page 66, nous pouvons lire :
Ancrage didactique
Le scénario de l'activité se déroulerait donc selon les étapes suivantes :
1. Découverte des deux albums et sensibilisation au ressort du détournement.
2. Analyse des moyens et effets utilisés par les auteurs afin de créer un décalage. Sensibilisation au lien texte-image afin de faire naitre l'humour, la dérision.
3. Dégager les caractéristiques des personnages archétypaux que sont le prince et la princesse au départ d'un réseau d'albums.
4. Exercice de caviardage au départ d'une autre page de l'un des deux albums initiaux ou au départ d'une page d'un album issu du réseau.
5. Illustration de la production écrite individuelle à la manière des deux albums de départ (face sombre du personnage).
6. Socialisation : réalisation d'un recueil de la classe pour chacun des deux personnages archétypaux.
Dans le cadre de cette activité, la constitution d'un réseau d'albums détournant les archétypes du prince et de la princesse permettra aux élèves de découvrir les différents aspects à partir desquels le détournement peut s'effectuer. Par exemple, les caractéristiques morales ou physiques des personnages peuvent être renversées, polarisées. Ou encore les caractéristiques physiques peuvent s'inverser mutuellement : on octroie à la princesse des attributs traditionnellement masculins et inversement pour le prince. L'objectif de cette étape est de confronter les élèves à la plus grande diversité possible afin de leur offrir un panel important d'exemples qu'ils pourront, par la suite, réinvestir dans leur production personnelle.
Nous vous proposons, ci-dessous, une liste non exhaustive d'albums8 qui pourraient faire partie de ce réseau :
- Anna Kemp et Sarah Ogilvie, La pire des princesses, Milan, 2013
- Michaël Escoffier et Stéphane Sénégas, Le chevalier noir, Éditions Frimousse, 2014
- Geoffroy de Pennart, La princesse, le dragon et le chevalier intrépide, L'école des loisirs, 2009
- Suzie Morgenstern, Un jour mon prince grattera, L'école des loisirs, 1993
- Marie Darrieussecq et Nelly Blumenthal, Péronnille la chevalière, Albin Michel Jeunesse, 2009
- Fabienne Bruner et Agnès Laroche, Un jour mon prince viendra, Talents hauts Editions, 2019
- ...
Par ailleurs, d'autres albums, présentant cette fois les caractéristiques classiques du prince et de la princesse devraient également faire partie de ce réseau. Ils permettraient ainsi la comparaison et serviraient d'hypotextes (textes de base) à caviarder afin de créer une nouvelle description du personnage.
En conclusion
L'exploitation de ces deux albums, selon le scénario didactique décrit précédemment, au-delà de son ancrage dans les nouveaux référentiels, nous permet de développer la créativité des élèves en respectant les trois balises annoncées. En effet, la part belle est accordée à la sensibilité de l'élève, entendue comme attention au sensible. Il est question de manipuler, de discriminer, de comparer les différentes œuvres entre elles afin de percevoir la dynamique du détournement. Ensuite, l'élève pratique la créativité. Il n'est pas laissé seul face à une page vierge à partir de laquelle sa création devrait émerger, de manière tout à fait spontanée, selon le modèle du génie créateur. Le dispositif lui permet de s'inscrire dans une filiation, de se reposer sur une œuvre existante à partir de laquelle il va créer du neuf et proposer une innovation. En ce sens, la créativité s'exerce, comme recommandé, à travers l'agir, dans une perspective de propositions alternatives. L'élève est accompagné dans son processus créatif et est assuré d'une réussite téléologique valorisante. Il n'est en aucun cas question d'évaluer la production en termes d'originalité ou d'imagination. L'expérimentation du mouvement de création se suffit à lui même et renforce la confiance en soi de l'élève qui aboutit dans sa production.
Aurélie Cintori
1. Référentiel des compétences initiale : http://www.ifc.cfwb.be/documen...
Référentiel de français et langues anciennes : https://drive.google.com/file/...
2. Cf. définition du TLFI : https://www.cnrtl.fr/definition/créativité
3. Joas Hans (1999), La créativité de l'agir, Paris,Cerf, p. 14 cité par Hervé Dumez. La créativité de l'agir et l'analyse de l'action située. Le Libellio d'AEGIS, Libellio d'AEGIS, 2007, 3 (4), pp. 41-45. https://hal.archives-ouvertes....
4. Dewey John (1934), Arts as Experience. Dans Dewey John (1987), The Later Works of John Dewey, Carbondale (Illl), University Press, vol. X, pp. 65-66. cité par Hervé Dumez. La créativité de l'agir et l'analyse de l'action située. Le Libellio d'AEGIS, Libellio d'AEGIS, 2007, 3 (4), pp. 41-45. https://hal.archives-ouvertes....
5. D'autres exemples d'activités ont été développés dans nos articles précédents. N'hésitez pas à les (re)découvrir :
- Qu'est-ce que le caviardage ?
- Exemples d'activités de caviardage
6. Référentiel de français et langues anciennes : https://drive.google.com/file/...
7. Référentiel d'éducation culturelle et artistique : https://drive.google.com/file/...
8. Certains ont d'ailleurs précédemment fait l'objet d'un article : https://dupala.be/upload/files...