
Implémenter l'EPC en classe de français
Dans le cadre du projet citoyen vertical consacré à la question de l'interculturalité, nous avons accueilli Lisette Lombé.
INTRODUCTION
La discipline EPC (éducation à la philosophie et la citoyenneté) fait partie des huit domaines du Pacte d’Excellence. Au même titre que le français ou les mathématiques, l’EPC devra obligatoirement faire partie de la grille horaires des élèves du secondaire dès la rentrée 2026, à hauteur de trente période par année scolaire (soit environ une période hebdomadaire). L'option retenue par le réseau libre confessionnel est celle du partage de cette responsabilité : « l’ensemble des enseignants, quelles que soient la(les) discipline(s) qu’ils enseignent, partage cette responsabilité de faire réfléchir et mobiliser les élèves autour des questions de philosophie et de citoyenneté »1.
Notons tout d'abord les risques encourus. Il est demandé à chaque enseignant d'intégrer la dimension EPC dans son cours, mais aucune vérification ou aucun suivi de l'effectivité de cette mesure n'est prévu. Il faudra donc compter sur le bon vouloir et sur l'implication volontaire des différents acteurs. Dans cette même perspective, il n'est pas prévu d'intégrer l'EPC dans le bulletin des élèves : aucune évaluation (formative ou autre) n'est donc envisagée pour ce domaine du tronc commun. Ce manque de légitimité engendre un risque de désintérêt par rapport à cette discipline et ouvre une faille évidente : aucune certitude ne pourra être apporté quant au fait que les élèves auront bel et bien suivi ces trente périodes d'EPC. Par ailleurs, la mise en oeuvre de ce choix pédagogique s'accompagne également d'une grande difficulté organisationnelle. Il sera nécessaire que les équipes pédagogiques se concertent et se répartissent les heures à dispenser de manière cohérente et sensée pour les élèves. Ce travail de concertation supplémentaire dépendra à nouveau de la motivation et de l'intérêt des équipes pédagogiques. On le comprend aisément, le caractère aléatoire de la mise en place de la discipline EPC reste une préoccupation importante.
La formation à la citoyenneté constitue un effort qui concerne toute l’entreprise éducative de l’école. Celle-ci participe à construire de manière pleine et entière une éducation à la philosophie et la citoyenneté, de manière transversale à ses cours et ses programmes.2
Néanmoins, le fait d'opter pour un curriculum transdisciplinaire ouvre desperspectives ambitieuses dont l'enjeu essentiel consistera à s'en saisir. Depuis l'Antiquité et à travers toute l'histoire de la philosophie, nombre de philosophes ont souligné le dimension transdisciplinaire de la philosophie. Aristote, tout d'abord, préfigure une forme de transdisciplinarité en élevant la métaphysique au rang de science supérieure. En effet, dans son système, il organise rationnellement les différentes disciplines (comme la physique, l'éthique ou encore la poétique) et il fait de la philosophie la condition d'existence des autres sciences : elle unifie les autres savoirs. Plus récemment, dans son essai La Tête bien faite3, Edgar Morin plaide pour une pensée « complexe », capable de relier les savoirs, de croiser les disciplines, et de dépasser la fragmentation académique. Il critique l’hyperspécialisation qui « désintègre la compréhension » du réel, et, a contrario, propose une approche transdisciplinaire des savoirs qui reconnait la complexité du réel. Il préconise un enseignement qui apprend à percevoir l'organisation des savoirs (la manière dont ils sont reliés), plutôt qu'un enseignement qui empile ces derniers, de manière juxtaposée.
Nous devons donc penser le problème de l’enseignement d’une part à partir de la considération des effets de plus en plus graves de la compartimentation des savoirs et de l’incapacité de les articuler les uns aux autres, d’autre part à partir de la considération que l’aptitude à contextualiser et à intégrer est une qualité fondamentale de l’esprit humain qu’il s’agit de développer plutôt que d’atrophier.4
L'option de la transdisciplinarité n'est donc pas neuve. Elle s'avère idéologiquement forte puisqu'elle s'ancre dans une perspective autonomisante de l'élève. L'objectif est de lui permettre de dépasser les logiques disciplinaires, afin de s'inscrire dans une pensée critique et épistémologique plus globale. À ce sujet, je vous conseille de lire l'article d'Edwige Chirouter dans lequel elle déploie un plaidoyer pour une école philosophique (en lieu d'un simple proposition de philosophie à l'école). Elle mobilise, notamment, la notion d' « oasis de pensée », propre à Hannah Arendt, qui permet d'envisager l'école comme un lieu privilégié où chacun apprend à construire ses idées patiemment et en toute sécurité, un lieu de ressourcement en somme.
Consultez l'article : Ecole philosophique_article Chirouter
Plus que de simples moments de philosophie déconnectés des autres apprentissages (une heure « d’atelier philo » par semaine), il s’agit plutôt de penser comment la philosophie peut insuffler du sens à ce que les élèves apprennent au quotidien et dans toutes les disciplines, comment elle peut transformer le rapport au savoir et la posture de l’élève et de l’enseignant. Ce qui nous amènera à penser aux conditions de possibilité de ce que nous appellerons ici une « école philosophique », c'est-à-dire d’une école où les élèves seraient appelés à s’interroger sur les fondements épistémologiques des savoirs enseignés, où ils seront invités à retrouver l’étonnement originel à la source des connaissances.5
On le comprend aisément, la trandisciplinarité envisagée se situe en deçà, au-delà et à travers l'ensemble des disciplines scolaires. Afin que sa mise en oeuvre puisse être effective, la transdisciplinarité s'incarne, raisonnablement, dans un projet de classe, voire d'école. Dans cette perspective, la pédagogie du projet s'avère un cadre de travail adéquat, puisqu'il permet aux élèves de s'inscrire dans une tâche porteuse de sens, en poursuivant un objectif clair qu'ils ont eux-mêmes préalablement défini. Dans la lignée de John Dewey et de son célèbre précepte Learning by doing, nous encourageons les équipes d'enseignants à « placer l’enfant dans les conditions où il expérimentera directement ; de la sorte, ses idées évolueront graduellement dans et par le moyen de son activité constructive, positive »6. En ce sens, la pratique de la philosophie à l’école implique des changements de paradigmes pédagogiques. Il importe notamment que l’élève puisse y faire l’expérience véritable de la philosophie, entendue comme outil d'évaluation du monde environnant et non pas comme des savoirs multiples à mémoriser. L'objectif est d’instaurer un véritable lieu de l’expérience réflexive partagée afin de transformer la classe en « laboratoire philosophique », en authentique « oasis de pensée ».
PROJET CITOYEN
Dans le cadre de la formation initiale des étudiants S3 de l'option français, nous avons mené cette année un projet citoyen vertical, qui a intégré les étudiants de bloc 1 et de bloc 2. La thématique interdisciplinaire sélectionnée fut celle de l'interculturalité et, dans le cadre de cette unité intégrée de trois crédits, nous avons abordé ce concept dans les cours de français, de religion, de FLE, d'ECA et d'EPC. Le point d'orgue de ce projet était l'accueil de l'autrice, poétesse et slameuse belge (liégeoise), Lisette Lombé. La dimension collaborative était également au centre des apprentissages puisque les étudiants de bloc 2 ont animé et organisé la venue de l'autrice, tandis que les étudiants de bloc 1 ont, pour leur part, vécu le projet en tant qu'animés.
L'échelonnement du projet s'est réparti comme suit :

Séance DVDP à partir du slam Qui oubliera ?
Lors de la première séance, nous avons débuté par une discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) au départ du slam Qui oubliera ? de Lisette Lombé, comme support inducteur. L'objectif de cette séance était de récolter les connaissances et les représentations préalables des étudiants à propos de la notion d'interculturalité. La question discutée fut la suivante : « L'interculturalité est-elle possible ? ». Elle fut l'occasion d'aborder des notions telles que le colonialisme, le wokisme ou encore la possibilité d'une égalité entre êtres humains.

Élaboration du carnet de semences
Tout au long du Q1, les étudiants de bloc 2 ont découvert les oeuvres variées de Lisette Lombé (romans, poésie, slam, albums jeunesse). Au travers le dispositif du cercle de lecture, ils se sont familiarisés avec l'oeuvre de l'autrice, puis ils ont élaboré le carnet de semences portant sur Eunice que les étudiants de B1 auront à compléter, afin de les accompagner dans leur lecture en autonomie du roman.
Consultez ici le carnet de semence : EUNICE _carnet de semences.pdf

Présentation du carnet aux B1
Lors de la dernière séance du Q1, les étudiants de B2 ont animé une séance au cours de laquelle ils ont présenté le roman Eunice et le carnet qu'ils avaient élaboré, aux étudiants de B1. C'était l'occasion de déclencher l'appétence et de susciter la curiosité et l'envie de lire cette oeuvre.
Booktube réalisé par Zoé Nelles, Elia Mancinone, Joanna Mungiovi et Ludivine Cognon

Invitation à la présentation du roman - réalisée par Marie Jacbob (étudiante bloc 2 FR/REL)
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Accueil de Lisette Lombé
Le jeudi 20 mars 2025, après plusieurs mois de préparation, nous avons enfin accueilli Lisette Lombé. La matinée fut bien remplie puisque plusieurs animations se sont succédé. Les différentes activités proposées furent l'occasion de s'essayer au slam, mais également d'échanger à propos de divers sujets comme la place des femmes dans la société, dans la culture ou encore la notion d'engagement au service de causes qui nous sont chères. Les personnages du roman ont suscité un grand nombre de questions et Lisette Lombé s'est confiée quant à ses sources d'inspiration et ses méthodes de travail.
Vidéo de Zoé Nelles (étudiante bloc 2 FR/ECA)
Slam : « Révolte des Mots »
Je suis née dans un monde où l'amour se mesure en chaînes
Où les voix s'étouffent et les cœurs se freinent
Mais moi, j’ai décidé de briser le silence,
D'écrire des mots comme des armes de résistance.
L'amour…
L'amour est un cri sourd,
Un souffle court dans la nuit,
Pas celui qu’on nous a vendu à la télé Mais celui qui vient de l’intérieur,
De la révolte, de la lutte
L'amour pour soi,
L'amour pour ceux qui n'ont pas de voix,
L’amour de ceux qu’on écrase dans la poussière de l’Histoire.
L’amour des luttes, des cœurs battants,
De ceux qui marchent, la tête haute,
Contre tous ceux qui veulent les faire taire.
L’engagement, c’est pas juste un mot qu'on balance
C’est une promesse de tenir la distance.
C’est comprendre que chaque geste compte,
Que chaque parole a le pouvoir d’exploser les frontières,
De faire tomber les murs qu’on nous impose.
Je m’engage à dire ce qu’on a trop souvent caché,
Je m’engage à écouter, à défendre,
À dénoncer les mensonges que l’on nous sert à la télé.
Parce que, non, ce monde ne m’appartient pas,
Ce monde est à nous tous,
Et c’est ensemble qu’on fera tomber l’indifférence.
Écrire…
Écrire, c’est ma révolte,
C’est mon exutoire, ma catharsis,
C’est mes doigts qui déchirent le papier,
Mes pensées qui selibèrent dans l'encre.
Écrire, c’est donner une voix à ceux qu’on oublie,
C’est redonner vie aux espritsqui souffrent en silence,
C’est raconter ceux qu’on a tués,
Ceux qu’on a fait taire, ceux qu’on a invisibilisés,
Parce que, dans les mots, il y a tout,
Les douleurs, les espoirs, et la lumière du changement.
Alors, moi, je slam, je crie, je m’élève,
Je suis la voix des invisibles, des marginalisés,
De ceux qui se battent sans relâche pour leur dignité.
L’amour, l’engagement, l’écriture :
Trois armes qui peuvent changer le monde,
Trois flammes qui ne s’éteindront jamais.
Parce que tant qu’il y aura des mots,
Il y aura toujours une chance de se révolter,
De s’aimer, de s’écrire,
Et de ne jamais se soumettre.
Inasse LABHIRI (février 2025) - étudiante B2 FR/FLE
Témoignage : rencontre avec Lisette Lombé
Dans le cadre de notre unité d'apprentissage intitulée « contribution citoyenne », nous avons eu l’occasion de faire la rencontre de Lisette Lombé. Madame Lombé est slameuse, écrivaine, mais aussi notre poétesse nationale belge. Elle a écrit de nombreuses œuvres dont celle que nous avons lue, « Eunice ».
Lors de cette rencontre, nous avons pu échanger avec l’autrice de ce livre autour duquel nous avons travaillé durant plusieurs mois. De multiples activités ont jalonné cette matinée. Celles-ci nous ont encouragés à libérer notre créativité, à exprimer nos émotions et nos idées sans retenue. Ensemble, nous avons découvert la force des mots, leur pouvoir de dénoncer, de guérir et de rassembler.
Les possibilités de créer qui nous ont été offertes ont renforcé notre cohésion et nous ont permis de nous découvrir sous un autre jour. Les moments d’échange nous ont permis de lui poser nos questions. Avec sincérité, madame Lombé nous a parlé de ses inspirations, de ses luttes, de son engagement pour une société plus juste et inclusive. Son authenticité et son ouverture nous ont profondément touchés.
Cette matinée en compagnie de Lisette Lombé nous a enrichis, tant sur le plan humain qu’artistique. Elle nous a rappelé que l’écriture, peu importe sa forme, est un acte citoyen, un outil puissant pour faire entendre nos voix et pour transformer le monde. Nous en sommes ressortis grandis, inspirés et profondément reconnaissants.
Merci Lisette Lombé !
Texte de Ludivine Cognon (étudiante bloc 2 - FR/ECA)
Vidéos des slams réalisés à cette occasion :
Groupe 1 : Loona, Noko, Sarah, Soraya, Inasse, Marnon, Emma, Marie J. et Mme Hanus
Groupe 2 : Antoine, Romane, Léa, Soraya, Vanina, Zoé N., Mme Werner, Marie D. et Ludivine
Groupe 3 : Lisette Lombé, Mme Sacco, Elisa, Elia, Joanna, Clara, Zoé H.
CONCLUSION
Au terme de ce projet, plusieurs constats positifs émergent. Tout d'abord, il est rassurant de mesurer l'évolution et la satisfaction des étudiants porteurs du projet. Les étudiants de bloc 2 ont souligné la dimension gratifiante de prendre en charge l'animation, mais également d'élaborer le carnet de semences. De manière unanime, la dimension verticale du projet (collaboration entre les étudiants de bloc 1 et de bloc 2) été vécue de manière positive et a contribué à renforcer la cohésion de groupe et l'identité enseignante. La rencontre avec Lisette Lombé fut également vécue comme un moment fort et porteur de sens, dans le cadre des échanges suscités.
Toutefois, au regard de nos préoccupations initiales, les freins énoncés précédemment se sont avérés importants et réels. Force est de constater, s'il fallait encore le rappeler, que la transdiciplinarité ne s'improvise pas. Elle nécessite un travail de concertation et de collaboration important qui engage chacun des enseignants. Dans la perspective du tronc commun et de l'implémentation de l'EPC dans les classes du secondaire, l'accompagnement des équipes enseignantes pluridisciplinaires constituera une priorité qu'il faudra traduire factuellement et pratiquement. Gageons que les instances institutionnelles pourront prendre la mesure de ce défi ambitieux et s'attèleront à fournir des moyens à hauteur des ambitions énoncées.
Aurélie Cintori
Et les collègues des UE 101 et 201 : Pierre-Yves Duchâteau, Giovanna Sacco, Laurent Verpoorten et Anne-Catherine Werner
1. Site du SEGEC - EPC, de quoi s'agit-il ? (https://enseignement.catholique.be)
2. Mission de l'école chrétienne. Projet éducatif de l'enseignement catholique, p.16 (https://enseignement.catholique.be)
3. Morin, E. (1999), La tête bien faite. Repenser la réforme, repenser la pensée, Paris : Seuil, 1999
4. Ibidem, pages 16-17
5. Chirouter, E. (2019), « De la philosophie à l'école à une école philosophique. Redonner de la saveur aux savoirs pour lutter contre les inégalités scolaires » in Éducation et socialisation, n° 53, p.2
6. Dewey, J. (2004). L’école et l’enfant, Paris : Éditions Fabert, p.51