« Liège chefs-d’œuvre » comme tremplin à l'analyse littéraire

La visite de l'exposition « Liège, chefs-d'œuvre », qui met en lumière les plus belles œuvres présentes au Musée de la Boverie, a permis le développement de compétences analytiques utiles à l'analyse littéraire.

« Liège chefs-d’œuvre», qu'en penser ?

D'aucuns diront que les collections permanentes du Musée et les œuvres, depuis toujours familières à tout Liégeois, ont été simplement (mais tellement mieux) réagencées pour l'occasion. Ce serait toutefois négliger le vrai travail didactique réalisé pour la mise en valeur de la plupart d’entre elles et la volonté de dresser un tableau évolutif des réalisations artistiques au sens large pratiquées en territoire liégeois ou avoisinant au fil des siècles (de la peinture de Lambert LOMBARD aux créations contemporaines de Marthe WÉRY, en passant par la sculpture de Jean DEL COUR et l’univers de Paul DELVAUX). Enfin, la reconstitution des étapes décisives de la constitution de la collection permanente du musée, aussi principautaire qu'elle soit, est en effet prétexte à dérouler des pans entiers de l'histoire de l'art au-delà, bien sûr, de Liège. Le parcours est en effet chronologique, retraçant, de salle en salle, les grandes étapes de l'histoire de l'art à travers ses principaux mouvements artistiques. C'est ce panorama condensé que j’ai décidé d'exploiter en guise d'introduction au cours de littérature de deuxième année du régendat français, portant essentiellement cette année sur les courants littéraires du XIXe et du XXe siècle. Cette approche d'abord visuelle de l'analyse d'une œuvre artistique s'est révélée très porteuse et aisément transférable aux l'analyses littéraires qui ont suivi.

Une visite en deux temps

En l'absence de guide et d'audio-guide, et grâce à deux visites personnelles de préparation, j'ai pris la liberté d'organiser moi-même notre visite « guidée », en l'articulant à travers dix étapes significatives que je souhaitais faire apparaitre aux étudiants. J'ai donc moi-même assuré la visite en m'arrêtant une ou deux fois par salle. Mon objectif était avant tout de stimuler l'esprit critique, de susciter les réactions des étudiants et enfin de commencer à baliser l'analyse d'une œuvre d'art (ici visuelle, dans le but, on l’aura compris, de transférer la démarche par la suite à la littérature)1


Rappel didactique : Les démarches de lecture d'une œuvre d'art2

  1. Observer attentivement tous les éléments, sans en négliger aucun, en ce compris le contexte de l’œuvre
  2. Mettre ces éléments en relation les uns avec les autres
  3. Formuler des hypothèses de sens, les confirmer ou les infirmer, en prenant en compte tous les indices
  4. Mettre les éléments de l’œuvre en relation avec ses propres connaissances pour créer du sens
  5. Interpréter le sens global
  6. Partager son interprétation avec d'autres, s'enrichir de l'interprétation des autres
  7. Persévérer courageusement, chercher (parfois longuement) jusqu'à trouver une interprétation satisfaisante
  8. Exprimer un jugement de gout (= j'aime/j'aime pas parce que...), exprimer son ressenti (= je ressens telle émotion parce que...) et son opinion (= je pense que...).

Ma démarche se voulait progressive et aussi intuitive que possible. En ayant en tête, à chaque « arrêt », les différentes étapes de l'analyse détaillées ci-dessus, j’amenais les étudiants, par questionnements successifs, à observer certains éléments, à les interroger, les mettre en lien avec les œuvres observées précédemment. Ils reconstruisaient ainsi eux-mêmes l’évolution de l’art pictural et percevaient aisément certaines ruptures (comme l’impressionnisme ou la révolution de l’abstraction par exemple).

A titre d’exemple, voici le fruit des réflexions glanées autour de Deux têtes (1909) de PICASSO. Il s’agit d’une acquisition toute récente du Musée venant enrichir très opportunément sa collection, à laquelle manquait jusque-là une étape essentielle dans l’histoire de l’art, le cubisme.


Des observations, des mises en relation, des hypothèses de sens : c’est assez monochrome, dominante de beige/brun ; les visages sont très anguleux, ils portent une espèce de casquette. Les couleurs utilisées font penser à des travailleurs ou des ouvriers. Ces visages presque géométriques les font apparaitre comme marqués, sans doute par l’âge et aussi le travail. Leurs yeux sont représentés par quelques traits sommaires, ainsi leurs regards semblent vides. Leurs lèvres paraissent se rejoindre comme s’ils allaient parler, s’adresser à quelqu'un qui se trouverait en face d’eux.

Mettre les éléments de l’œuvre en relation avec ses propres connaissances pour créer du sens : quelle différence avec l’autre Picasso du Musée ! 

Il s’agit de la Famille Soler, tableau connu de tous les Liégeois, qui appartient à la période bleue et représente la famille du commanditaire dans un déjeuner sur l’herbe un peu inquiétant. L’œuvre n’avait d’ailleurs pas plu et avait été remaniée par l’auteur. C’est une rupture manifeste avec l’époque précédente, la technique adoptée permet toujours l’identification (ou la catégorisation) de ce qui est représenté, tout en introduisant une idée de morcellement, suggérant qu’il faut aller au-delà de la figuration.

Vu le traitement des visages, il s’agit sans doute du début de sa période cubiste : les visages semblent constitués par des formes géométriques superposées et accolées en deux dimensions. Cette technique, même si elle n’est pas encore tout à fait aboutie, permet au peintre d’accentuer le caractère découpé de ces visages. Ils apparaissent ainsi d’autant plus marqués, ce qui est renforcé par la couleur.

Persévérer, chercher (parfois longuement) jusqu'à trouver une interprétation satisfaisante : quelques recherches effectuées sur le tableau permettront à l'enseignant d'apporter de l'eau au moulin de la réflexion des étudiants : le personnage représenté est en fait Fernande Olivier, la femme de Picasso, dont il dresse le portrait. Dans son souhait d'en figurer un maximum de facettes, de dimensions (objectif de sa technique cubiste) et en plus de fragmenter la surface plane, il représente le personnage deux fois, ce qui est une autre façon de le démultiplier. 

On l’aura compris, dans l'idéal, petit à petit, le prof parle de moins en moins, se contente de guider la réflexion et de l’étayer si besoin. Les étudiants, souvent par deux ou trois, s’enhardissent, comparent les œuvres, retournent en arrière, s’étonnent, relèvent les éléments saillants, puis construisent et enrichissent l'analyse, en échangeant et commentant.

Enfin, on accueille l’un ou l’autre jugement de gout bien légitime, d’autant qu’il est étayé par de nombreux éléments issus de l'observation et de l’analyse successive.

Deuxième temps

En parallèle à ce parcours dirigé, un petit carnet de visite3 (qui n’est donc pas celui proposé par le musée) a été réalisé et distribué aux étudiants. La douzaine de questions posées ne suivent plus l'ordre chronologique ni l'agencement de l'exposition. Ce support a pour but de soutenir une découverte plus personnelle et individuelle (ou en petits groupes), en invitant les étudiants à se rendre également dans les autres salles. 


Ces questions visaient plusieurs objectifs : 

- affiner l'observation, renouveler l'attention (par une motivation presque ludique) en l'attirant sur certains détails qui échapperaient à une première observation ;

- mettre en lumière quelques artistes liégeois : Jean DEL COUR, Lambert LOMBARD et André-Modeste GRÉTRY ne sont donc pas que des noms de lieux… ;

- s’approprier les œuvres, entrer en relation personnelle avec elles : les questions invitaient l’étudiant à choisir son œuvre préférée avec justification (jugement de gout), voire même, de manière un peu iconoclaste, à la détourner en y ajoutant (virtuellement) des éléments personnels, comme par exemple l’insertion de phylactères.

Une tâche finale conclusive plus productive était demandée aux étudiants qui devaient choisir une œuvre de l’exposition, identifier le mouvement artistique dans lequel elle s’inscrit et la mettre en parallèle avec une œuvre littéraire de leur choix. Ils étaient ainsi amenés à créer des liens, relever les points communs entre les différentes manifestations artistiques d’un même courant.

Cette exposition, par la diversité des œuvres proposées et son aspect chronologique, permettra donc au plus grand nombre de « trouver son compte » et de passer un moment agréable et instructif  entouré d’œuvres d’art. N’hésitez donc pas y faire un saut ou à y emmener vos élèves !


Quelques informations pratiques 

Pour la visite de l'exposition, compter une heure et demie incluant en moyenne un arrêt commenté par salle. Si vous souhaitez (re)voir également les collections permanentes (replacées dans les différentes salles du sous-sol), prévoir une heure supplémentaire. La rétrospective consacrée à Mady ANDRIEN, artiste liégeoise bien connue, très bien mise en valeur dans la magnifique verrière du musée (voir notre photo) s'est malheureusement terminée, après prolongation, le 14 avril. 

En l'absence d'audio-guide, on ne manquera pas, pour une visite individuelle, de se munir du petit fascicule proposé à l'entrée pour un euro et qui aide le visiteur qui le souhaiterait à se remémorer les grands de la peinture depuis le XVIe jusqu'au XXIe siècle. 

Un autre détail pratique : l'entrée est totalement gratuite pour les mois de 26 ans et pour les enseignants détenteurs de la carte « Prof ». Toutes les conditions sont donc réunies pour un accès facilité, à tout le moins dans un contexte scolaire. Une initiative des musées liégeois à souligner (d'autant qu'on avait suffisamment grincé des dents devant le prix exorbitant - 17 € - exigé pour accéder à la première exposition qui avait vu le jour après la réouverture du musée, intitulée 21 Rue de la Boétie ...). 



Amélie HANUS



1 Pour plus d’informations, se rendre sur le site du service d’animations des musées de la ville de Liège : https://www.laboverie.com/votre-visite/education-animation

Principes rassemblés dans l'article de Jean KATTUS, Lire une ville, in Dupala: https://dupala.be/article.php?a=10

3 Téléchargez le livret imaginé pour la visite : 105_Livret-EXPO.pdf

Auteur

Amélie Hanus

Maitre-assistante en français, didactique du français et du FLES, professeure d'italien. Intérêt particulier pour la littérature, la lecture, la musique (classique et jazz), l'organisation d'événements culturels, l'Italie, l'italien.

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