Un escape game pour mobiliser les lectures de l'année

Activité menée en lien avec le Prix des lycéens de l'Eurégio en vue de permettre aux étudiants de se replonger dans les romans lus, d'échanger leurs interprétations et points de vue et d'éprouver du plaisir à le faire

Dans le cadre du Prix des lycéens de l'Eurégio1, les étudiants futurs professeurs de langues sont amenés à lire et à exploiter six romans relativement récents et traduits de manière à être disponibles en français, en néerlandais et en allemand. Les étudiants lisent les quatre romans en langue étrangère dans leur langue d'option (version originale ou traduite) et les deux romans francophones en français. Les lectures sont exploitées en classe au sein des cours de langue et au cours de Maitrise de la langue française2. En clôture de ce dernier, une activité particulière est organisée. Celle-ci a pour objectifs de permettre aux étudiants de se replonger dans l'ensemble des romans, d'échanger leurs interprétations et leurs points de vue, de se confronter aux différentes versions d'une même œuvre, de les comparer et de prendre conscience du travail du traducteur. Par ailleurs, l'activité les mène à affiner leur opinion avant de sélectionner leur roman préféré, puisqu'ils formeront, avec tous les élèves qui participent au projet, le jury qui décernera le Prix des lycéens de l'Eurégio à l'un des six auteurs. 


Les six romans de la sélection 2023
                                                                                                                                                                        Les romans de la sélection 2023


Prenant traditionnellement la forme d'un défi-lecture3, cette « activité particulière » s'est muée en mai 2023 en escape game pédagogique. Ce projet d'escape game a muri durant plus d'un an avant de se concrétiser.


De la conception à la mise en œuvre de l'escape game  


Un univers, un scénario et une mission

La construction de l'escape game s'est appuyée sur les incontournablesdu genre, à commencer par le scénario. Pour élaborer un scénario cohérent et motivant, il fallait d'abord choisir et créer un décor dans lequel plonger les étudiants. Le roman Nos richesses de Kaouter Adimi offrait un cadre idéal. En effet, il raconte l'histoire d'une librairie, fondée à Alger par Edmond Charlot, un éditeur français de l'avant-guerre, maintenue ensuite en activité pendant de nombreuses années par Abdallah, et finalement fermée avant d'être vidée par Riad en vue d'être transformée en magasin de beignets... 

Cette librairie en travaux, emplie d'histoires touchant aux livres et aux individus qui l'ont fréquentée, constituait un décor de choix pour notre escape game. Par chance, le local dans lequel les étudiants ont habituellement cours présentait de nombreux points communs avec ce lieu (décrit avec précision dans le roman) : une mezzanine comme celle sur laquelle ont dormi Abdallah et Riad, des murs décrépits qui mériteraient une nouvelle couche de peinture, un bureau avec tiroir dans lequel enfermer les documents officiels liés à la librairie, etc. 

Le décor créé : la librairie en travaux
                                                                                                                      Le décor créé : la librairie en travaux

 

Avec peu de moyens, il est possible de créer un univers : du mobilier agencé d'une manière particulière, des tables empilées en guise d'étagères, des éléments collés au mur (dans notre cas, de vieilles photos en noir et blanc de Charlot et de ses proches), de grands tissus pour cacher certains éléments du local, et surtout des objets : une horloge, de vieux dossiers, des enveloppes, des documents en tous genres, des livres, du matériel de peinture, quelques éléments de décoration, un matelas et un sac de couchage pour la mezzanine, etc. 

Les objets et les détails ont toute leur importance dans un escape game. Ils participent au décor, à la création d'un univers défini, d'une ambiance, mais ne sont pas forcément purement décoratifs. La présence de certains éléments peut surprendre les participants, qui s'interrogeront sur le rôle que ceux-ci pourront remplir durant le jeu. D'autres objets revêtent quant à eux une double fonction : se fondant dans le décor, ils s'avèrent essentiels à la résolution de certaines énigmes. Il est donc intéressant pour brouiller les pistes de multiplier les objets dispersés au sein de la pièce. 


En lien avec l'univers choisi, il convient de définir la mission qui sera confiée aux joueurs. Le roman de Kaouter Adimi nous a une fois encore facilité la tâche. En effet, dans ce récit, Riad, malgré plusieurs tentatives, ne parvient pas à ouvrir le tiroir du bureau fermé à clé. Le contenu de celui-ci reste dès lors un mystère... L'ouvrir pour ainsi découvrir les secrets d'Edmond Charlot était donc un objectif tout trouvé. 

Afin de mettre les étudiants dans le bain en amont du jeu et de cultiver un certain effet de surprise, l'activité ne leur a pas été annoncée. Ils ont pris connaissance de leur mission via une invitation mise sous enveloppe et adressée personnellement à chacun d'eux. Celle-ci leur a été remise à l'occasion du cours précédant l'escape game et présentée comme un courrier externe, l'enseignante feignant de ne pas savoir de quoi il s'agissait. Ce courrier, émanant de la librairie Les vraies richesses, leur proposait de se rendre une dernière fois sur place avant la fermeture définitive.

Invitation reçue par les étudiants
                                                                                                                                        Invitation adressée aux étudiants

Le jour J, en se rendant dans leur classe, les étudiants, intrigués, ont pu constater que la porte de celle-ci s'était transformée en porte de librairie. Le jeu pouvait être lancé. 



Il est intéressant de débuter le jeu par une mise en situation intrigante et motivante. Le mystère planant autour de l'activité à venir et l'attente de celle-ci ont, en effet, renforcé la motivation des étudiants. Ayant bien perçu le caractère inhabituel/original de l'activité qui les attendait, tous étaient présents à l'heure et trépignaient devant la porte du local. 

Des épreuves variées et des aides

  • Des épreuves successives et/ou imbriquées

Pour remplir leur mission, une fois dans le local, les étudiants avaient toute une série d'épreuves à réaliser. La structure choisie pour cet escape game était relativement linéaire, la résolution d'une épreuve menant généralement à l'épreuve suivante. Les étudiants étant peu familiarisés avec ce type d'activités, cette structure semblait être la plus accessible pour une entrée en matière. 


Exemple d'épreuves successives
                                                                                                                                                            Exemple d'épreuves successives


Cependant, certaines épreuves permettaient de collecter des éléments, inutilisables dans un premier temps, mais qui, mis en lien avec des indices ultérieurs, menaient à un indice complet. De cette manière, la linéarité du jeu, qui peut provoquer une certaine monotonie, était contrebalancée par des imbrications d'épreuves. 


Exemple d'épreuves imbriquées
                                                                                                                                        Exemple d'épreuves imbriquées


Les exemples présentés ci-dessus illustrent les deux structures possibles (linéaire et imbriquée), mais montrent également qu'il est envisageable de mêler les deux. En effet, une même épreuve peut mener à des indices différents, certains étant directement utiles (ex. les citations contenues dans la boite ouverte à la fin de l'épreuve 1), d'autres devant être mis de côté jusqu'à l'obtention d'un autre indice, qui les rendra utilisables (ex. la cassette audio contenue dans cette même boite ne pourra être écoutée que lorsque l'enregistreur sera accessible). 

Mêler de la sorte les deux structures semble être un bon compromis pour des joueurs débutants : la linéarité des épreuves leur permet de progresser rapidement, tandis que les éléments imbriqués rendent le jeu plus captivant et renforcent la collaboration entre les joueurs5




  • Des épreuves qui font appel à des compétences multiples

Comme l'a notamment mis en évidence Patrice Nadam6, différents types d'épreuves existent et peuvent coexister au sein d'un escape game. La variété rend l'activité dynamique et permet aux joueurs d'utiliser et de combiner leurs talents et compétences respectifs. 

NADAM Patrice, « Vers une typologie des énigmes », sur https://scape.enepe.fr/typologie-enigmes.html, publié le 17 juin 2019.
                       NADAM Patrice, « Vers une typologie des énigmes », sur https://scape.enepe.fr/typologie-enigmes.html, publié le 17 juin 2019.


Ainsi, dans le cadre de l'escape game mis en place, les étudiants ont été amenés à convoquer différentes compétences au travers d'épreuves diversifiées. En voici quelques exemples : placer une fiche à trous sur une feuille pleine de lettres pour voir apparaitre des phrases (superposition), répondre à des questions et des énigmes (logique), relever les lettres entourées sur certaines pages des romans pour constituer un message (observation et décodage), repérer des lieux sur une carte (observation et exploitation de connaissances géographiques), remplir des vases de liquide pour faire remonter à la surface ou faire apparaitre des indices cachés au fond (manipulation), incarner/jouer un personnage (création), etc. Ces épreuves présentaient également des niveaux de difficulté différents. 

Faire réaliser aux participants quelques épreuves faciles et rapides en alternance avec d'autres plus complexes permet d'entretenir leur motivation et leur implication tout au long du jeu. 



  • Des aides pour relancer le jeu sans l'interrompre

Les épreuves d'un escape game sont par nature dépourvues de consignes explicites : il revient aux joueurs de déduire celles-ci au départ du matériel collecté, par tâtonnements et essais-erreurs. Par exemple, grâce aux couleurs des différents liquides, les étudiants ont dû déduire qu'ils devaient remplir les vases à l'aide des tubes contenant le liquide de la couleur correspondante. 



Puisqu'il s'agissait d'une première pour nous, mais aussi pour les étudiants, nous avons élaboré un système d'aides permettant de relancer si nécessaire le jeu sans devoir l'interrompre. Ainsi, lorsqu'ils se sentaient bloqués ou perdus depuis trop longtemps, les étudiants avaient la possibilité de piocher et de réaliser un défi dont la réussite leur permettrait d'obtenir un coup de pouce de l'une des enseignantes présentes (un indice pour déduire la consigne, pour savoir où chercher la réponse à une question, etc.). 

Les défis portaient sur les romans et permettaient d'exercer des compétences propres au cours de langue étrangère et/ou au cours de français : lire un extrait en langue étrangère, résumer l'un des romans (UAA 2 du programme de français du deuxième degré), jouer une scène (UAA 5), créer une nouvelle couverture pour l'un des livres et justifier ses choix (UAA 5 et UAA 0), partager oralement son avis sur l'une des lectures (UAA 6), etc. 


Des difficultés à dépasser 


Lorsqu'on cherche à mettre sur pied un escape game pédagogique, les obstacles sont nombreux. Nous avons pour notre part rencontré deux difficultés majeures. La première concerne le temps et l'investissement : concevoir une activité de ce type, imaginer le scénario, trouver des idées, élaborer les épreuves, déterminer leur chronologie et leur imbrication, créer et rassembler le matériel, préparer le local... tout cela est chronophage et demande un réel investissement. 

Ce travail de grande ampleur peut faire peur et en décourager plus d'un. La collaboration, qui sera davantage évoquée dans le point suivant, permet de surmonter plus facilement ces difficultés. Par ailleurs, le travail fourni lors de la conception d'un escape game est réutilisable : il est possible de créer plusieurs escape games au départ d'une même trame, de recycler certaines épreuves, de les adapter, etc. 


La seconde difficulté que nous avons rencontrée concerne l'équilibre à trouver entre la dimension ludique de l'activité et son caractère pédagogique. En effet, la recherche de défis amusants, variés et innovants, voire impressionnants, doit aller de pair avec des objectifs didactiques et/ou pédagogiques (dans notre cas, le réinvestissement des lectures), sans quoi, l'activité se limiterait au jeu... Pour atteindre nos objectifs, nous avons élargi la « typologie des énigmes », notamment en proposant aux étudiants des activités créatives portant sur les livres. 


Des points d'appui et des leviers


  •  Exprimer son (dé)plaisir, découvrir celui des autres, redécouvrir les livres

L'escape game proposé aux étudiants leur a permis d'exploiter ou de réexploiter des contenus riches et des thématiques parfois complexes au sein d'un dispositif éloigné des codes et des modalités « scolaires ». Cela les a amenés à mobiliser leurs lectures et à retrouver le plaisir d'explorer les livres, en mettant de côté les difficultés auxquelles ils ont pu être confrontés lors de la lecture en langue étrangère et sur lesquelles ils restent souvent focalisés. En effet, il n'est pas rare qu'un lecteur rejette un livre ou ne lui trouve aucune qualité parce qu'il a gardé le souvenir d'une lecture laborieuse ou difficile...

Grâce aux interactions entre eux, à la confrontation de leurs interprétations, de leurs gouts et de leurs points de vue, parfois divergents, les étudiants ont eu l'occasion de percevoir l'intérêt d'un livre à côté duquel ils étaient peut-être passés. Certains ont également pu dépasser une première impression négative. 

Durant l'escape game, les joueurs font équipe, la mission est collective. Dans le cadre d'un travail sur les lectures effectuées, ils sont réunis en une communauté de lecteurs, une communauté interprétative : des lecteurs qui « collaborent intensivement dans une dynamique de recherche et de construction de sens ».7


La clôture de l'activité : l'ouverture du tiroir et le plaisir qui y est lié
                                                                    La clôture de l'activité : l'ouverture du tiroir et le plaisir qui y est lié



  • Une invitation à la collaboration et à l'interdisciplinarité

La variété des épreuves et des défis ainsi que les compétences multiples qu'ils mobilisent offrent une belle occasion de travailler de manière interdisciplinaire : lors d'un même escape game, les joueurs peuvent être invités à exploiter leurs connaissances géographiques pour se repérer sur une carte, leurs connaissances scientifiques pour réaliser une manipulation, leurs connaissances linguistiques pour déchiffrer un message, leur créativité, etc. 

Les élèves n'ayant pas tous les mêmes capacités dans toutes les matières, l'approche interdisciplinaire de l'escape game permet à chacun de mettre ses compétences au service du groupe, de la collaboration et de développer ainsi des compétences sociales. En ce qui concerne les enseignants, cette collaboration est également de mise, surtout à l'heure du coenseignement et d'autres pratiques collaboratives. Par ailleurs, concevoir et mener un escape game en équipe est rassurant (surtout si c'est la première fois), motivant et permet d'être ambitieux : les idées de l'un amenant celles de l'autre, les compétences et capacités de chacun étant mises au service d'un projet commun, il est possible de proposer une activité de haut vol. La collaboration constitue donc un véritable levier. 


Pour conclure...

Concevoir un escape game pédagogique pour (ré)exploiter et approfondir les lectures de romans est une vaste entreprise qui nécessite du temps, de l'investissement, de la créativité et beaucoup de réflexion. En effet, pour que l'activité fasse sens et dépasse le simple jeu, il convient de trouver un équilibre entre les dimensions ludiques et les aspects didactiques et pédagogiques des épreuves. Se lancer dans un tel projet en équipe offre l'occasion de développer des compétences collaboratives et de pratiquer l'interdisciplinarité. 

Réunis en communauté de lecteurs, les joueurs manipulent les livres, se remémorent les lectures, échangent et argumentent à propos de celles-ci... La motivation, l'implication et le plaisir dont ils font preuve constituent une très belle récompense pour les enseignants-concepteurs.


Sophie Motter et Anne-Catherine Werner


1. https://www.euregio-lit.eu/fr/...

2. Des pistes d'exploitation du roman Ce qu'il faut de nuit de Laurent Petitmangin, lu dans le cadre du projet Eurégio, sont proposées dans l'article suivant : https://dupala.be/article.php?...

3. L'article suivant vous en apprendra plus sur le défi-lecture : https://dupala.be/article.php?...

4. Voir notamment l'article suivant : https://dupala.be/article.php?...

5.Le collectif S'CAPE, spécialisé dans la conception d'escape games pédagogiques, privilégie pour ces raisons les scénarios imbriqués : https://scape.enepe.fr/EGpeda-...

6.https://scape.enepe.fr/typolog...

7. VANHULLE Sabine (1999). « Concevoir des communautés de lecteurs. La gestion de la classe dans une didactique interactionniste », Revue des sciences de l'éducation, 25, 3, p. 654. 

Auteur

Anne-Catherine Werner

Maitre-assistante en français, didactique du français, assistante de formation en didactique du français langue première (ULiège). Intérêt particulier pour la lecture, l'écriture, la langue française, le cinéma, le théâtre, la photographie et les arts plastiques.

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