Lire et écrire un tract (suite)

Cet article entend faire écrire un tract pour agiter les consciences à propos du climat.


Dans le précédent numéro de DUPALA, nous avons lancé l’idée de faire réaliser par les élèves un tract, c’est-à-dire un document de type argumentatif (il cherche à influer sur nos idées, notre opinion et affiche des revendications claires), éventuellement injonctif (il cherche à modifier notre comportement), dynamique et immédiat quant à sa rédaction (des phrases averbales,  des verbes de volonté, une structure claire), limpide et univoque quant au sens (des dénonciations étayées de faits et suivies de revendications) et enfin, aisément diffusable et consultable (un dépliant offrant quatre faces exploitables, par exemple).

Restait à leur donner une bonne raison de concevoir un tel document ; c’est l’objet du présent article. Dans l’optique présentée ci-dessous, c’est l’enseignant qui propose un sujet aux élèves. Le contraire n’est évidemment pas exclu (les élèves amènent eux-mêmes un sujet qui les préoccupe ou les indigne), mais l’on court alors le risque de voir les élèves s’indigner de questions circonscrites à leur horizon quotidien, qui ne concernent donc pas le plus grand nombre ou d’importance relativement négligeable… Or, le prof a notamment (essentiellement ?) pour mission d’élargir les horizons. (Nuançons ce paragraphe : on peut confier aux élèves le choix du sujet du tract, mais alors il faudra préalablement établir des critères garantissant la portée de la question ainsi plébiscitée.)



Agiter les consciences

Un suggestion donc, qui s’impose de nos jours avec une urgence souvent mésestimée et occultée par d’autres actualités tout aussi lancinantes (une épidémie, suivie d’une guerre, pour ne citer qu’elles) : l’inexorable réchauffement du climat. Les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ont beau faire état des conséquences passées, actuelles et futures littéralement inhumaines du changement climatique et de l’exposition majorée des populations défavorisées aux désastres de tout type1, on reste sidérés face aux tergiversations des politiques à prendre les mesures qui s’imposent (la saga portant sur l’instauration d’un péage à Bruxelles, projet destiné à limiter la circulation dans la capitale mais mort-né, l’extrême lenteur du retour du tram à Liège, ou encore le simple fait qu’on soit incapables de cesser d’importer les produits pétroliers d’un pays auquel on impose par ailleurs des sanctions d'une sévérité inédite, montrent bien que l’on n'envisage pas encore résolument de freiner collectivement la production de gaz à effet de serre).  D’où l’importance de sensibiliser les citoyens de demain à ce sujet, les jeunes élèves. 

Le sont-ils suffisamment ? En 2015, l’Aped (Appel pour une école démocratique) estimait, sur la base d’un sondage visant plus de 3200 élèves, que « les connaissances des élèves du secondaire, tous niveaux confondus (général, technique, professionnel), sur le changement climatique sont "largement insuffisantes"2 » . L’enseignement supérieur ne fait pas mieux : un récent article de La Libre Belgique3 (paru dans le numéro du 18 mai 2022) faisait état d’une recherche selon laquelle « moins de 5 % des cours traitent des enjeux climatiques et environnementaux dans les universités, et à peine 2.2 % dans les hautes écoles ».

Or, les éditions Dargaud ont publié en 2021 une bande dessinée intitulée Le monde sans fin4 et consacrée à un exposé à la fois précis et compréhensible des questions liées au réchauffement climatique. 

À en juger par la difficulté à s’en procurer un exemplaire fin 2021, il semble qu’elle connaisse un succès considérable.


Le volet scientifique de cette BD est alimenté par les travaux de Jean-Marc Jancovici5, ingénieur français né en 62 et qui, pour le dire brièvement, s’est spécialisé, au sein d’une entreprise de conseils (Carbone4) et d’un laboratoire d’idées (The Shift project), dans les stratégies de libération de l’économie de la contrainte carbone en vue d’une limitation des effets du réchauffement climatique. Il est en outre très présent sur internet où sont accessibles ses multiples conférences et participations à des émissions ; l'on y découvre un excellent orateur, didactique et même drôle par moments.


D’ailleurs, on hésite à parler de BD en ce qui concerne cet objet. Ainsi que le montrent les reproductions qui suivent, les images ne constituent pas, mises bout à bout, l’ossature d’un récit. Elles illustrent plutôt des propos plus ou moins complexes afin d’en faciliter la compréhension, rendent concrets des phénomènes et explications et ont de ce fait, essentiellement, une fonction référentielle. On pourrait dès lors plutôt parler, à propos de cet album, d’une « conférence dessinée ».



Il arrive beaucoup plus rarement que les images suffisent à évoquer des faits, comme lorsqu’il est question d’aborder l’emprise de l’humain sur les ressources naturelles, qui s’est dangereusement développée à la faveur de l’exploitation des énergies fossiles.


En somme, cela donne un ouvrage didactique accessible et assez complet sur la question du climat, même si la plus-value des illustrations de Christophe Blain, trop asservies au texte, ne me parait pas sauter aux yeux. Elles contribuent certes à l’accessibilité du propos – au moyen notamment d’une « trouvaille » : des allégories pour figurer la Terre, l’énergie, le CO2, l'obsession de la croissance, etc. –, explicitent le dispositif énonciatif de la conférence – le personnage Jancovici adresse ses explications au personnage Blain qui l’interroge – et ne sont pas dépourvues d’humour. Cependant, nous pensons qu’il aurait sans doute été plus ambitieux, en séparant davantage textes et illustrations, de représenter à l’aide de dessins plus grands et détaillés, comme le fait la couverture d’ailleurs, les différentes menaces qui pèsent sur la vie sur Terre, afin de susciter dans le chef du lecteur réactions et réflexions, puis de recadrer ces réflexions par des développements écrits, précis et compréhensibles, deux qualités qui caractérisent en général les propos de Jean-Marc Jancovici.

Élaboration du tract et recherche d'informations

Quittons un instant Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici pour situer le tract dans les programmes qui concernent les régents en français. Il apparait à la page 38 du Programme de français du 1er degré de la Fédération de l’enseignement secondaire catholique (2005), au sein de la fiche intitulée « Lire et écrire des textes argumentatifs pour convaincre ». Il s’agit de l’un des « objets » à lire ou à produire. Le tract peut aussi constituer une médiation (selon le programme, une médiation est « une production orale ou écrite, individuelle ou collective, qui permet au lecteur de manifester sa lecture et de la partager avec autrui, ou à l’auditeur de manifester son écoute ») pour rendre compte de sa compréhension de référentiels de la vie quotidienne (journal ou magazine de jeunesse) dans le cadre de la fiche 2 du même programme, « Lire des référentiels et des consignes ». Le terme « tract » est en revanche absent du programme du second degré (édité en 2018 par la Fesec), mais ce genre pourra également faire office de médiation dans le cadre de l’UAA 1, « Rechercher, collecter l’information et en garder des traces », qui suggère notamment la recherche d’informations pour nourrir une argumentation.

Si le thème est imposé, on pourrait confier à des sous-groupes de trois élèves le choix d’insister sur telle ou telle dimension du phénomène : ses causes, son ampleur, sa temporalité, sa répartition géographique, ses conséquences, etc. Chaque tract élaboré en sous-groupe devrait au minimum contenir des revendications claires et étayées : n’oublions pas qu’un tel document cherche avant tout à modifier un état de fait. Les tracts seront rédigés à l’école et finalisés sur ordinateur. Chaque groupe présentera sur TBI le résultat de son travail à la classe et la classe, à l’aide d’une grille d’évaluation construite au préalable, choisira le tract le plus convaincant, qu’on reproduira à plusieurs exemplaires et enverra, soyons conséquents, aux responsables politiques de la ville, de la région, du pays…

Outre l’ouvrage que nous présentons dans cet article, plusieurs sites sur Internet fournissent des informations sous une forme accessible aux jeunes. Citons par exemple « Le rapport du GIEC pour les parents et enseignants » que l’on peut lire sur le site bonpote.com6 : l’article est clairement structuré et peut faire l’objet d’un exercice de lecture écrémage (je me pose des questions au sein desquelles j’identifie des mots clés, je balaie le document à la recherche de passages contenant ces mots clés et je lis attentivement les passages ainsi repérés afin de répondre à mes questions initiales). Si l’article parait difficile compte tenu de l’âge des élèves, le site bonpote.com a conçu et rendu librement accessible le document suivant, idéal également, vu son aspect ramassé, pour entrainer la lecture balayage.



Citons également cette adresse : https://www.environnement.gouv..., qui propose sur la question du climat des explications appropriées à trois tranches d’âge : de 5 à 8 ans, de 9 à 11 ans et de 12 à 15 ans.

L’on pourra également suggérer une stratégie axée sur la lecture intégrale des documents suivie d’une représentation graphique du sens mettant en évidence les nœuds logiques du texte (causes, faits, conséquences, etc.), ainsi que cela a été décrit dans un précédent article7.


Jancovici dans le collimateur de certains écologistes

Reporterre, magazine indépendant diffusé sur Internet, publiait en juin 2021 une tribune8 dans laquelle étaient reprochés à M. Jancovici son élitisme, sa connivence avec les dirigeants et les cadres d’entreprises, sa minimisation des dangers du nucléaire (énergie qu’il promeut pour produire une électricité quasi décarbonée) et enfin sa défense de l’ordre économique établi (c’est-à-dire le libre-échangisme, largement responsable de nos errements environnementaux).

Il est vrai que l’entreprise qu’il dirige, Carbone4, vend des conseils d’experts à des sociétés commerciales qui souhaitent diminuer leur empreinte carbone ou contribuer à une diminution des émissions de CO2, sociétés actives dans les transports, l’agroalimentaire, le numérique, l’énergie ou encore la finance et qui forment donc le tissu économique actuel. Cependant, cela n’empêche pas que Le monde sans fin s’oppose sans équivoque au consumérisme, caractéristique évidente du libéralisme économique :


… et propose des solutions qui vont à l’encontre de la logique de l’offre abondante que l’on connait actuellement.


En matière de nucléaire, Jean-Marc Jancovici admet que cette solution n’est pas sans danger, mais tient à relativiser les risque qu’elle présente, en comparant notamment les accidents liés aux déchets nucléaires (« qui n’ont jamais tué personnes », affirme-t-il) aux 20.000 tués annuels et 3139 pour l’année 2019 dus respectivement aux accidents domestiques et aux trajets en voiture.

Il ne considère pas le nucléaire comme une solution pérenne, mais comme un moyen transitoire de supporter le déficit énergétique généré par l’abandon progressif des ressources fossiles.


Que les réserves à l’encontre de M. Jancovici soient ou non fondées (il est difficile de s’ôter de l’esprit les évocations morbides des victimes de Tchernobyl, que l’on pourra lire dans La supplication de Svetlana Alexievitch, publié chez Jean-Claude Lattès en 1998, même si Jean-Marc Jancovici nous assure et explique qu’un tel accident ne pourrait se produire dans une centrale française), il faut reconnaitre que son discours est accessible, plutôt réaliste et constructif. Ne jetons donc pas le bébé avec l’eau du bain. Et analysons précisément « l’eau du bain » : incitons les élèves à élargir leurs recherches pour trancher les points litigieux du discours de M. Jancovici (sa défense du nucléaire, sa remise en cause des énergies éolienne et photovoltaïque). Et l’on aura fait au moins trois coups d’une seule pierre : travailler la compétence de français écrire (un tract), entrainer la compétence transversale de recherche critique d’informations, et viser la finalité d’implication citoyenne du décret « Missions ».



Pierre-Yves Duchâteau



1. https://www.amnesty.be/infos/a...

2. Article RTBF

3. Aurélie Demesse, « Six étudiants sur dix ne reçoivent aucun cours sur le climat », La Libre Belgique, Bruxelles, 18 mai 2022.

4. Blain Christophe, Jancovici Jean-Marc, Le Monde sans fin, Dargaud 2021.

5. Découvrez l'exploitation didactique d'une autre oeuvre de Jancovici dans l'article suivant : https://dupala.be/article.php?...

6. https://bonpote.com/le-rapport... 

7. « Quelles stratégies pour lire le texte informatif ? », publié le 23 mai 2021 sur ce site.

8. « Jancovici… une imposture écologique ? » (reporterre.net)


Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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