Ces auteures belges qui écrivent sur les ados...

L'année 2018 a été riche en premiers romans d'auteures belges trentenaires. A y regarder de plus près, il ne s'agit pas de leurs seuls points communs. Est-ce une coïncidence, une simple mode ou un nouveau courant littéraire ?

1. Ariane (premier roman, publié en janvier 2018) de Myriam LEROY (née en 1982)


C'est l'histoire d'une amitié entre deux adolescentes, inévitablement fusionnelle, absolue, exclusive. La distance entre l'amour et la haine à cet âge étant encore plus ténue qu'à d'autres, leur relation en deviendra toxique, cruelle et destructrice. Dans ce double portrait d'adolescentes (la narratrice, frustrée et complexée, et Ariane, solaire et fascinante), on reconnaitra la veine initiée par l'Amie prodigieuse d'Elena FERRANTE, sans toutefois l'élan insufflé par le portait social napolitain. Ces deux jeunes filles sont en effet pleinement ancrées dans leur petite jeunesse wallo-brabançonne ‒ celle qu'a connue l'auteure et avec laquelle elle a manifestement des comptes à régler ‒ jusqu'à ce qu'une demi-dispute fasse basculer ce petit univers ronronnant.

Au-delà de ces méandres de l'adolescence passés au vitriol, la qualité de l'œuvre réside  indéniablement dans le style maitrisé de l'auteure, émaillé de formules cinglantes, de mots parfois crus, pour un résultat immanquablement claquant et souvent drôle.

Le mot de l'auteure (Le Soir en ligne, 6/01/18) : 

Les adolescentes sont-elles vraiment si cruelles ? 
Je pense que oui. Je crois qu’il y a alors une oscillation permanente entre une grande innocence et une grande cruauté. Je pense en tout cas que l’adolescence est l’âge de la cruauté. Certains y restent bloqués et deviennent des psychopathes. Tous les ados ont un côté psychopathe en eux.

2. Débâcle (premier roman, publié en mars 2018) de Lize SPIT2 (née en 1988)



C'est au printemps 2018 que les lecteurs francophones ont reçu la véritable gifle qu'est Débâcle1, un objet littéraire d'une brutalité magistrale. C'est Eva, sa narratrice spectrale, qui nous balade dans des allers-retours à travers deux temporalités : celle d'une journée de sa vie d'adulte et le récit d'un été de sa préadolescence, celui où tout a basculé. À travers le portrait d'Eva, c'est une Flandre rurale abandonnée et engourdie qui est dépeinte, avec son lot d'inégalités sociales, d'alcoolisme, de démissions parentales qui laissent trois adolescents (Eva et deux de ses amis d'enfance) livrés à eux-mêmes et à leurs jeux pervers.

Le style est implacable, sans répit, pour dépeindre une atmosphère alourdie puant le malaise et la cruauté. Cette écriture  hyperréaliste emmène irrémédiablement le lecteur vers une fin qui ne peut être que tragique, il le pressent, sans savoir jusqu'à quel point...

Le mot de l'auteure (interviewée dans Le Soir, 06/04/18) :

Les écrivains doivent-ils être engagés ?
Chaque être humain doit être engagé. Parfois dans des petites choses : aider les autres, cuisiner pour les pauvres, accueillir des réfugiés, ...


3. La vraie vie (premier roman, publié en septembre 2018) d'Adeline DIEUDONNÉ (née en 1982)


Véritable phénomène littéraire et succès de librairie quasiment immédiat à sa sortie, La vraie vie est un récit à la première personne de la vie d'une adolescente de 12 ans, avec un recul et une lucidité glaçante. Le portrait qu'elle dresse de sa mère suffira à nous en convaincre, les descriptions des autres personnages étant à l'avenant... :

Ma mère, elle avait peur de mon père. Et je crois que, si on exclut son obsession pour le jardinage et pour les chèvres miniatures, c'est à peu près tout ce que je peux dire à son sujet. C'était une femme maigre, avec de longs cheveux mous. Je ne sais pas si elle existait avant de le rencontrer. J'imagine que oui. Elle devait ressembler à une forme de vie primitive, unicellulaire, vaguement translucide. Une amibe. Un ectoplasme, un endoplasme, un noyau et une vacuole digestive. Et avec les années au contact de mon père, ce pas-grand-chose s'était à peu près rempli de crainte (pp. 11-12).

Dès cet instant, c'est au tour du lecteur de « se remplir de crainte ». Ce conte noir aux accents réels et cruels, avec l'Ogre, sa femme et leurs enfants, va se tendre irrémédiablement comme un arc jusqu'à la fin du récit. Et n'espérez pas le lâcher avant...

 

Mot de l'auteure (interviewée par France Culture, 24/11/18) :

C'est un livre inspiré par notre époque, les attentats d'abord, et, oui, la vague MeToo. 


4. De nombreux points de rencontre

Prenant la peine de s'y arrêter, on constate que nos trois coups de cœur présentent plus d'une similitude pour le moins remarquable. Tous publiés en 2018, ils sont l'œuvre de trois auteures belges nées dans les années 80 (après les Trente glorieuses), lesquelles appartiennent donc à une génération désenchantée ayant vu se succéder les crises.

Ce sont tous trois des premiers romans chocs, dépeignant l'adolescence au féminin. Leurs trois héroïnes sont en effet très proches : porteuses de personnalités complexes voire torturées, elles sont en décalage manifeste avec leur milieu et/ou leur entourage et peu épargnées par la vie. Malgré cela, ces « presque femmes » apparaissent fortes et déterminées, résolues à se battre pour se sortir de leur condition et des pièges que la vie leur tend.

Dans la mouvance du mouvement MeeToo, apparu en 2017, on peut sans doute y voir un message d'espoir et d'émancipation féminine.

Les thématiques affrontées sont très interpellantes, dures et parfois sordides. On citera pèle-mêle les violences conjugales, familiales, sexuelles, la précarité, l'exclusion sociale, l'alcoolisme, la cruauté des adolescents entre eux, l'abandon de ceux-ci à leur sort dans l'indifférence parfois totale du monde des adultes. Ces thèmes sont déclinés à travers un hyperréalisme dominant et assumé, servi par un style souvent cru et direct, parfois épuré. Le résultat est redoutablement efficace, au point de ne laisser qu'une possibilité au lecteur, celle d'assister, impuissant, aux difficultés vécues par les personnages. L'effet produit est immanquable : ces récits ne peuvent laisser indifférent, ils sont déstabilisants voire carrément dérangeants. Le lecteur sait pertinemment qu'il n'en sortira pas indemne, car ces jeunes femmes et leur destin vont continuer à le hanter longtemps. Une fois happé en début de lecture, il ne peut que poursuivre avec la sensation très nette que cela va mal finir...

5. A quel public ces romans sont-ils destinés ?

Le réflexe du professionnel de l'enseignement est bien sûr de se demander si ces romans sur les ados sont aussi pour les adolescents. Il convient en effet de s'interroger, davantage au cas par cas. En effet, si l'identification aux deux héroïnes de Ariane, voire à celle de La vraie vie semble possible, le sort réservé à Eva dans Débâcle n'est sans doute pas à faire lire avant 15-16 ans.

Quant aux enseignants, on ne saurait que leur recommander ces lectures car ils  reconnaitront malheureusement certains comportements ou situations sociales (en moins concentrés on l'espère) rencontrés dans leurs classes.

6. Des auteures qui font parler d'elles...

Adeline DIEUDONNÉ et Lize SPIT sont citées cette semaine par Le Vif/L'express parmi les 25 femmes belges de l'année. Toutes ont été sélectionnées pour de nombreux prix littéraires (Goncourt du Premier roman et Rossel pour Myriam LEROY, tandis qu'on ne compte plus les nominations pour DIEUDONNÉ et SPIT). Elles en ont d'ailleurs remporté certains (Prix Renaudot des Lycéens et Rossel pour Adeline DIEUDONNÉ entre autres). Enfin, leurs romans sont déjà (ou seront bientôt) traduits en plusieurs langues.

Pour conclure...

Ces trois œuvres sont-elles le fruit du hasard ou des effets collatéraux de MeeToo ? Signent-elles le réveil manifeste d'une émancipation féminine jusque-là en dormance chez les trentenaires ? On peut le penser. S'il est sans doute trop tôt pour conclure à l'émergence d'un nouveau courant littéraire, de telles lectures invitent clairement à s'étonner que notre société et ceux qui la composent donnent naissance à des œuvres aussi noires et teintant la jeunesse d'autant de tragique, de violence et de désespoir.


Amélie HANUS



1 Het smelt, magistralement traduit du néerlandais par Emmanuelle TARDIF.

2  Voir la suggestion du mois de mai dans l'article « Coups de coeur » à l'adresse suivante : https://dupala.be/article.php?...

Auteur

Amélie Hanus

Maitre-assistante en français, didactique du français et du FLES, professeure d'italien. Intérêt particulier pour la littérature, la lecture, la musique (classique et jazz), l'organisation d'événements culturels, l'Italie, l'italien.

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