Enseigner la langue-culture par la peinture

La peinture belge au service de la langue : propositions pour une didactique des langues-cultures au moyen de l'art pictural.

Enseigner une langue étrangère, ça consiste en quoi, au juste ? Le Cadre européen commun de référence pour les langues nous donne une idée assez juste de l’objectif de tout cours de langue : accomplir des tâches diverses (tâches de communication ou tâches qui requièrent des échanges en langue étrangère) dans des situations de vie multiples (plus ou moins ordinaires, selon le niveau de l’apprenant), en mobilisant des compétences essentiellement langagières et culturelles.

Compétences culturelles et langagières ne peuvent s’exercer séparément : pour comprendre un simple titre de presse comme « Mille profs, doyens et recteurs demandent de revoir le Pacte d'excellence » (7 sur 7, 20/03/2018), je dois bien sûr savoir ce qu’est un doyen ou un recteur, je dois également maitriser les connotations liées à ces termes (recteurs et doyens bénéficient d’une autorité symbolique considérable, autorité qui rejaillit sur leurs opinions), je dois également connaitre le contenu du Pacte d’excellence et savoir que sa genèse est longue et problématique (comme, serait-on tenté d’ajouter, la plupart des projets d’envergure en Belgique, souvent ajournés au gré des coalitions politiques établies notamment en faisant subir aux programmes électoraux des reculades inopinées).

Autre exemple : pour comprendre en profondeur une simple déclaration comme « Nous avons passé le weekend à la côte ou en Ardenne », je dois pouvoir me représenter le paysage ainsi évoqué, de même que les activités auxquelles s’adonnent les Belges qui séjournent sur notre littoral ou dans nos vallées du sud-est. Bref, pour réagir adéquatement à un tel énoncé et en saisir la pertinence, je dois être au courant des principaux non-dits qu’il induit.

Pour ce faire, en tant qu’apprenant, je devrais avoir la faculté de m’insinuer dans la tête du locuteur natif qui me fait face et examiner ainsi ses paysages mentaux. Plus raisonnablement, il suffirait d’ouvrir un guide touristique ou même un atlas. En effet, les vues que ces ouvrages proposent sont plus ou moins teintées de subjectivité :  dans un article très intéressant, Christian VANDERNOTTEN et Claire NEURAY1 s’interrogent sur l’objectivité des études et comptes rendus photographiques de paysages ; le simple choix des images est déjà révélateur en ce qu’il se conforme souvent à des représentations mentales préétablies. Et si l’on examine le cadrage de ces photos, on s’aperçoit que l’on privilégie souvent les vues archétypiques et permanentes résultant d’une construction culturelle, au détriment des particularités qui ont façonné ces paysages à travers les années et continuent de les modeler.

Accéder à ces représentations culturelles, c’est accéder à une compilation d’images familières stockées dans la mémoire visuelle du locuteur natif, images qu’il mobilise et réactive lorsqu’il rencontre en situation d’énonciation des mots comme colline, plaine, bord de mer, forêt, ville, banlieue, etc. Comprendre intimement le français parlé par un natif requiert donc une plongée dans l’imagerie mentale de ce dernier. Il ne suffit pas de maitriser la dénotation de ces termes, il faut également avoir en tête les connotations2 que leur prête la communauté de natifs dans laquelle l’allophone séjourne.

Si, comme je le propose dans cet article, on me permet de développer l’exemple de l’imagerie mentale  « paysagère », il me semble que la peinture constitue le support privilégié d’une telle plongée. Le paysage y est en effet passé au crible d’une subjectivité forte, celle du peintre qui a choisi d’y consacrer plusieurs heures de sa vie. Ainsi, si l’on retrouve dans de nombreux chefs-d’œuvre de la peinture belge des archétypes paysagers, on y trouve également l’empreinte souvent insistante de la vision (et du subconscient) du peintre. La technique picturale permet en effet, davantage que la photographie, de créer des formes, d’inventer des compositions originales et de mettre en évidence, par le jeu des formes et des couleurs, certains éléments de la composition pour rendre compte de la manière dont on voit le monde, de nos pensées, de nos états d’âme...

Pour toutes ces raisons, la peinture est un support idéal de la parole et de la pensée. Elle permet ainsi à l’apprenant de manipuler la langue à des degrés de complexité progressifs. Dans la suite de ce texte, vous découvrirez des œuvres accompagnées de commentaires qui pourraient orienter le questionnement à adresser aux élèves.

Quelques œuvres à voir, apprécier, décrire et interpréter

Cette magnifique œuvre d’Hippolyte BOULENGER (1837 – 1874), intitulée Paysage mosan, donne à voir ce par quoi notre mémoire illustre les concepts de colline et de fleuve : le fleuve est calme, ses berges semblent sauvages, les collines, peu élevées, sont tout de même d’une taille respectable ; les forêts qui les couvrent laissent affleurer ici et là des rochers. En choisissant de masquer le soleil, le peintre atténue les contrastes et diffuse une lumière douce dans ce paysage, ce qui peut évoquer une forme d’apaisement.

Il convient bien sûr de relativiser l’aspect sauvage de ce paysage. Les routes et l’habitat n’avaient à cette époque, malgré le fort développement industriel qui caractérise la Wallonie d’alors, pas encore achevé de dénaturer de tels lieux. Néanmoins, cette représentation quelque peu idéalisée de nos Ardennes subsiste encore dans nos esprits, comme le laissent penser les images de la Meuse recensées par Google (faites le test : tapez « Meuse »…).

Albert BAERTSOEN (Gand, 1866 – Gand, 1922) est surtout connu pour avoir peint l’atmosphère onirique d’anciennes petites cités flamandes. Ici, le peintre a posé son chevalet en surplomb d’une ville industrielle wallonne, Liège ou Charleroi, où la sidérurgie, au début du XXe siècle, était en plein essor. Le Wallon des grandes cités industrielles ne peut faire abstraction de ces cités ouvrières sur fond de cheminées et de hauts-fourneaux, images fortes qui revêtent pour lui une dimension identitaire. Le peintre donne ici à voir ce pan important de notre identité.

La Sambre, Marchiennes

Dans la même veine, Maximilien LUCE, avec notamment La Sambre, Marchiennes (1899), magnifie ces vues industrielles en amplifiant, par des petits traits spontanés, la moindre source de lumière. Cette technique particulière est sans doute symptomatique de l’attrait à tout le moins symbolique qu’exercent sur le peintre des paysages à priori peu attirants.

Ombres

Dans cette peinture de Paul DELVAUX (1897-1994), intitulée Ombres, il serait intéressant de demander à l’apprenant de faire le tri entre éléments de paysage partagés par les Belges et des aspects de l’œuvre plus personnels, relevant d’une passion particulière ou d’une obsession de l’auteur. La discussion pourrait être balisée par les questions suivantes : « Que vois-tu ? Que trouves-tu étrange ? Aimes-tu cette peinture ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cette peinture t’apprend sur son auteur, Paul DELVAUX ? Qu’est-ce que cette peinture t’apprend sur la Belgique ? »

Paysan priant au pied d’un grand arbre, un paysage boisé à l’arrière-plan

Si le surréalisme en peinture perturbe parfois les apprenants, au point qu’ils n’ont pas grand-chose à dire sur les œuvres qui se réclament de ce courant, on privilégiera alors des œuvres plus en phase avec la réalité telle que nous l’entendons communément : effectuons un petit retour à la nature avec cette œuvre non datée du 17e siècle, intitulée Paysan priant au pied d’un grand arbre, un paysage boisé à l’arrière-plan, de Jacques DARTHOIS. On précisera que la forêt de Soignes est l’un des sujets favoris du peintre et qu’à son époque, elle entourait encore Bruxelles sur trois côtés. On fera remarquer que la forêt de Soignes existe encore, majestueuse sans doute mais d’une étendue diminuée du fait d’une pression démographique globalement importante en Belgique bien qu’inégalement répartie sur le territoire. Les apprenants noteront certainement la disproportion entre l’arbre et le paysan par laquelle le peintre exprime sans doute une croyance de son temps marquée par la pensée religieuse et que les philosophes du 18e siècle corrigeront : la nature est éternelle ; l’homme est éphémère. Cette foi en l’homme et ses capacités se développant au 18e siècle est de nos jours remise en cause : est-ce que cette croyance en l’homme et le progrès dont il est la cause ne s’est pas en fin de compte développée au détriment de la nature ? N’est-il pas urgent d’aménager des espaces exclusivement dévolus à l’évolution spontanée de la nature ?

Quelques suggestions didactiques pour les 4 premiers niveaux du CECR

Désigner, décrire, apprécier, interpréter sont sans doute les actes de parole que la peinture suscite le mieux. Un apprenant de niveau A1 pourra désigner des êtres et choses représentés sur la toile, en utilisant idéalement les présentatifs c’est un, c’est une, ce sont des ou encore il y a un/une/des. On complexifiera progressivement la structure « actualisante » en suggérant à l’apprenant d’employer je vois un/une/des, je peux voir, on voit, on peut voir, on remarque, etc.

Au niveau A2, les énoncés pourront s’étoffer. Ainsi, on pourrait attendre des structures plus complexes comme : il y a une femme qui ne fait rien ; il y a des cheminées qui fument ; il y a un arbre, c’est une très grand arbre. Il sera également possible d’aborder un registre plus narratif et non plus uniquement descriptif : pourquoi ne pas faire imaginer à l’apprenant ce qu’ont fait ou ce que font les personnages figurant sur les toiles ? On pourrait également demander à l’apprenant de se projeter dans un paysage peint et d’imaginer ce qu’il y ferait (sans pour autant, comme le suggère cette idée, l’amener à employer le conditionnel ; veillons d’abord à ce qu’il maitrise correctement, à ce niveau, le passé composé et la morphologie complexe du présent).

Les locuteurs de niveau B1 et B2 devront être invités à décrire plus précisément les œuvres et à exprimer leurs ressenti et opinions à leur propos, avec une gradation dans la finesse de l’expression ainsi que dans la profondeur et la variété de l’argumentation. Un élève B2 devrait être, au terme de son apprentissage, en mesure d’émettre des hypothèses quant au sens symbolique du tableau observé. Le vocabulaire de ces locuteurs est néanmoins encore limité à des termes courants, de même que les phrases, du point de vue de leur construction, sont certes complexes mais encore quelque peu figées ou stéréotypées. C’est aux niveaux ultérieurs (C1 et C2) que les compétences lexicales et syntaxiques s’affinent de manière significative.

Essayez ! (Vous verrez…)

De nos jours, amener la peinture en classe est nettement facilité par l’informatique et particulièrement par les projecteurs d’écran. Il serait idéal de projeter, au début de chaque cours, une œuvre (une seule), et de demander aux élèves de réagir spontanément dans un premier temps. Puis ensuite, on guidera l’observation et la production verbale par des questions plus ciblées. J’ai eu l’occasion de tester cette pratique à quelques reprises. Elle s’est toujours avérée motivante et, dans le meilleur des cas, m’a donné l’impression de ne plus être dans un cours de langue, tant les échanges, malgré le faible niveau des apprenants, paraissaient spontanés et sincères.


Pierre-Yves DUCHÂTEAU

 


1 « Paysages de la Belgique et représentation idéologique »in journals.openedition.org/echogeo/12323, consulté le 20-05-2018.

2 « La dénotation indique le ou les sens objectifs d’un mot. Ce sont les sens inscrits au dictionnaire ; la connotation est un sens donné au mot, qui implique une valeur culturelle ou morale pour des personnes qui ont une expérience ou des références communes sur les plans historique, géographique, social, politique, artistique. Les connotations n’apparaissent généralement pas dans les dictionnaires… » (https://www.ccdmd.qc.ca/media/lect_3_3-09Lecture.pdf, consulté le 20-05-2018.)

Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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