La virgule dans un poème
Cet article suggère d'adapter à un texte poétique une activité découverte dans un manuel de grammaire.
Dans Mieux enseigner la grammaire, recueil de pistes didactiques pour enseigner la grammaire élaboré sous la direction de Suzanne Chartrand1, un chapitre important est consacré à la virgule. Véronique Paolacci, Daniel Bain et Marie-Pierre Dufour, les auteurs de ce chapitre, constatent en effet qu’au début du secondaire, la virgule constitue pour les élèves la ponctuation « universelle » : elle évince dans leurs écrits le double point, à fortiori le point-virgule, et a pour unique rôle de « segmenter » l'énoncé lorsque ce dernier menace d’être trop long.
Après avoir passé en revue les rôles syntaxiques, sémantiques et stylistiques de la virgule, les auteurs cités ci-dessus formulent des principes méthodologiques ainsi que des exemples d’activités pour l’enseignement de ce signe de ponctuation.
En adaptant l’une de ces activités à un poème de Charles Van Leerberghe, nous proposons de vous donner un aperçu de la richesse de cet ouvrage, lequel nous parait tout indiqué pour un enseignement concret d’une grammaire mise réellement au service de la communication.
Principes et démarches recommandés
- Les signes de ponctuation, précise-t-on dans le manuel, forment un système et gagnent à être présentés comme tel, c’est-à-dire comme un ensemble d’emplois distincts assignés à plusieurs signes. Une présentation morcelée de ces usages ne permettra pas aux élèves de choisir avec assurance le signe qui convient à tel ou tel emploi.
- Pour envisager dans leur diversité les valeurs syntaxiques et sémantiques des signes de ponctuation, il est préférable de les étudier au sein de textes plutôt que dans des phrases isolées.
- Les genres ont leur ponctuation propre, si bien que l’étude de cette dernière ne devrait pas faire abstraction de considérations d’ordre générique : on ne ponctue pas une recette de cuisine comme on ponctue un poème ou encore un texte de théâtre.
- Enfin, l’enseignement de la ponctuation se fera pas à pas, de manière spiralaire, en gardant à l’esprit la nécessité de créer progressivement dans la mémoire de l’élève une représentation systémique de la ponctuation. D’ailleurs, l’activité qui suit, limitée à un seul texte, ne donne pas un aperçu complet de l’emploi de la virgule : elle doit être complétée par l’examen de la ponctuation dans d’autres textes relevant de genres divers.
Un texte poétique
Nous envisageons d’étudier le fonctionnement de la virgule à travers un extrait d'un poème de Charles van Leerberghe, poète symboliste belge connu pour son œuvre maitresse, La Chanson d’Eve, parue en 1904, réécriture onirique du récit de la Genèse. D’autres pièces du poète ont le mérite d’être simples, délicates et très évocatrices, comme le texte suivant, tel qu’il est présenté dans le recueil Ça rime et ça rame2.
Quand vient le soir,
Des cygnes noirs,
Ou des fées sombres,
Sortent des fleurs, des choses, de nous :
Ce sont nos ombres.
Elles avancent ; le jour recule.
Elles vont dans le crépuscule,
D'un mouvement glissant et lent.
Elles s'assemblent, elles s'appellent,
Se cherchent sans bruit,
Et toutes ensemble,
De leurs petites ailes,
Font la grande nuit.
Une activité en 4 étapes vécue avec des étudiants (et non des élèves)
ÉTAPES 1 ET 2 :
Il a d’abord été demandé aux étudiants, afin de faire sentir la rythmique insufflée par la virgule, de lire le poème à deux reprises à voix haute, après une brève découverte individuelle et silencieuse du texte, puis d’en évoquer le sens global. Ensuite, par deux, les étudiants avaient à formuler d’éventuels liens entre le sens du poème et sa ponctuation.
Quelques réponses possibles :
Les deux-points introduisent une explication, tandis que le point-virgule renforce l’idée de simultanéité entre les deux actions en présence. Je suis intervenu pour énoncer l’un des emplois généraux du point-virgule, c’est-à-dire qu’il unit des phrases grammaticalement complètes mais associées étroitement par leur sens. (Par ailleurs, le point-virgule sépare au sein d’une énumération des éléments coordonnés d’une certaine longueur.)
Quant à la virgule, elle sépare des groupe dont la longueur, variable, épouse le mouvement des ombres qui d’abord séparées et agitées (groupes relativement brefs : Sortent des fleurs, des choses, de nous ; Elles s'assemblent, elles s'appellent, Se cherchent sans bruit), se fondent en douceur pour former la grande nuit (groupes plus longs : D'un mouvement glissant et lent ; Et toutes ensemble, De leurs petites ailes, Font la grande nuit.). A postériori, j’ajouterais que les nasales suivies d’une occlusive que l’on retrouve dans ensemble et grande induisent presque naturellement, du fait de leur durée, un ralentissement du rythme.
ÉTAPE 3 :
Par deux, les étudiants tâchent de caractériser le rôle de la virgule au point de vue syntaxique. Autrement dit, pour chaque virgule repérée dans le texte, ils tentent de décrire les groupes de mots qu’elle sépare. Cela donne le tableau suivant (tableau construit à la suite dune réflexion commune) :
Comprenons bien que dans les deux premiers cas, l’emploi de la virgule est ordinaire, voire nécessaire. Dans les deux suivants, la virgule acquiert une valeur expressive et n’est pas obligatoire.
Par ailleurs, le tableau est incomplet en l’état : n’y figurent pas d’autres fonctions essentielles de la virgule comme celles d’isoler une épithète détachée ou un verbe de parole inséré dans un discours direct. Il appartient à l’enseignant de le compléter, dans une perspective spiralaire, par l’observation d’autres textes.
Enfin, il conviendrait certainement d’expliciter les cas où la virgule ne se met pas ! Souvent, dans nos copies d’étudiants, nous constatons des virgules entre le verbe d’une part et son sujet ou son complément essentiel d’autre part, ce qui s’avère rédhibitoire. Je suggère dès lors, en guise d’alternative à l’activité qui précède, de demander aux élèves d’étudier dans le texte de van Leerberghe l’emploi de la virgule en général, en mentionnant également les lieux de la phrase où elle ne peut pas se trouver. L’on aurait alors un tableau qui reprendrait les informations suivantes3 :
ÉTAPE 4 :
Les étudiants ont été invités à rédiger un court texte poétique sur leur ville/village en soignant et variant le rythme à l'aide de la ponctuation. En 10 minutes, quelques petits textes ont surgi, dont les suivants :
Dans Vottem, sur la colline,
Le vent caresse les champs en file.
Les pavés racontent des histoires,
D’un temps où règne la mémoire.
Le clocher veille, tout immobile,
Sous un ciel changeant, presque fragile.
(Jaya)
C’est dans le ruminement des vaches,
Dans les pâturages de ces animaux à taches,
Que j’ai grandi,
Où j'ai pour la première fois ri,
Dansant, chantant, jouant,
Mangeant, hurlant et pleurant.
Ce champ m’a vu tomber,
rouler, me casser le nez.
Je ne le troquerai pour aucune plage,
Aucune montagne, aucun paysage,
Ceci est mon héritage.
(Valentine)
Au cœur du carnaval,
Au cœur des cramignons,
Venez en cavale,
Faire la fête et tourner en rond.
Grâce à la fanfare, la foule devient un phare,
Illuminant la nuit, au son de la guitare.
(Margaux)
Mettre constamment en lien pratique grammaticale et écriture, afin de donner à la première tout son sens, tel est l'objectif principal de cette ultime étape ; tel est par ailleurs l'esprit dans lequel ont été conçues les activités du manuel orchestré par Suzanne-G. Chartrand, dont nous vous exposons dans ce numéro une autre activité riche en apprentissages.
Pierre-Yves Duchâteau
1. PAOLACCI Véronique, BAIN Daniel et DUFOUR Marie-Pierre, « L’enseignement de la ponctuation : le cas de la virgule », in CHARTRAND Suzanne-G (dir.) (2016). Mieux enseigner la grammaire : pistes didactiques et activités pour la classe, Montréal, Editions du Renouveau pédagogique inc.
2. WOUTERS Liliane (2006). Ça rime et ça rame : anthologie poétique, Bruxelles, Editions Espace Nord.
3. Tableau inspiré de GREVISSE Maurice et GOOSSE André (2011). Le Bon Usage : grammaire française, Bruxelles, Editions De Boeck Université.