Lire un classique en BD : tremplin pour la lecture ou sacrifice pour l'imagination ?
Les adaptations d'œuvres classiques sous différents supports imagés sont nombreuses : bandes dessinées, albums, films ou séries. Faut-il déplorer une forme de dénaturation de l'œuvre originale ou bien se réjouir de ces nouvelles portes d'entrée proposées aux (jeunes) lecteurs, leur permettant d'accéder plus facilement à ces œuvres de grande envergure ? Voici quelques éléments de réponse à travers notamment une transposition.
Le nouveau référentiel des apprentissages pour le français1, dont l'application en première secondaire est prévue pour la rentrée 2026-2027, recommande aux enseignants de « consulter des répertoires de littérature patrimoniale et de littérature de jeunesse proposant une sélection d'albums (narratifs et documentaires) propices à l'ouverture au monde des arts et de la culture tout en tenant compte de différents niveaux de lecture » (FRALA, p. 39). Pour répondre à cette injonction, cet article propose une activité mettant en lien un même texte relevant de la littérature patrimoniale, Le Horla de Guy de Maupassant, dans sa version originale2 et dans son adaptation en bande dessinée réalisée par Guillaume Sorel.3
Le Horla de Maupassant
Cette nouvelle, qui se présente comme un extrait de journal intime, voit son narrateur sombrer peu à peu dans une sorte de paranoïa mêlée de folie, éclairée par des moments de lucidité toujours plus rares, tant il se convainc qu'un être invisible, mais dont il perçoit physiquement la présence, hante sa vie, l'accompagne constamment et colonise lentement son esprit. Les ressentis du narrateur-personnage se muent progressivement en symptômes pathologiques : troubles du sommeil, fièvre, cauchemars, hallucinations qui vont laisser place à une angoisse lancinante. Malgré de nombreuses tentatives pour y échapper (divers traitements, des voyages, des explications pseudo-rationnelles), rien n'y fait : la raison du narrateur semble de plus en plus affectée, tandis que la présence de cette créature maléfique ne fait plus aucun doute. Cette situation insoutenable pousse alors le personnage à mettre le feu à sa maison, pour éliminer le Horla qu'il pense être parvenu à emprisonner à l'intérieur. Mais la nouvelle se termine par un aveu d'échec : il ne pourra jamais se débarrasser de cette créature, qui n'est autre qu'un double de lui-même, et qu'il porte en lui. Une solution lui apparait alors pour s'en libérer : « Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi !... » (p. 32).
Cette nouvelle est une très belle illustration du genre fantastique, dans lequel Maupassant excellait. Un parallèle inévitable est d'ailleurs souvent établi avec les épreuves traversées par l'auteur à la fin de sa courte vie (il est mort à quarante-trois ans des suites de la syphilis, et était souvent secoué par des crises de folie semblables à celles de son personnage).
Le Horla en bande dessinée
L'adaptation en bande dessinée4 de la nouvelle qui nous occupe est due à Guillaume Sorel, un auteur-illustrateur familier du fantastique et surtout de l'univers gothique.5 Il signe ici sa première adaptation d'une œuvre littéraire préexistante. D'emblée, ce sont les couleurs vives et lumineuses, contrastant avec les moments de « manifestation » de la créature, qui frappent le lecteur. Ces couleurs éclatantes d'un été caniculaire inondent littéralement l'album.
Les dessins très réalistes et soignés reconstruisent admirablement l'atmosphère de cette province française de la fin du XIXe siècle. On trouve même nombre de références visuelles explicites aux impressionnistes lors du voyage à Paris du personnage (des « cafés » à la Toulouse-Lautrec, des danseuses à la Degas...).
De son propre aveu, l'auteur a également pris beaucoup de plaisir à dessiner les décors normands, car il s'agit des lieux où il a grandi. La technique utilisée (dessin, puis encrage, puis ajout de l'eau - aquarelle - pour estomper le tout et créer des effets) laisse beaucoup de place à ce décor, tandis que le cadrage, souvent large autour du personnage, matérialise littéralement sa solitude profonde.
Voilà pour le côté pile, celui de la tranquillité et de la normalité. Côté face, comme dans tout récit fantastique, il y a la partie sombre, celle des manifestations surnaturelles, qui sont censées effrayer. Elles sont surtout d'une beauté à couper le souffle, grâce à leur caractère torturé, cauchemardesque insufflant au récit une authentique dimension baroque.
Même si de nombreuses planches sont muettes, se suffisant à elles-mêmes pour installer l'atmosphère étouffante et matérialiser la solitude du personnage, Sorel a tout de même été amené à insérer des dialogues au fil des planches. Bien qu'absents du texte de base qui, rappelons-le, se présente comme un journal intime, ils sont ici indispensables à la progression du récit. Autre «ajout» important : un chat, compagnon auquel le narrateur s'adresse et qui, en quelque sorte, justifie ses monologues à voix haute. La présence quasi constante de l'animal symbolise la raison vacillante du personnage. Lorsque le félin finit par s'enfuir de la maison, on sent irrémédiablement que les dernières bribes de rationalité de son maitre se sont définitivement échappées.
La dernière planche de la bande dessinée de Guillaume Sorel respecte la fin ouverte proposée par Maupassant dans l'œuvre originale : au lendemain du terrible incendie qu'il a lui-même déclenché, le narrateur observe en contrebas les murs désormais calcinés de sa maison. Cependant, le lecteur s'aperçoit bientôt que ce n'est pas le personnage qui parle, car il n'y a plus personne. Ne reste que le chat, seul survivant de cette tragédie, qui voit virevolter un papillon rouge autour de lui...
Le Horla a-t-il pris le dessus ? Le narrateur est-il en réalité resté dans la maison pour se suicider ? Le Horla s'apprête-t-il à posséder le chat, comme pourrait le suggérer la dernière image ? Rien ne permet de le dire, l'interprétation restant volontairement ouverte.
Représentation du Horla
La transposition (puisqu'il s'agit bien de cela) de cette nouvelle en cette bande dessinée, aussi magnifique soit-elle, implique un questionnement de taille : comment représenter le Horla, cette créature dont on ne sait si elle existe réellement ou si elle n'est que le fruit de l'imagination (même déviante et confinant à la folie) du personnage central ? Dans l'œuvre originale, le lecteur ne dispose pas d'informations sur l'aspect de cette créature (qualifiée par le narrateur d'être invisible). Il n'en déduit la présence que grâce aux manifestations étranges dont il est témoin (ainsi une rose dont la tige est cassée et qui reste en suspension dans l'air, ou une carafe pleine près de son lit au coucher retrouvée vide à son réveil). Le lecteur est donc totalement libre de créer ses propres images, de se représenter son «Horla personnel».
L'auteur de la bande dessinée n'a néanmoins pas pu faire l'économie de la représentation de la créature (même s'il déclare en interview qu'il avait d'abord imaginé la cacher par la pénombre) et a, pour ce faire, laissé libre cours à sa propre imagination. C'est justement cette première apparition qui va servir de base à notre activité.
Activité de transposition
Cette activité est prévue en préambule à la lecture de l'œuvre originale, que les élèves ne connaissent donc pas encore. Ils auront comme tâche d'écrire le texte correspondant aux deux planches suivantes :
Déroulement
1) Lecture de la première page de la nouvelle, pour mettre au jour les caractéristiques suivantes :
> genre : journal intime (présence d'une date, récit en "je" et au présent) ;
> narration : focalisation interne sur le narrateur-personnage ;
> style de Maupassant : très bref, descriptions courtes mais immédiates et éclairantes (souvent simplement quelques adjectifs).
[Distribution des deux planches de la BD, pp. 13-14]
2) Consigne de l'activité : par groupes de deux ou trois, à partir de la planche de BD que vous avez sous les yeux, rédigez le texte qui lui correspond dans la nouvelle, en tenant compte des caractéristiques mises en évidence précédemment.
3) Socialisation des productions avec consigne d'écoute : d'après vous, le style et les caractéristiques de l'œuvre originale sont-ils respectés ? Le texte est-il en adéquation avec les images ?
4) Lecture du passage correspondant dans l'œuvre originale et comparaison avec les productions.
Analyse des productions
J'ai eu l'occasion de tester cette activité avec les étudiantes de deuxième année du régendat français à HELMo Ste-Croix qui se se sont rapidement mises au travail, enthousiasmées par la proposition. Elles ont d'abord beaucoup examiné les deux planches, en émettant des hypothèses sur la manière d'en interpréter les dessins. C'est en particulier la vignette finale de la planche 11 (où le Horla est accroupi sur le personnage) qui a retenu leur attention. Deux interprétations s'opposaient : pour certaines, la créature était sortie du corps du pauvre narrateur, tandis que pour d'autres il s'agissait plutôt d'un liquide (de la bave ?) projeté par la créature vers le visage de l'infortuné. Quoi qu'il en soit, les débats étaient âpres, car le dessin ne permet pas vraiment de trancher. Les étudiantes se sont ensuite reportées au texte lu (incipit de la nouvelle) et se sont remémorées les caractéristiques relevées à son sujet pour se lancer dans la rédaction.
Certaines d'entre elles, que je remercie, ont accepté que je publie leur production.
Production 1
25 juillet
La nuit est paisible, calme, tranquille. D'un coup, une douleur lancinante me frappe dans la poitrine. Je me tords, je me tourne, je me balance. Mon souffle se coupe, laissant échapper une effroyable créature sortie tout droit des entrailles de l'Enfer. Elle se tient là , sur moi, oppressant ma cage thoracique. Je suis comme paralysé, bloqué, effrayé. Nos deux regards se croisent et je suis pris d'une rage folle. Une seule envie parcourt tout mon être à ce moment-là : attraper cette chose ! Mais le démon disparait dans l'ombre de la nuit. Je pousse un cri effroyable de désespoir. J'étais si proche du but...
Je crois d'abord à un rêve, cela ne peut pas être réel. Une hallucination ? Un cauchemar ? Une paralysie du sommeil ? Je décide de me lever, marchant à tâtons dans l'obscurité de ma chambre à coucher, péniblement éclairée par la flamme d'une bougie. La chambre est déserte. Pourtant... je sens encore son poids sur ma poitrine.
Juliette Lempereur, Jaya Panza, Marie Doubremont
--> Commentaires : les consignes sont respectées, ainsi que le style (un peu caricaturé) et le genre. Les étudiantes penchent pour l'interprétation de la créature « qui sort » de l'individu.
Production 2
La nuit est chaude, pesante et s'apprête à gronder. C'est la première fois depuis quatre jours que j'arrive à m'endormir malgré les bruits et l'angoisse. Tout à coup, je n'arrive plus à respirer car un poids tombe sur ma cage thoracique. J'ouvre les yeux et je sens quelque chose de froid tomber dans ma bouche entrouverte. Je ne sais pas si cette chose qui coule en moi est liquide ou gazeuse. Au bout d'une demi-seconde seulement, je vois d'où vient cette matière étrange : deux yeux luisant dans la nuit traversent mon âme et me regardent sans relâche. De peur et de rage, mon bras s'élance dans sa direction pour l'arrêter, je crie !
Tout à coup, je me retrouve seul dans la chambre bouillante. À part moi, il n'y a pas, plus une âme. Je cherche, à l'aide de cette chandelle fatiguée que je viens d'allumer, après cette chose que j'ai sentie, vue et même goutée. Je pense avoir rêvé, ça ne peut pas être réel. Mais ce poids sur ma poitrine était pourtant là , je ne savais plus respirer, c'est un fait. Si je ne trouve pas de réponse, je ne saurai pas me rendormir… de toute manière, avec une telle chaleur, c'est impossible.
Lena Pavlyuk et Léa Dieusaert
---> Commentaires : sans date, le genre du journal intime n'apparait pas aussi clairement. Leur interprétation penche pour une substance (liquide ou gazeuse) qui est projetée par la créature vers le personnage. Il faut saluer la sollicitation des différents sens — l'ouïe (bruits), le gout (liquide, gazeux), le toucher (chaleur, puis froid, le poids sur la poitrine) — qui contribuent à plonger le lecteur dans cette atmosphère lourde et répugnante qui entoure le personnage durant cette nuit étouffante.
Version « originale » de Maupassant6
25 mai [...]
Je dors - longtemps - deux ou trois heures - puis un rêve - non - un cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors... je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute sa force pour m'étrangler.
Moi, je me débats, lié par cette puissance atroce, qui nous paralyse dans les songes ; je veux crier, - je ne peux pas ; - je veux remuer, - je ne peux pas, - j'essaie, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe, - je ne peux pas !
Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une bougie. Je suis seul.
--> Commentaires : globalement, les étudiantes ont trouvé que leurs productions étaient assez convaincantes par rapport à celle de l'auteur, voire même, pour certaines, qu'elles parvenaient davantage à susciter l'émotion (et à transférer au lecteur, par identification, l'angoisse nocturne ressentie par le personnage). Certaines se sont étonnées de l'absence totale de description de la créature chez Maupassant, de même que le fameux liquide visqueux qui semble sortir de sa bouche. Nous avons alors pu relever les libertés que s'était octroyées l'auteur de la BD dans le cadre de son adaptation et ainsi pris la mesure de l'ampleur de sa démarche artistique. En effet, si un texte écrit ne contient nécessairement pas d'images, cette absence est généralement compensée par des descriptions livrées par l'auteur à son lecteur, afin qu'il puisse se représenter l'histoire. Dans le cas du Horla, Maupassant y a renoncé à dessein : il veut laisser à son lecteur tout le loisir de se créer son propre Horla, à l'image de ce qui l'effraie personnellement. Guillaume Sorel, l'auteur de la BD est lui contraint, par le genre qu'il pratique, à la représentation (même s'il aurait par exemple pu choisir de masquer la créature dans la pénombre). Par essence, toute représentation est personnelle (surtout sans indication fournie par le texte de base) et celle de l'auteur est en quelque sorte imposée au lecteur comme étant l'unique possible.
Conclusion
Cette activité pourrait être menée pertinemment au deuxième degré, pour aborder le genre fantastique. Elle permettrait aux élèves de mesurer le geste artistique posé par l'adaptateur (ici l'auteur-illustrateur) à travers les choix qu'il doit nécessairement opérer pour combler les blancs du texte original, c'est-à -dire ce qui reste suggéré par le texte, tout en laissant opérer l'imagination du lecteur : quelle(s) technique(s) utiliser ? Quel découpage adopter ? Que représenter ou non ? Ce sont les questions qui vont guider son travail de création.
En outre, cette activité a l'avantage de placer les élèves dans la position de l'écrivain, car ils sont amenés à confronter leur propre production avec la sienne. Cette comparaison les invite à une analyse plus approfondie des choix stylistiques opérés, puisqu'ils s'y sont eux-mêmes essayés. C'est ce qui a permis à mes étudiantes de percevoir quels étaient les moyens lexicaux et syntaxiques à utiliser pour faire ressentir l'angoisse du personnage.
Quant à l'utilisation d'un tel support pour augmenter l'appétence de lecture, elle me semble tout à fait justifiée avec des adolescents. La mise en images peut avoir un effet d'accroche indéniable et rassurer (voire attirer) les faibles lecteurs. En outre, un tel support peut être très utile pour les lecteurs en difficulté qui souffrent d'un déficit de représentation.7 Une fois cette difficulté palliée par la présence des illustrations, ils sont donc sur un pied d'égalité avec les autres lecteurs et peuvent apprécier l'œuvre de la même façon.
Enfin, dans le cas qui nous occupe, l'objet-livre en lui-même est d'un tel intérêt esthétique, grâce à la maitrise technique de l'illustrateur, la beauté des couleurs et la qualité des images, qu'il serait donc dommage de bouder son plaisir !
Amélie Hanus
1. Familièrement appelé "FRALA" (pour français-langues anciennes) : Référentiel de français et langues anciennes. Fédération Wallonie-Bruxelles, 2022.
2. Maupassant G. (de) (1994). Le Horla, Librio.
3. Sorel G. (2014). Le Horla, d'après Guy de Maupassant, Rue de Sèvres.
4. Dans son interview, Guillaume Sorel revient sur les choix qu'il a dû opérer pour représenter la peur, l'angoisse croissante ressentie par le personnage, sa solitude profonde, à travers le dessin : https://www.youtube.com
5. Cfr. https://guillaumesorel.com
6. Maupassant G. (de) (1994). Le Horla, Librio, pp. 11-12.
7. Pour rappel, il s'agit de lecteurs qui peinent à « se représenter le monde du texte », qui ne voient aucune image quand ils lisent. « Ce problème de représentation mentale peut survenir à un niveau local (éprouver de la peine à traduire telle situation, évoquée dans tel passage du texte en une image mentale cohérente) ou global (peiner à construire une représentation mentale unifiée, mais souple et évolutive, de l'ensemble du texte et de son contenu). Les problèmes de représentation mentale ont ainsi une répercussion sur la mémorisation des informations pertinentes et sur l'interprétation du texte ». De Croix S. et Ledur D. (2016). Nouvelles lectures en JEux. Comprendre les difficultés de lecture et accompagner les lecteurs adolescents. FORCAR. p. 33.