Album (36) : « Dix ans » de Caroline Lamarche et Paul Mahoux
Un album qui allie un texte magnifique et urgent à une illustration entrelacée en noir et blanc, dans une conjugaison parfaite entre l'humain et la nature. Dix ans, c'est ce qu'il nous reste.
Informations bibliographiques
Autrice : Caroline Lamarche
Illustrateur : Paul Mahoux
Éditeur : Cambourakis
Format : à la française, 60 pages
Année d'édition : 2023
En quelques mots
« L'intime et l'universel se rejoignent. » C'est ma mère qui le dit. Elle ajoute que cela la fait se sentir moins seule avec son problème. Comme si tous ces jeunes qui marchent pour la planète marchaient aussi pour moi. En attendant c'est la même urgence. Dix ans pour la planète. Dix ans pour moi.
Quatrième de couverture
La jeune narratrice de cet album est atteinte d'une maladie grave, jamais nommée (elle attaque les poumons et le système digestif, faisant penser à la mucoviscidose), qui implique des soins quotidiens et une hygiène de vie irréprochable pour espérer (sur)vivre jusqu'à l'âge de 10 ans. Heureusement, ses parents ont décidé de se battre, sont bien entourés et soutenus par une association (« on n'est pas trop mal lotis, dans notre pays »). Grâce à cela, à toute cette force qu'ils lui insufflent et celle qu'elle puise en elle-même, elle vit, déjouant tous les pronostics, jusqu'à atteindre l'adolescence. C'est alors que sa lutte converge vers celle visant à sauver la planète. Lors des manifestations auxquelles elle participe pour le climat, tout s'éclaire : leurs destins sont liés. 10 ans, c'est ce qui lui reste (comme à nous tous), pour sauver ce qui peut l'être.
Texte
Court, écrit en noir, il est incrusté dans les parties les plus sombres des images dans des phylactères blancs.
Le style est clair, direct et sans concession, les mots, justes et vrais. Ils semblent nous dire qu'il n'y a plus lieu de tergiverser : dire les choses comme elles sont est le seul moyen d'affronter la réalité.
La narration en « je » place le lecteur dans la peau du personnage principal et aux premières loges pour ressentir les entraves imposées par sa maladie. Pour décrire son état, la voix narrante utilise certaines images qui font apparaitre en peu de mots la fragilité de sa santé et de son équilibre :
À la page suivante, on peut lire : « Et on scrute avec anxiété les petits grains qui disparaissent. »
Cette dimension inexorable est pourtant distillée sans pathos et sans exagération. L'espoir est aussi bien présent, placé dans les progrès de la recherche médicale qui, « dans 10 ans, aura trouvé » comment guérir les malades. La narratrice, elle, se fait cependant peu d'illusions : « Quand on a, comme moi, l'âge auquel on est censé mourir, on se demande si ce remède miracle sera là à temps. »
Malgré cette condamnation programmée, au fil des chapitres (au nombre de 4), c'est une vie plutôt normale qui s'installe, avec son lot d'occupations, de rencontres, de transgressions et de prises de risques qui peuvent cependant avoir des conséquences plus graves que pour une adolescente en bonne santé.
La vie continue jusqu'à cette participation à un chantier dans un château médiéval où elle assiste au suicide d'un jeune homme inconnu, qui se jette du donjon sans la moindre explication (chapitre 3). Cette confrontation avec une mort volontaire (« ce jeune homme-là avait coursé sa mort »), pour quelqu'un qui lutte depuis toujours pour retarder la sienne, amène d'inévitables questions : « S'il avait senti des mains sur lui tous les jours pour le soigner, s'il avait dû, jour après jour, respirer très lentement pour nettoyer ses poumons, s'il avait eu autour de lui sa sœur, son père, sa mère et un médecin nommé Patrick, aurait-il coursé sa mort ? »
La fin du récit évoque plusieurs formes d'engagements et soulève des questions en phase avec l'actualité : pourquoi, lorsqu'on évoque les génies morts jeunes, ne liste-t-on que des hommes (Mozart, Schumann, Chopine, Rimbaud, Apollinaire ...) ?
Dans le cadre des manifestations pour le climat auxquelles elle participe (et où elle rencontre une amie inspirante qui deviendra sa copine), la jeune femme associe son sort à celui de la planète : même urgence, même combat, même engagement.
Images
Si le combat de la jeune malade est raconté à travers le texte, les images représentent, en parallèle, celui qu'il faut mener pour la survivance de la nature. C'est bien sûr la conjugaison de ces deux urgences qui donne toute sa force à l'album.
Les illustrations sont en noir et blanc et représentent presque exclusivement (on aperçoit quelques êtres humains) une végétation abondante, immergeant le lecteur dans une forêt touffue. Cette absence de couleur matérialise son avenir sombre, contrastant avec la nature verte, luxuriante et pleine de vie que l'on connait à certaines époques de l'année.
Mais le noir et blanc, c'est surtout l'art du contraste et des dégradés de niveaux de gris, qui focalise toute l'attention sur les traits. C'est en effet ce qui caractérise pleinement le dessin foisonnant de Paul Mahoux : les traits, qui représentent le caractère noueux et entrelacé de la végétation et des arbres, omniprésents sur chaque page.
Sur certaines planches, qui font parfois penser à un test de Rorschach, c'est la lumière qui doit se créer un passage à travers la nuit, semblant lutter contre les ténèbres.
Le deuxième élément essentiel du coup de crayon de P. Mahoux réside dans l'agglomération incessante de petits éléments qui s'accumulent en abondance (accentuée par la précision des traits noirs) : les feuilles, la terre, les brindilles, les cailloux, les goutes d'eau... Tout envahit, sature l'espace dessiné.
Le rapport texte/image
Ils sont résolument complémentaires car si, comme on l'a dit, le texte raconte l'histoire de la narratrice et les images plutôt celle de la nature en péril, tous deux se répondent constamment.
Quoi de mieux qu'un arbre pour symboliser un être en devenir, qui doit grandir et croitre, malgré ses nombreuses rugosités et ses plaies, comme celles que la narratrice cherche à cacher avec du maquillage. Les arbres sont ses compagnons de route, ils jalonnent ses sentiers de course à pied.
La saturation, due à l'abondance des éléments (feuilles, terre, brindilles, cailloux, goutes d'eau), n'est jamais loin, à l'image des particules fines (saturant l'air des villes) qui encombrent inexorablement les poumons de la jeune femme.
La lutte pour respirer est parfois représentée par un tumulte dans l'image, quasiment une tornade (vent violent, ciel tumultueux, nuages écartelés, les herbes et la nature sont penchées, presque emportées par le noir qui progresse), puis c'est finalement le blanc qui prend le dessus sur la noirceur, comme après la tempête.
Le destin de la jeune est entremêlé à celui de la nature et des arbres. Il est représenté magnifiquement par cette double illustration, qui fait également écho aux forêts, souvent considérées comme les poumons de la planète :
Prolongements didactiques
La lecture et l'analyse de l'album avec des adolescents mérite en soi qu'on y consacre un temps d'échange suffisamment long, de manière à en dégager toutes les qualités et à en faire percevoir les richesses. L'analyse devrait aboutir ensuite à de belles discussions de portée philosophique sur la fragilité de la vie, l'éphémère, la chance qu'on a d'être en bonne santé, le « carpe diem » en somme. L'enseignant fera réfléchir ses élèves à ce que leur inspire la phrase issue de l'album : « J'ai envie de vivre très fort... »
Une autre piste serait de les interroger également sur leur vision de la liberté. Pour l'héroïne, respirer est déjà une liberté en soi, en résonance avec ce qu'elle a lu de Levinas qui dit : « àŠtre libre, c'est faire ce que personne d'autre ne peut faire à ta place. » Quels sont les espaces de liberté des jeunes ? Quelles en sont les limites qu'on leur ou qu'ils s'imposent ? Cet album promet des échanges riches et passionnés.
Pour une exploitation plus concrète de cet album, on pourrait suivre le fil d'une autre thématique essentielle de l'ouvrage, la défense de l'environnement. Caroline Lamarche est en effet profondément engagée dans ce combat, ainsi que dans d'autres (comme en témoignent les luttes solidaires qu'elle mentionne sur son site)1. Elle a notamment soutenu les causes défendues par des Zadistes2, en France, mais aussi plus près de chez nous, puisqu'elle a participé au mouvement qui s'opposait à la construction d'un nouveau tronçon d'autoroute (entre Cerexhe-Heuseux et Beaufays). Pour sensibiliser les plus jeunes à la protection des zones naturelles, elle a écrit 1000 arbres, illustré par Aurélia Deschamps3 et destiné aux jeunes lecteurs (9-15 ans). Il a paru chez CotCotCot éditions, dans la nouvelle collection « Combats », qui rassemble des romans engagés pour la jeunesse4.
Il s'agit d'un petit roman au format carré (imprimé sur papier issu de forêts gérées durablement, pour rester cohérents...) et envisage, à travers un récit, la place que peuvent prendre les jeunes dans la défense d'un environnement proche de chez eux.
Face à la menace de la construction d'une autoroute qui défigurerait leur vallée natale, Diane et François décident de participer, à leur manière, au combat mené par les riverains pour contrer ce projet destructeur. Pour ce faire, ils vont tout bonnement passer leur été dans un tilleul séculaire menacé de destruction.
Ce petit récit plein de poésie pourrait bien démontrer qu'il est possible de changer le monde, chacun à son échelle, poussés par l'indignation que prônait notamment Stéphane Hessel5.
Pour l'exploiter, on mettra en évidence avec les élèves les différents moyens utilisés pour défendre la cause : essayer d'abord de se faire entendre (courriers, tracts et pétitions), de sensibiliser, puis passer à l'action de manière non violente. Un parallèle intéressant pourra être réalisé avec les luttes zadistes qui ont eu lieu près de chez nous, comme celle qui a abouti tout récemment à la sauvegarde du site de la Chartreuse à Liège6.
Comme suggéré dans le dossier pédagogique qui accompagne l'album7, les élèves pourraient réaliser eux-mêmes une campagne de sensibilisation à une cause environnementale proche d'eux et qui leur tiendrait à cœur. Ils se baseraient sur les différentes étapes franchies par les deux personnages pour la mener à bien.
Les apprentissages de français en lien avec cette démarche seraient nombreux :
- récolte et sélection d'informations sur le site à défendre ;
- création d'un groupe de défense (avec un nom, une charte) ;
- mise en place d'une campagne de sensibilisation et de communication à travers la diffusion de différentes productions : slogans, tracts, courriers, etc.
L'exploitation de l'album pourrait en outre s'envisager dans l'optique plus large d'un parcours alliant la thématique écologique et l'argumentation8.
Pour conclure...
Les deux ouvrages de Caroline Lamarche présentés ici démontrent que la littérature (jeunesse ou non) peut être un puissant stimulateur d'engagement. Leur urgence poétique, soutenue par de magnifiques illustrations, invite à la mobilisation de tous. Ce pouvoir de la fiction est résumé comme suit par l'autrice elle-même : « Il y a ce qui est dit dans les médias, qui est très important, mais il y a aussi ce que, en tant qu'écrivains, il nous revient d'inventer pour inviter les jeunes à se mobiliser. »
Des très beaux outils à mettre entre toutes les mains !
Amélie Hanus
1. https://carolinelamarche.com/c... consulté le 10/03/23.
« Évidemment ma préoccupation face à l'extinction du vivant est présente, […] mais pour moi cela ne date pas d'hier : cela fait des décennies que je constate le saccage des milieux naturels indispensables à la survie des espèces. Je n'en fais pourtant pas un motif dominant, c'est un motif « traversant », une basse continue… » Entretien avec Caroline Lamarche de Louise Van Brabant, Revue Générale (2019).
2. Au départ, l'acronyme ZAD désigne une Zone d'Aménagement Différée, « c'est une procédure qui permet aux collectivités locales, via l'utilisation d'un droit de préemption particulier, de s'assurer progressivement de la maîtrise foncière de terrains où il est prévu à terme une opération d'aménagement, et ainsi d'éviter que l'annonce de ce projet ne provoque une envolée des prix » https://outil2amenagement.cere... (consulté le 13/06/23).
Des militants se sont ensuite appropriés ces initiales, la ZAD devenant une Zone à Défendre, pour désigner un territoire occupé illégalement (résistance citoyenne passive) le plus souvent avec une motivation politique et pour le protéger d'une exploitation (commerciale ou immobilière). Un cas très célèbre de ZAD est celui de Notre-Dame-de-Landes (en France) dont l'occupation a finalement débouché sur l'abandon du projet d'y construire un aéroport.
3. Lamarche Caroline et Deschamps Aurélia, Mille arbres, CotCotCot Éditions, 2022 (80 pages).
4. Présentation de cette collection sur le site de la maison d'édition (https://www.cotcotcot-editions...) : COMBATS – UNE NOUVELLE COLLECTION DE ROMANS ENGAGÉS : COMBATTRE MAINTENANT POUR CONSTRUIRE DEMAIN. Des thèmes d'actualité autour de l'économie, de l'écologie, de la société (diversité, genre…) pour réfléchir à aujourd'hui, donner envie de s'engager et de construire un lendemain qui chante.
5. Hessel Stéphane, Indignez-vous !, Indigène, 2010.
6. Un petit recueil documentaire peut être fourni aux élèves pour qu'ils soient informés de cette lutte qui a été menée par des citoyens désireux de défendre ce site vert durant l'année 2022. Leur occupation a été efficace puisqu'ils ont eu gain de cause en septembre 2022 et que le site naturel a été préservé.
Voir également le dossier de présentation d'une ZAD et le soutien que C. Lamarche leur a apporté dans la postface du roman (pp. 75-79).
7. Il est accessible gratuitement sur le site de la maison d'édition : https://www.cotcotcot-editions...
8. Pour les profs, ne manquez pas le webinaire Zones à défendre - Quelles clés de réflexion pour donner envie aux ados de s'engager https://youtu.be/N-8IDfaEB2I, consulté le 11/06/23.