Jeu de rôles pour une nouvelle verte

Quand l’enseignant, pour aider ses élèves à lire plus attentivement, se prend pour l'écrivain.


Des stratégies gagnantes ?

À l’heure des résultats inquiétants d’enquêtes portant sur les performances des jeunes lecteurs1, l’enseignement explicite des savoir-faire en lecture revêt une importance cruciale. Encore faut-il que l’enseignant, dans la pléthore de ressources mises actuellement à sa disposition, puisse s’orienter vers les stratégies qui fonctionnent effectivement. Dans cette optique, je propose de présenter une démarche choisie (difficilement) dans un manuel au titre accrocheur : « Stratégies gagnantes en lecture ; 12 à 15 ans »2.



L'ouvrage est quelque peu déroutant : les auteurs ne précisent nullement, dans l’introduction ou le résumé apéritif, à quels types ou genres de textes ces stratégies sont applicables. Est-ce à dire que ces démarches sont applicables aux textes documentaires aussi bien qu’aux textes littéraires ? À parcourir rapidement les stratégies préconisées et détaillées dans le manuel puis à lire les introductions de chacun des 12 chapitres, on se convainc que ce que les auteurs appellent « textes » dans l’introduction ou la présentation de la 4e de couverture consiste en des textes résolument informatifs. Comme s’il allait de soi que des « stratégies » portent sur le texte informatif ou documentaire3.

Même la stratégie de visualisation, consistant à générer des images mentales et que l’on mobilise fréquemment de le cas de lectures littéraires, est ici mise au service de textes informatifs : « Même si les stratégies de visualisation sont davantage utilisées avec des textes de fiction, elles peuvent également servir pour les textes informatifs. En science, la visualisation peut aider les élèves à apprendre et à retenir des concepts compliqués tels que la structure et la fonction des cellules, la photosynthèse, ainsi que des concepts mécaniques tels que la force, la vitesse et le travail. » On notera ici qu’il s’agit d’aider les élèves à « apprendre » et « retenir » ; peut-on encore parler de stratégies de lecture ?

Dans ce même chapitre, alors que l’enseignant se disait que recourir à la visualisation pour lire des textes scientifiques ne manquait pas d’originalité, il constate qu’on lui propose d’entrainer ses élèves à se faire du cinéma dans leur tête au moyen de… la fable (« Stratégie 15 : Utiliser la fable pour se faire du cinéma »). Or, quoi de plus imagé qu’une fable, le génie de La Fontaine consistant précisément à susciter dans l’esprit du lecteur des images à l’insu de ce dernier, presque contre son gré ! Le lecteur s’en retrouve conforté dans son idée que la visualisation, du moins dans sa dimension globale (comprenant décors, personnages, action, etc.), ne convient peut-être pas au texte scientifique… Il vaut sans doute mieux dans ce dernier cas faire appliquer la « stratégie 10 » de la page 172 (chapitre 9) : « Les déductions artistiques », où l’on représente par un dessin « le sujet ou le concept étudié ».

Il manque en somme à ce manuel une théorie globale de la lecture, détaillant premièrement les différentes raisons pour lesquelles on se met lire. Il s’agirait également de définir le terme stratégie et, justifications à l’appui, d’en réserver l’usage à la lecture informative ou à la lecture plaisir, voire à ces deux domaines d’activités. Une telle théorie permettrait à l’usager de sélectionner des stratégies en fonction des documents à lire et de ses projets de lecture. Dommage, car les stratégies exposées dans l'ouvrage sont nombreuses et certaines paraissent novatrices.

Ainsi, l’une d’entre elles a retenu ma curiosité…


Le point de vue de l’auteur

Autre aspect discutable du manuel, cette idée, développée dans le chapitre 5 intitulé « le point de vue de l’auteur », selon laquelle « la fiction est subjective » alors que le texte informatif peut être « neutre ou partial ». Que signifie « la fiction est subjective » ? « Dans les textes de fiction, l’auteur crée un personnage, ou même plusieurs personnages, qui raconte l’histoire selon un point de vue fictif. La fiction est subjective, car l’auteur réunit des personnages, un cadre et une intrigue qui évoquent des sentiments et un climat pour le lecteur. » Comprenne qui pourra. (Quelle stratégie mobiliser au juste pour comprendre ces déclarations réductrices et peu explicites ?)

La fiction n’est pas le royaume de la relativité. Nombre de romans et nouvelles prennent appui sur le monde tel qu’il est et le donnent à voir au lecteur avec plus ou moins d’objectivité ou de détachement. Si l’on considère les romans d’Émile Zola ou ceux, plus proches de nous, d’un Nicolas Mathieu (Leurs enfants après eux, prix Goncourt de 2018, est un magnifique récit qui s’inscrit dans la désindustrialisation de l’est de la France et ses dégâts sociaux), pour ne prendre que deux exemples4, on y constate une forme d’asservissement pointilleux au réel, un souci presque obsessionnel de saisir l’essence d’une époque, d’un lieu, d’une région, d’une classe sociale… Et c’est dans la façon de montrer les choses que point une subjectivité, celle de l’écrivain, rarement insensible ou indifférent au sort des personnages qu’il crée.

Il peut dès lors être pertinent, pour le texte littéraire également, d’envisager le point de vue de l’auteur. Selon Paul Ricoeur5, dans la lecture littéraire, auteur, texte et lecteur sont impliqués à parts égales : un lecteur actualise en fonction de ses connaissances du monde et des circonstances de son acte de lecture un texte réalisé en d’autres lieux et temps par un auteur, lequel a voulu peut-être faire passer un message. Si l’écrivain en personne n’est pas toujours en mesure de confirmer l’interprétation que les lecteurs font de ses textes (comme cela arrive parfois dans des entretiens à la radio, où un journaliste interroge un auteur sur ses intentions), il parsème néanmoins ses textes d’indices qui restreignent le champ des interprétations possibles.

Iona Vultur5, résumant l’approche de Paul Ricoeur concernant la littérature, nous met toutefois en garde contre la tentation de justifier par la seule volonté d’un auteur le contenu d’un texte littéraire :

Tout d’abord la communication littéraire est une communication indirecte. Le créateur d’une œuvre littéraire ne transmet pas quelque chose à un destinataire de façon directe. Une œuvre n’est pas un message qui est énoncé et transmis vers un destinataire précis, il résulte d’un processus de création qui est beaucoup plus complexe. Ainsi, par exemple, l’auteur se dédouble en se transformant en un narrateur ou en un je lyrique, ce qui opacifie la relation entre l’émetteur et le message.

Elle poursuit en réaffirmant le caractère ouvert et différé de l’œuvre littéraire, qui éloignerait l’interprétation du lecteur de l’intention de l’auteur :

Deuxièmement, la plupart des œuvres littéraires sont des textes écrits. Or, la communication écrite se distingue de la communication orale par le fait qu’elle est toujours une communication différée. Le texte se détache ainsi de son auteur. Celui-ci n’est pas présent et on ne peut pas lui demander ce qu’il voulait dire quand il a écrit le texte. On ne peut donc pas savoir directement ce qu’il a voulu dire. Certes, parfois on a accès à des documents qui peuvent aider à la reconstitution du sens, mais ces documents ne peuvent pas se substituer au sens du texte. Le sens du texte ne coïncide donc pas avec l’intention de l’auteur et ce que le lecteur doit chercher, c’est le sens du texte et non pas cette intention. Pour le dire autrement, la communication littéraire est asymétrique : le lecteur ne peut pas réellement remonter au-delà du texte, au-delà de l’auteur impliqué.

Ainsi, nous ne devrions pas chercher à remonter directement à l’intention de l’auteur parce que cet auteur est dans l’incapacité (de par son absence et sa non-coïncidence avec le narrateur) de confirmer notre perception du sens de son œuvre et que l’œuvre littéraire est ouverte, tributaire des lecteurs et des contextes de réception.  

Le critique et universitaire Antoine Compagnon, dans son cours en ligne6, affirme quant à lui que même les anti-intentionnalistes convaincus, dans la mesure où ils tiennent la cohérence et la complexité comme critères de validité d’une lecture accomplie et réussie, relient le texte à une intention consciente (et non, disons, à un générateur aléatoire de textes). Il propose de dépasser ce clivage (assez stérile) et nous suggère ceci :

[…] l'intention est le seul critère concevable de la validité de l'interprétation, mais elle ne s'identifie pas à la préméditation « claire et lucide ». L'alternative de l'intentionnalisme et de l'anti-intentionnalisme peut alors être récrite comme ceci :
(1') On peut chercher dans le texte ce qu'il dit en référence à son propre contexte d'origine (linguistique, historique, culturel).
(2') On peut chercher dans le texte ce qu'il dit en référence au contexte contemporain du lecteur.
Les deux thèses ne sont plus exclusives mais complémentaires ; elles nous ramènent au cercle herméneutique liant précompréhension et compréhension7, et postulent que, si l'autre ne peut être intégralement pénétré, il peut du moins être un tant soit peu compris. 

En définitive, pour établir une construction cohérente du sens d’un texte, le lecteur peut aussi bien s’appuyer sur ses connaissances du monde dans lequel vivait l’auteur que sur ses connaissances de son propre monde. Et le simple nom de l’auteur peut agir comme une balise dans l’esprit du lecteur, amenant ce dernier à faire des efforts pour appréhender autant que possible, à travers les mots du texte, la subjectivité du premier.

Une stratégie à tester et une recueil de nouvelles

Je propose dès lors de mettre en place une stratégie pour le moins originale extraite du manuel « Stratégies gagnantes en lecture ; 12 à 15 ans », stratégie non encore expérimentée par moi, mais qui semble de nature à impliquer les élèves dans le travail interprétatif. Il s’agit d’un jeu de rôles dans lequel les élèves incarnent les lecteurs et l’enseignant l’auteur d’un même texte. Les élèves prennent d’abord connaissance du texte puis adressent des questions à son « auteur » pour l’interroger sur ses sources d’inspiration, le choix de certains épisodes, de certaines tournures de phrases et ses intentions. L’enseignant-auteur demandera quant à lui aux lecteurs ce qu’ils ont pensé de son texte, s’ils l’ont trouvé intéressant, s’ils y ont perçu clairement un message.

Cet exercice pourrait porter sur Longue vie à monsieur Moustache, une nouvelle écrite par Mikaël Ollivier pour le recueil Nouvelles vertes paru en 20048. Il s’agit d’un récit particulièrement indiqué pour l’apprentissage de la lecture littéraire : il s’inscrit dans une problématique contemporaine (la destruction des espèces vivantes par l’homme), résulte d’une intention particulièrement claire (dénoncer ce phénomène), se lit en une quinzaine de minutes et met en relation trois destins, ou même quatre, liés par des liens explicites et implicites : une chercheuse qui teste les vertus vulnéraires d’une plante, un rat de laboratoire qui n'est autre que monsieur Moustache, un exploitant qui détruit la forêt amazonienne et sa fille atteinte de leucémie. Au lecteur de mettre en relation ces évènements, au moyen de ses connaissances des monde, pour construire le sens global de la nouvelle.



Pour une première expérience, nous suggérons que l’auteur-enseignant entame le dialogue et adresse à ses lecteurs des questions qui font réfléchir au sens et s’éloignent des questions ordinaires d’évaluation de la compréhension : 

Avez-vous apprécié ma nouvelle ? Pourquoi ? Est-ce que mon récit était suffisamment clair ? Vous avez tout compris ? Vous avez compris ce que j’ai voulu dire ? Sinon, pourquoi ? Qu’est-ce qui rend ce texte compliqué ? Qu’est-ce qui vous a aidé à comprendre mon texte ? Vous connaissiez le thème évoqué ? Comment/où en avez-vous entendu parler ? Avez-vous déjà lu des récits similaires ? Vous avez d’autres questions à me poser ? 

L’expérience doit se prolonger et porter sur d’autres textes pour que, motivé par la recherche d’une intention particulière qui confère à l’œuvre pertinence et cohérence, l'élève s’emploie à en reconstituer le sens global en inférant ce qui doit l’être. Une autre nouvelle du même recueil me parait tout indiquée pour reconduire ce jeu de rôles : Chasse aux gorilles, d’Élisabeth Combres.  Dans cette nouvelle, il est question du geste violent et à priori injustifiable d’un jeune garçon qui abat méthodiquement un groupe de gorilles. Or, cet acte fou révèle une tragédie que vivent les riverains d’un parc africain, lesquels ne peuvent plus y pénétrer pour en tirer leur subsistance.

Nous suggérons cette fois que les élèves rédigent les questions à adresser à l’auteur-enseignant. Pour les y aider, des idées générales peuvent être émises : on peut questionner l’auteur sur ses intentions, ce qu’il a voulu dénoncer ; on peut l’interroger afin qu’il confirme des hypothèses de lecture ; on peut lui soumettre des passages à éclaircir ; on peut le sonder sur ses sources d’inspiration ; il est possible de mettre en question le message qu’il a voulu délivrer, etc. Il convient d’ajouter que l’auteur-enseignant ne dévoilera pas le sens de « son » texte d’entrée de jeu : il confirmera plutôt des hypothèses explicatives à la construction desquelles il aura contribué.



En conclusion

Pour conclure cet article, reformulons les bienfaits qui nous attribuons à cette activité :

  1. Les élèves, mus par la recherche d’une intention fondatrice du texte, s’impliquent activement dans le travail de construction de son sens. Sachant en outre que les résultats de cette recherche seront en fin d’activité confirmés par l’enseignant-auteur, ils sont animés par une forme de défi : remonter à l’intention initiale la plus plausible.
  2. Ils font des liens entre le texte et leurs connaissances du monde (et mesurent l’importance de mobiliser et d’acquérir des savoirs externes au texte) : les nouvelles s’expliquent essentiellement par référence aux problèmes environnementaux actuels.
  3. Ils lisent non pas dans le but de réussir un test de lecture, mais pour partager une vision du monde (avec laquelle ils seront ou non d’accord) : celle de l’auteur.
  4. Les interactions avec l’auteur-enseignant échappent d’ailleurs au test de lecture classique ; elles sont bienveillantes et constituent un échange propice à l’élaboration d’une compréhension riche. L’enseignant sort de son rôle d’évaluateur pour endosser celui d’« entraineur de lecture ».
  5. On entamera avec l'élève une réflexion théorique sur le bien-fondé de la méthode qui consiste à remonter autant que possible aux intentions de l'auteur, en évoquant avec lui les réserves exposées plus haut.


Ce dispositif fera l’objet d’une expérimentation que je mènerai en octobre prochain. À la suite de quoi je vous proposerai un « retour d’expérience ».




Pierre-Yves Duchâteau



1. Quelques constats inquiétants sont à lire sur la page suivante : federation-wallonie-bruxelles.be/plan-lecture/

2. Sarah KARTCHNER CLARK et al., Stratégies gagnantes en lecture, 12 à 15 ans. Montréal, Chenelière éducation, 2009.

 3. Aucune restriction n’apparait dans la définition du terme qu’en ont donnée E. Falardeau et J.-C. Gagné : « opération cognitive ou métacognitive complexe permettant d’atteindre un but déterminé ». (FALARDEAU E. et GAGNE J.-C. (2012). « L’enseignement explicite des stratégies de lecture : des pratiques fondées sur la recherche », Enjeux, n°83, 91-120.)

4. Exemple récent de cette tendance à dire le monde tel qu'il est, fût-ce par fragments : on trouve difficilement des romans qui s'éloignent d'un ancrage dans un contexte existant ou ayant existé dans la deuxième sélection du Goncourt 2022. Même l'«Antimonde» créé par Nathan DEVERS dans Les Liens artificiels (Albin Michel, 2022), monde virtuel dans lequel il est possible de mener sa vie, s'inspire de l'univers des jeux vidéos et n'est peut-être pas éloigné d'un avenir proche.  

5. VULTUR Ioana, « La communication littéraire selon Paul Ricoeur », dans Poétique, 2011/2 (n°166), p. 241 à 249. DOI : 10.3917/poeti.166.0241.

6. https://www.fabula.org/compagn...

7. La précompréhension d’un texte est une anticipation de son sens : « La conjonction d’une origine éditoriale, d’un nom d’auteur, d’un titre d’ouvrage, et éventuellement d’une spécification d’ordre générique représente un ensemble d’indices potentiellement significatifs sur la base desquels les lecteurs peuvent commencer à échafauder un projet herméneutique – que les particularités du texte lui-même viendront valider ou infirmer. » (WAGNER Frank, « Pannes de sens. Apories herméneutiques et plaisir de lecture », Poétique, 2005/2 (n° 142), p. 185-203. DOI : 10.3917/poeti.142.0185. URL : https://www.cairn.info/revue-poetique-2005-2-page-185.htm)

8. Nouvelles vertes, ouvrage collectif. Editions Thierry Magnier, 2005.

Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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