Sternberg ne cesse de nous inspirer

Les textes courts de l'écrivain belge, adaptés à tout public dès 12 ou 13 ans, permettent d'exercer l'écriture créative en se focalisant sur quelques aspects de langue.


Dans cet article, je souhaite décrire une activité menée avec des étudiants du régendat en mathématiques dans le cadre du cours de maitrise de la langue. Elle a non seulement donné des résultats intéressants sur le plan des écrits produits, mais s’est de plus avérée assez motivante, si j’en crois la facilité avec laquelle le travail proposé a été effectué. Il me semble qu’elle pourrait être proposée à des élèves du secondaire, au sein d’une séquence visant l’écriture de textes narratifs, dans la mesure où le support parle d’explorateurs intergalactiques, sujet de nature à susciter la curiosité des préadolescents. Autre argument qui la destine à ce public : elle pourrait être menée, moyennant l’ajout d’une phase de relecture-réécriture, en un bloc de deux heures (100 minutes).

C’est de nouveau l’écrivain Sternberg que je convoque dans le cadre de cette activité. Pour rappel, j’ai déjà consacré un article à cet auteur, article qui poursuivait des objectifs en grande partie similaires (analyser l’écrit et écrire). L’activité décrite ci-dessous pourrait d’ailleurs s’insérer dans la séquence présentée à l'époque et l'enrichir. (Voir ancien article : https://dupala.be)


188 contes à régler

En 1984, Albin Michel — vénérable maison d’édition qui avait jusque-là publié tous ses romans — renonce à la publication d’un dictionnaire personnel sur lequel Sternberg travaillait depuis de nombreuses années. Ce Dictionnaire des idées revues sera néanmoins édité par Denoël en 1985, mais cet évènement malencontreux révèle chez l’auteur un état d’épuisement avancé. Il se dit à court de sujets, comme s’il avait déjà tout dit ou trop écrit.

Ayant cessé de fumer et de boire, il vit, de son propre aveu1, au ralenti, comme prisonnier d’une conscience terne et sarcastique. C’est alors qu’il décide de revenir à ses premières amours, la science-fiction courte, dénuée de profonde philosophie mais proposant un regard macabre, décalé, absurde sur le monde, par quoi il s’était déjà démarqué d’autres productions du genre à la fin des années cinquante. Il propose à Jacques Chambon, son mentor de l’époque auprès des éditions Denoël, un projet : produire plus de cent contes ultrabrefs. Il en écrit plus de 200, et 188 font l’objet d’une première publication en 1988 !



Quant au genre particulier dans lequel ces contes s’inscrivent, nul mieux que l’auteur ne le caractérise :

[…] mes contes furent écrits dans la hargne retrouvée, longtemps refoulée, vierge de tout adjuvant, ce qui me donna – en bord de mer hors saison – une frénésie de me laisser dériver dans mes fantasmes les plus noirs, froidement rédigés, réduits à l’essentiel durement concentré : ma nausée de la mort, mon horreur de ce que l’humain fait de sa planète et de sa civilisation technocrétinisée, ma prédilection pour les dérapages sidéraux et les excursions galactiques qui tournent mal, ma haine de la névrose promotionnelle qui a tout perverti depuis les années 80, ma certitude de l’inutilité fatale de tout, que ce soit dans la réussite ou le ratage, et j’en passe… 

Bref, un retour à la fulgurance de l’ultrabref ultranoir après s’être consacré à la forme longue, le roman, genre que l’on considère, reconnait-il, plus commercial, plus propice à nourrir son homme. Et le professeur de français ne peut qu’admettre que l’auteur a pris là une décision hautement opportune, dans la mesure où l’enseignant dispose désormais d’un stock de récits courts, parfois désespérants il est vrai, comme conçus expressément pour occuper et former des élèves pendant une ou deux périodes de cinquante minutes chacune.

L’âge 

Un exemple avec le texte suivant, intitulé « L’âge ». D’emblée, vous prendrez soin de taire le titre aux élèves. Il pourrait restreindre chez eux une imagination que les quatre premiers paragraphes du conte suffisent à éveiller amplement ! Ainsi, vous commencerez par dicter ces quatre paragraphes, sans indiquer nommément la ponctuation, mais en l’accentuant suffisamment pour qu’elle soit perceptible. Je précise que mes étudiants ont pris note de cette dictée sur ordinateur, ce qui m’a permis par après de projeter sur écran l’une de leurs transcriptions. 

Les explorateurs de l’espace, aguerris depuis de longues années, n’avaient pas seulement acquis une expérience à toute épreuve, mais un sens inné de la prudence quand ils devaient aborder un monde inconnu.  
À première vue, puis après les investigations usuelles menées à distance, la planète P347 ressemblait de très près à la Terre. Une véritable planète sœur lointaine avec la différence qu’on n’y décelait aucune trace de ville ou même de village. À part cela, mêmes vastes étendues d’océans, même verdure envahissante, mêmes chaînes de montagnes, même composition de l’air et mêmes températures.  
L’astronef se posa donc sans problème dans un paysage de western, sur un terrain de rocaille, presque aussi bien nivelé qu’une piste d’atterrissage.  
Des imprévus de toutes les espèces, les navigateurs en avaient affronté des dizaines, des tangibles et des invisibles à l’œil nu, des fulgurants et des lancinants, mais celui que leur réservait P347 était unique en son genre. Raison pour laquelle il leur fut fatal.  

Réflexion sur la langue

En choisissant ce texte, j’avais en tête trois objectifs d’apprentissage : une révision des règles régissant l’emploi de la virgule, règles négligées régulièrement ; le passé simple, que les étudiants utilisent parfois en lieu et place du passé composé lorsqu’il s’agit d’évoquer des évènements autobiographiques ; quelques éléments de style, comme l’épithète détachée ou la phrase averbale, susceptibles de faciliter une mise en forme efficace de leurs idées.

1. Placer la virgule

Selon le Bon usage2, la virgule transcrit une pause de courte durée au sein de la phrase. Il s’agit là de la valeur générale de la virgule en français. Dès lors, une phrase correctement oralisée devrait également être correctement ponctuée à l'écrit. Il conviendra donc de faire saisir cette dimension prosodique de la virgule, dont découlent les valeurs syntaxiques et sémantiques de ce signe : on pourra demander à l’élève de relire le texte à voix haute en marquant correctement le rythme et de vérifier s’il a bien ponctué son texte.

Si la notion de pause de courte durée est insuffisamment distincte3, on pourra faire remarquer un autre phénomène concomitant : cette pause que marque la virgule est précédée d’une intonation variable, montante ou descendante (nous n’entrerons pas dans les détails, mais il y a matière à investigation pour les linguistes), mais d’ordinaire légère. Elle est dite continuative, en ce qu’elle signale que la phrase n’est pas finie. Plus tranchées sont les intonations finales, marquées dans l’écriture par une ponctuation conclusive (le point, le point d’exclamation, le point d’interrogation, les points de suspension).

Suggestion : faites lire à voix haute les phrases suivantes ; les élèves marqueront normalement les pauses et, à l’aide de la main, souligneront les légères montées et descentes mélodiques qui les précèdent.

À première vue, puis après les investigations usuelles menées à distance, la planète P347 ressemblait de très près à la Terre.

L’astronef se posa donc sans problème dans un paysage de western, sur un terrain de rocaille(s), presque aussi bien nivelé qu’une piste d’atterrissage.  

La valeur générale de la virgule énoncée plus haut se décline en une série de règles particulières qu’il n'est parfois pas aisé d’aborder. Ainsi, Van Raemdonck4 nous précise qu’elle encadre « un terme ou une structure qui ne serait pas dans sa position canonique ». Il cite en exemple : « Pendant ses vacances, Sarah part à Berlin. » Cette règle soulève la question de la position canonique d’un élément : dans la première des phrases qui précèdent, par exemple, « à première vue » me semble occuper sa position canonique : il ouvre la phrase ; il est pourtant détaché du reste de ses éléments par une virgule.

Selon moi, le scripteur (et orateur) aurait tout à gagner à saisir le sens de la règle plus globale renseignée dans le Bon usage et développée également par Van Raemdock5 en ces termes : « Elle [la virgule] permet de rythmer la phrase en séparant des groupes intonatifs, ce qui permet de créer des sous-unités de sens et de fonction dans la phrase et facilite en conséquence la lecture en rendant visibles les regroupements et en permettant dès lors d’organiser son rythme. »  En somme, la capacité à lier consciemment prosodie et signes graphiques devrait s’avérer salutaire dans la plupart des cas : les erreurs les plus fréquentes commises par mes étudiants (virgule omise après le complément circonstanciel antéposé ou avant « ce qui », sujet séparé du verbe par une virgule) devraient s'avérer moins nombreuses…

2. Utiliser le passé simple

Le passé composé, combiné à l’imparfait, est le temps le plus fréquemment utilisé par les étudiants lorsqu’ils doivent évoquer par écrit leur parcours scolaire. Ce temps, que Dan Van Raemdonck appelle présent composé, est senti à la fois comme une émanation du présent de l’énonciation (l’auxiliaire est à l’indicatif présent) et une évocation du passé (le participe passé exprime l’aspect achevé, dépassé). Pas étonnant, par conséquent, que les étudiants, majoritairement, y recourent pour éclairer, en puisant dans leur passé, des choix d’études ou de vie actuels, ou plus généralement pour situer des évènements par rapport à leur présent. Plus étrangement, quelques-uns parsèment leur production de quelques formes au passé simple lorsqu’il s’agit de parler de leur passé proche… Volonté (prétentieuse ou rassurante) d’afficher un usage soutenu de la langue, influence inconsciente des contes de l’enfance ou d’autres lectures littéraires plus récentes ?

Ce conte me permettait de faire comprendre l’aspect dit extérieur du passé simple : on envisage l’action comme un tout révolu, enfermé dans un passé clos, sans lien avec l’ici-maintenant de l’énonciation6. Vous ne trouverez d’ailleurs pas dans ce texte la moindre trace d’un narrateur. Ainsi coupé de sa source, le récit acquiert une autonomie qui le rend presque symbolique, légendaire, prestigieux. C’est peut-être aussi l’effet que recherchent les étudiants qui écrivent au passé simple pour évoquer leur biographie : faire de leur vie une histoire prestigieuse, épique (« Je naquis à José, près de Herve, en 1996. ») !

3. Varier son style

J'ai invité mes étudiants à me dire ce qu'ont de particulier les phrases suivantes :

Une véritable planète sœur lointaine avec la différence qu’on n’y décelait aucune trace de ville ou même de village. À part cela, mêmes vastes étendues d’océans, même verdure envahissante, mêmes chaînes de montagnes, même composition de l’air et mêmes températures. 

Raison pour laquelle il leur fut fatal. 
 

Elles sont dépourvues de verbe principal, plus précisément des présentatifs « c’était » ou « il y avait ». Effets recherchés : concision, mise en exergue de l’essentiel (ou réduction à l’essentiel), surcroit de dynamisme narratif, notamment lorsqu’il s’agit de décrire (comme dans les deux premières phrases). Pour annoncer le dénouement tragique (troisième phrase), ce recours à une structure averbale en accentue les aspects fatal, inéluctable.

Enfin, pour conclure cette analyse, attardons-nous encore un peu sur la première phrase du récit :

Les explorateurs de l’espace, aguerris depuis de longues années, n’avaient pas seulement acquis une expérience à toute épreuve, mais […] 

L’une des difficultés des étudiants consiste à gérer les accords entre deux mots (ou groupes), le donneur d’accord d’une part et le receveur d’accord d’autre part, lorsqu’ils sont éloignés l’un de l’autre. Ici, l’éloignement est minimal : « aguerris » n’est séparé de « explorateurs » que par trois petits mots. Néanmoins, ce type d’apposition (on parle d’épithète détachée ou d’adjectif en apposition) se retrouve rarement dans les productions d’étudiants. Encourageons-les à y recourir, en leur en indiquant la plus-value : l’épithète détachée apporte au nom « une indication complémentaire, descriptive ou explicative »2 ; souvent, en effet, une épithète ainsi placée revêt une valeur explicative (ou causale) au regard du reste de la phrase ou du récit. Dans notre récit, c’est l’expérience accumulée (« aguerris ») qui explique l’extrême prudence des « explorateurs de l’espace » ; c’est également cette longue et précieuse expérience qui soulignera, par contraste, le caractère éminemment pernicieux de l’imprévu auquel ils seront confrontés.

Écrire la fin du récit (un grand classique !)

Avouez que cette entame de récit est suffisamment évocatrice pour qu’on puisse se passer d’indications plus fournies que « achevez ce récit en deux ou trois paragraphes ». L’inspiration des étudiants semblait chauffée à blanc, tant ils se sont mis à écrire avec facilité. Je les ai tout de même invités à garder à l’esprit les quelques réflexions décrites ci-avant.

Voici un essai parmi d’autres, livré sans retouche : le texte est court et se coule dans la forme « sternberguienne » canonique (ultrabrève, sans détour). Il n’est pas dépourvu de l’une ou l’autre maladresse (j’en vois deux), mais globalement, il ne manque pas de chien. On y appréciera l’usage correct de la ponctuation (la virgule devant le « et » est ici justifiée par une recherche d’effet de surprise, le point-virgule de la première phrase est parfaitement opportun), on y repèrera une structure averbale (opportunité discutable, ici…), une distribution correcte entre passé simple et imparfait (avec un présent étrange, dont il faudrait discuter avec l’auteure) et enfin une épithète éloignée de son support, dont la valeur est clairement explicative.

Aucun bruit, aucun signe de vie ; un certain calme règne. Soudain, une odeur apparut, douce comme la fraicheur d’une rose et apaisante en même temps. Les explorateurs étaient intrigués par ce doux parfum et s’engouffrèrent un peu plus au cœur de la planète P347 pour y découvrir son origine.  
Après quelques instants de marche, les navigateurs s’arrêtèrent, épuisés. Ils se laissèrent tomber peu à peu sur le sol, et finirent par s’endormir… dans un sommeil éternel. Ce doux parfum était en réalité un gaz ensorcelant et toxique, qui engendrait un sommeil définitif, à quiconque le respirait…   


J’allais oublier, avant de vous laisser… Vous souhaitez sans doute connaitre la fin du texte de Sternberg ? La voici :

Ils avaient à peine touché le sol de cette planète qu'ils virent et sentirent qu'ils changeaient à vue. Mentalement et physiquement surtout. Chaque seconde qui passait les faisait vieillir. De façon si flagrante qu’au jugé une seconde sur ce monde devait dévorer un an de leur vie.
Comme ils savaient calculer vite et bien, ils réagirent de la même façon, se ruèrent à l’intérieur de la fusée et s’activèrent aux manœuvres du départ en catastrophe. Mais il y eut quelques cafouillages qui, malencontreusement, ne figuraient pas au programme. Une simple minute passa ainsi, une seule minute. Le plus jeune des navigateurs  allait maintenant sur ses quatre-vingts ans, les autres étaient déjà morts de vieillesse. De nouvelles secondes s’égrenèrent, mais en vain. Seul un vieillard de plus de cent trente ans aurait pu faire décoller la fusée loin de ce tombeau. Il n’y en eut pas.



Pierre-Yves Duchâteau


1. Strenberg Jacques (1988), 188 contes à régler, Paris,  Éditions Denoël, préface.

2. Grevisse Maurice et Goosse André (2011), Le Bon usage, Bruxelles, Éditions De Boeck, p. 133.

3. Lehtinen Mari (2007), « L'interprétation prosodique des signes de ponctuation : L'exemple de la lecture radiophonique de l'Étranger d'Albert Camus », L'Information Grammaticale 113, pp. 23-31. DOI : https://doi.org/10.3406/igram.2007.3883
L'auteure signale notamment que plus d'un cinquième des virgules, dans l'oralisation pour la radio d'un roman de Camus qu'elle a étudiée, est marqué uniquement par une inflexion mélodique et n'est suivi d'aucune pause !

4. Van Raemdonck Dan, Detaille Marie et Meinertzhagen Lionel (2009), Le sens grammatical. Outils didactiques à destination des enseignants. Document du service de Pilotage du Ministère de l’enseignement de la Communauté française de Belgique, Disponible sur Internet : <http://www.enseignement.be> et <http://gramm-r.ulb.ac.be/referentiel>. DOI : 10.3726/978-3-0352-6131-8 (p. 126)

5. Van Raemdonck Dan, Detaille Marie et Meinertzhagen Lionel (2009). Le sens grammatical. Outils didactiques à destination des enseignants. Document du service de Pilotage du Ministère de l’enseignement de la Communauté française de Belgique, Disponible sur Internet : <http://www.enseignement.be> et <http://gramm-r.ulb.ac.be/referentiel>. DOI : 10.3726/978-3-0352-6131-8 (p. 126)

6. Van Raemdonck Dan, Detaille Marie et Meinertzhagen Lionel (2009). Le sens grammatical. Outils didactiques à destination des enseignants. Document du service de Pilotage du Ministère de l’enseignement de la Communauté française de Belgique, Disponible sur Internet : <http://www.enseignement.be> et <http://gramm-r.ulb.ac.be/referentiel>. DOI : 10.3726/978-3-0352-6131-8 (p 331)


Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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