Faire parler les animaux à la façon d'Éric Chevillard
« Zoologiques », recueil de conversations animales, pourrait bien nous donner des idées d'écriture...
Animaux et littérature
Zoologiques est un recueil de dialogues que tiennent entre eux les animaux du zoo, le plus souvent des individus d'une même espèce (seule exception à ce principe : le boa converse avec le python). Ce recueil a paru en 2020, édité par Fatamorgana. Avant de poursuivre la lecture de cet article, je vous propose d'en écouter l'extrait suivant, où devisent le lion et la lionne.
Éric chevillard n'est certainement pas le premier écrivain à faire parler des animaux entre eux. On se contentera d'épingler Rudyard Kipling (Le Livre de la jungle, 1894) George Orwell (La Ferme des animaux, 1945), Luis Sepulveda (Histoire d'une mouette et du chat qui lui apprit à voler, 1996) ou Jean de La Fontaine (dans un grand nombre de fables, 1668-1694) comme glorieux prédécesseurs, parmi de nombreux autres...
À ce propos, Inga Velitchko a tenté d'établir une typologie des fonctions du personnage animal dans la littérature1 . Elle a identifié quatre fonctions différentes, que l'on retrouve toutes par ailleurs dans les fables de La Fontaine : l'animal tient avant tout son rôle et ne sort pas de sa condition, c'est le cas des chevaux du chartier dans la fable Le Chartier embourbé ; l'animal interagit avec l'humain, dans un rapport de forces ou de collaboration, comme dans Le Lion amoureux ; cas moins courant, l'humain et l'animal sont unis par une relation de métamorphose, comme dans dans La Chatte métamorphosée en femme (Inga Velitchko cite quant à elle La métamorphose de Kafka) ; enfin, les animaux, tels des humains, tiennent les premiers rôles, l'humain étant relégué au second plan ou tout bonnement évacué, comme dans Le Renard et le Bouc ou Le Loup et l'Agneau.
Généralement, quand un écrivain, prisonnier de sa condition d'être humain, recourt à des animaux, il leur prête les caractéristiques de son espèce : le langage verbal, le don de la réflexion, le sens de l'humour, nos vices et vertus, etc. La question qui se pose alors est : pourquoi faire appel à des animaux pour incarner des rôles dévolus en principe aux humains ? Nous ne développerons pas la réponse qu'apportent les fables de La Fontaine à cette question et qui ne se réduit certainement pas à la nécessité de contourner la censure de leur époque. Nous évoquerons néanmoins ce point, en filigrane, tout au long de l'article.
Et pour conclure cette entrée en matière, justement, je ne résiste pas à la tentation de citer un extrait de l'œuvre de Wajdi Mouawad, écrivain canadien né en 1968. Il s'agit d'une citation puisée dans un article que consacre Sybille Orlandi2 à son roman Anima, récit dont la narration est confiée entre autres à des animaux et qui fait état d'une tentative étonnante de saisir dans son essence l'authenticité des voix animales. C'est un canari qui s'exprime. Il semble enfermé dans l'immédiateté du présent :
Ils s'assoient. Elle verse un liquide sombre dans des tasses posées devant eux. Je chante. Je passe d'un trapèze à un trapèze puis du trapèze à la pierre et de la pierre au trapèze. Je chante. Ils me regardent. Je chante. Je quitte le trapèze, agrippe mes pattes au grillage, use mon bec contre le métal, me retourne, la tête à l'envers, je chante. Elle se lève, ouvre la fenêtre de ma maison, tend son doigt. Je chante. Je grimpe sur sa main. Elle retourne s'asseoir. Elle me pose sur son épaule. Il me regarde. Je chante.
Passage en revue de Zoologiques
Avec Chevillard, aucune recherche de l'authenticité animale : nous tombons indéniablement dans un anthropomorphisme assumé et parodique. Quelques exemples : ainsi que le montre l'extrait cité sur Babelio par Sovane3, qui parle très justement à propos de cet ouvrage de « délire anthropomorphique », les girafes du zoo, à force peut-être de nous fréquenter et tendues vers le ciel par leur taille, se préoccupent de l'au-delà et ne conçoivent pas que nous en ayons le monopole.
Parce que tu crois vraiment que le royaume des morts est peuplé de girafes ? Mais ils ont annexé l'au-delà aussi, ils se sont hissés les premiers là -haut dans leurs courtes bottes, et ils ont planté leur drapeau sur le crâne de Dieu. Nous sommes supposées crever en bloc, d'un seul tenant, corps et âme dans le même pourrissement, sans perspective d'avenir, sans rédemption, avec nos idées et nos souvenirs du monde cousus dans les réticules de notre peau.
Dans le dialogue que vous venez d'écouter, ce qui comble le lion de satisfaction, c'est son autorité indiscutée, gagnée à peu de frais, alors qu'elle est si fragile chez le père de famille humain. Notons au passage sa certitude d'être au sommet de la création et son machisme caractérisé, inclinations dont notre espèce est (si) familière. Bref, les animaux, sous la plume de Chevillard, n'échappent pas à quelques vices que nous cultivons.
Après tout, nous sommes les vedettes ici, oui ou non ? Tu penses bien que le public ne se déplace pas pour contempler un porc-épic ou un oiseau-mouche (il rit). Ils viennent pour nous. Surtout pour moi. Ne te vexe pas, c'est comme ça. Tu as entendu leurs enfants : le lion ! le lion ! Si j'étais leur père, je l'aurais mauvaise. Je me sentirais quelque peu atteint dans ma dignité, dans mon autorité, dans ma virilité, carrément atteint dans ma fonction. L'image du père… (il rit) Il suffit d'un lion, même d'un lion couché, pour peu qu'il ait de la crinière, et l'image du père s'efface comme la carte du valet devant celle du roi. (p. 72)
Et comme en témoigne la suite de cet extrait, les lions font montre d'humour, un humour qui convoque une déviance archihumaine, notre penchant irrépressible pour le foot :
Il suffit d'un lion, même d'un lion couché, pour peu qu'il ait de la crinière, et l'image du père s'efface comme la carte du valet devant celle du roi. Le bonhomme aura du mal à la restaurer ensuite. Il a intérêt à marquer des buts dans le championnat interclubs de sa province ! (il rit) (p. 72)
Outre qu'ils connaissent l'humour, les animaux font mieux que lire et parler : les tapirs, agacés d'être confondus par les visiteurs avec des tamanoirs, lancent des répliques d'apprentis linguistes lorsqu'ils invoquent la puissance évocatrice de l'orthographe et les confusions référentielles que peut entrainer une maitrise approximative de la forme des mots.
Et donc, mesdames messieurs, les lettres que vous voyez assemblées sur cet écriteau forment le mot tapirs. Contrairement aux lettres T.A.M.A.N.O.I.R.S. qui, malgré un bon début et même un excellent départ, échouent dans leur tentative. Leur effort n'est pas absolument vain cependant et les trois dernières comme les deux premières ne détonneraient pas dans le mot tapirs, c'est vrai, elles ne dépareraient pas le mot tapirs. Mais entre celles-ci et celles-là , hélas, il s'en trouve quatre autres, observez bien, le M, le A, le N et le O qui sont tout à fait déplacées, tout à fait saugrenues, qui infléchissent considérablement le sens, qui le faussent, avouons-le, si bien que le mot formé finalement désigne tout autre chose que nous, nomme une autre réalité, une autre bête […]. (p. 48)
Un dernier exemple de cette personnification délirante : les flamants nous empruntent notre capacité à méditer sur notre condition de simples mortels si imparfaits.
C'est aussi tout ce rose qui m'écœure à force. À croire que le noirceur nous est interdite, et l'ironie. La grande turbine excavatrice de la négativité, pas pour nous. Tous en rose, les uns les autres, en rose tout le temps, comme si nous étions les habitants stupidement béats d'une utopie sucrée, sinistre en vérité, à vomir ! (p. 44)
Bref, les animaux de Chevillard parlent, pensent, philosophent et s'émeuvent comme nous, si bien qu'ils nous renvoient une image plaisante et variée de nos vertus et défauts. Et, on l'aura sans doute compris, les dialogues de ce recueil tournent tous, pour chaque espèce mise en scène, autour de la caractéristique qui à nos yeux humains la distingue des autres – la taille de la girafe, la langueur carnassière du crocodile, la masse de l'éléphant, le dons des langues des perroquets, paradoxalement : notre fichue incapacité à distinguer le tapir du tamanoir, etc. –, ce qui n'est pas sans dénoncer gentiment notre incapacité humaine à nous décentrer et à envisager dans leur complexité les autres espèces que la nôtre.
Et si, du fait de notre égocentrisme intellectuel, nous ne sommes pas capables de citer un seul trait distinctif de l'animal mis en scène, Chevillard, dans sa malignité sans faille, va précisément pointer et grossir notre manque de curiosité :
LUI - Tu
as vu, on n'a encore personne.
ELLE - Oui, tous les jours le bide.
LUI - à‡a se dit toujours, tu
crois, ce mot, bide, pour dire four ?
ELLE –
Four ?
LUI – De
toute façon, je sais pourquoi.
ELLE – Tu
m'expliques ?
LUI –
Nous ressemblons trop à des vaches.
ELLE (elle le regarde) – Pas faux.
LUI –
Les cornes, les naseaux, la queue, les mouches, le pis, enfin, toi, le pis.
ELLE –
Nous avons notre bosse de graisse tout de même !
LUI – Oui,
mais le chameau en a deux… Si bien que celui qui veut voir une bosse de
graisse, celui qui tient à ça, qui a du goût pour ça, pour qui c'est important,
il file droit en arrivant à l'enclos des chameaux. C'est là qu'il trouve son
extase. (p. 34)
Zoologiques en classe
Si l'on opte pour l'organisation, en classe, d'une activité d'écriture du type « à la manière de… », on aura sans doute intérêt à observer dans un premier temps les caractéristiques stylistiques des dialogues rédigés par Chevillard. Dans un premier temps ou… un second temps : si par un hasard improbable la classe, dans le cadre du cours de sciences, visite un zoo, le prof de français, génial opportuniste, pourrait en profiter pour faire rédiger des premiers jets de dialogues entre animaux. Concrètement, par deux, les élèves choisiraient un enclos et rédigeraient, impromptu, un premier jet de conversation entre les individus encagés.
Encagés… le terme est fortement connoté, mais je ne serais pas étonné que les élèves mettent l'accent, dans leurs écrits spontanés, sur le triste sort réservé aux animaux des zoos. En cela, ils ne s'éloigneront pas tellement du propos de l'ouvrage de Chevillard, où les animaux, conditionnés par leur captivité à illustrer les représentations que nous nous en sommes faites – avec un humour protéiforme que leur prête Chevillard–, dénoncent par ce biais l'extrême réduction ontologique à laquelle les condamnent les zoos. On pourrait d'ailleurs lire, dans cet anthropomorphisme systématique, une mise en cause de ces établissements qui arrachent les animaux à leur nature propre.
En somme, la comparaison, axée sur les thématiques mises en évidence, des premiers jets des élèves avec les dialogues de Chevillard devrait donner lieu à une réflexion sur la façon dont l'homme traite les animaux. On la fera suivre par une observation de la langue de Chevillard, grâce à laquelle les élèves pourraient réviser et améliorer leurs écrits.
Voici en substance ce que pourrait donner cette analyse stylistique formelle pour le dialogue consacré aux lions :
- Langage soutenu (tournures contrôlées, vocabulaire précis) : C'est exaspérant à la fin ! ; Je me sentirais quelque peu atteint dans ma dignité (…), carrément nié dans ma fonction… ; nous nous trouvons surpris dans des postures humiliantes ; …
- Nombreuses phrases averbales (résultant souvent du fait que la structure prédicative omise se trouve dans la réplique qui précède) : Surtout pour moi ; Férocité gratuite ; Photo officielle du souverain ; Nos dents de leur mordant ; …
- Phrases simples et complexes, mais brèves le plus souvent. Quelques structures fréquentes à l'oral sont récurrentes : Ce sont des scènes qui peuvent être… ; Oui, oui, on dirait que tu… ; Dommage qu'il y ait… ; Celle-là , elle est très bien ; S'il te plait, cesse d'arpenter ; …
Un passage en revue des particularités stylistiques d'un texte littéraire, si précis soit-il, peut valoir chez les élèves soucieux de bien faire (ou qui ont bien intégré l'utilité des activités de structuration) des améliorations de leurs propres écrits. Mais il peut aussi n'avoir aucun effet rédactionnel chez d'autres, même si l'enseignant s'efforce de rappeler le sens de l'activité d'analyse. Il devrait donc être suivi d'une réflexion sur des manières concrètes de mieux écrire, inspirées du style de Chevillard.
Quelques conseils à l'élève en guise de conclusion :
- Varie la forme des phrases : fais en sorte qu'elles ne commencent pas systématiquement par un pronom sujet. Certaines phrases peuvent être interrogatives, d'autres impératives, etc. N'hésite pas à insérer dans tes dialogues des phrases complexes construites à l'aide de conjonctions (si, pour peu que, si bien que…) ou de pronoms relatifs.
- Tes phrases peuvent être construites sans verbe conjugué, comme dans les dialogues ordinaires, où l'on répond brièvement à notre interlocuteur.
- Tu peux utiliser des expressions propres au langage oral (dommage que…, on dirait que…, à croire que…).
- N'hésite pas à faire en sorte que la situation de communication soit perceptible dans ton texte : utilise des pronoms et déterminants comme je, tu, nous, mon, nos…, des mots qui se réfèrent au lieu où se tient la conversation (ici), des verbes à l'impératif, etc.
- Soucie-toi de soigner le vocabulaire utilisé. Si nécessaire, utilise un dictionnaire des synonymes (mieux, un dictionnaire analogique) pour choisir des termes précis, appropriés au sens que tu veux communiquer.
Enfin, et je m'adresse ici de nouveau aux enseignants : sachez que les dialogues de Zoologiques4 ont été mis en voix et son écoutables gratuitement à cette adresse :
Une telle mise en voix, enregistrée, peut également être réalisée à l'école, afin notamment de combiner l'activité d'écriture avec une mobilisation des paramètres de la voix. On pourrait même supposer que les écrits des élèves évoluent encore à cette occasion, afin de mieux correspondre à certaines exigences prosodiques et expressives.
Pierre-Yves Duchâteau
1. Velitchko Inga (2018). « Les personnages animaux dans la littérature ‑ Esquisse de typologie et de fonctions », Fabula / Les colloques, La parole aux animaux. Conditions d'extension de l'énonciation, URL : http://www.fabula.org/colloques/document5396.php, page consultée le 05 juin 2022.
2. Orlandi Sibylle (2018). « Nous luisons… loin des humains » : marques personnelles et expression animale. (Wajdi Mouawad, Anima) », Fabula / Les colloques, La parole aux animaux. Conditions d'extension de l'énonciation, URL : http://www.fabula.org/colloques/document5382.php, page consultée le 05 juin 2022.
3. https://www.babelio.com/livres/Chevillard-Zoologiques/1179727.
4. Chevillard Eric (2000). Zoologiques. Editions FATA MORGANA 2020. Recueil illustré par Philippe Favier.