« L' odeur de l'essence » : pour une approche de la littératie multimodale en classe

Alors que le concept de littératie multimodale gagne du terrain en didactique du français depuis plusieurs années, sa mise en œuvre demande encore à être étoffée. Quelles compétences exercer ? Quelle méthode appliquer ? De quels modèles s’inspirer ? En nous basant sur les pistes pédagogiques de Lebrun et Lacelle, nous proposons une ébauche de dispositif portant sur « L’ odeur de l’essence », d’Orelsan.

I. Pourquoi Orelsan ? 

Aborder Orelsan à l’école, c’est se donner l’opportunité d’inviter le rap en classe – et de rencontrer l’intérêt des élèves – tout en étudiant des textes abordables. Chez le Caennais, pas de termes inappropriés au cours de français (vulgarité) ou inaccessibles à la compréhension (argot) si fréquents chez d’autres artistes hip hop. De plus, sacré artiste de l’année 2022 aux Victoires de la Musique, son premier single L’ odeur de l’essence remportant la Victoire de la chanson originale de l’année, Orelsan a acquis, encore une fois, la double légitimité du public et des professionnels1. Une belle occasion d’étudier une figure incontournable du paysage musical des élèves.



II. Proposition de dispositif

Afin de structurer l’étude et l'exploitation de L’ odeur de l’essence, nous procéderons en trois étapes, inspirées des pistes pédagogiques proposées par Lebrun et Lacelle2. Pour chacune d’elle, nous partirons du texte que nous analyserons puis que nous mettrons en relation avec la musique et le clip. Nous cernerons ainsi l’apport de chaque dimension et leur interrelation qui constitue la nature et la richesse de l’objet multimodal.

1.     Enrichir les procédés d’analyse textuelle, travailler sur la cohérence textuelle et l’expression du point de vue.
2.     Former les élèves de façon plus soutenue à la grammaire de l’image fixe et mobile ; insister davantage sur les connaissances relatives aux relations texte-image-son et sur leur articulation en vue d’une lecture véritablement multimodale.
3.     Sensibiliser les élèves, par des exercices pratiques, aux aspects idéologiques et sociaux des messages textuels et iconiques, les amener à saisir ces aspects, à se situer par rapport à eux, à prendre position et, éventuellement, à incarner cet engagement dans des productions multimodales de leur cru où l’image et le texte contribueront, conjointement, à faire part de l’intention qu’ils avaient.


III. Mise en œuvre

1. Analyse textuelle, point de vue et cohérence textuelle : la situation de communication comme fil rouge

Si le texte ne respecte pas la structure traditionnelle d’une chanson (il n’y a pas de refrain), il comporte une redondance d’injonctions qui caractérise sa forme. Ainsi, il s’ouvre sur Regarde + sentiment + situation actuelle. La même structure est répétée quatre fois puis quatre nouvelles fois en troquant garde pour Écoute. Le texte se poursuit en forme libre, mais Regarde sera encore répété quatre fois plus loin dans le texte.

Orelsan s’adresse ainsi directement à l’auditeur, à l’impératif, l’incitant à percevoir le monde qui l’entoure. Mais quel est ce monde ? Examinons la première phrase du texte : « Regarde la nostalgie leur faire miroiter la grandeur d’une France passée qu’ils ont fantasmée. » Le ton est posé pour la suite de la chanson : Orelsan dénonce le conservatisme et l’aspect réactionnaire d’une partie du peuple français. En effet, la suite de texte prendra la forme d’une longue liste de dérives sociales, économiques, politiques et idéologiques actuelles en France. 

L’identification de chacun de ces domaines/thèmes pourra constituer un exercice de repérage à réaliser avec les élèves en préparation d’une production.

L’étude du texte permet donc de dégager un émetteur je  (« j’suis né dans l’système ») qui s’adresse à un auditeur tu dans le but de l’inciter à l’action (regarde / écoute) tout en dénonçant l’idéologie d’un collectif (leur) seulement identifié par sa nationalité (France). L'on reconnait ici les deux ingrédients de la chanson engagée. 

Passons maintenant à l’examen du son et du clip.

Notons tout d’abord que l’absence de refrain va de pair avec un emballement dans le rythme de la chanson. Les paroles se succèdent dans une déferlante ininterrompue qui traduit un sentiment de colère et de violence ainsi qu’une urgence de dire, autant de manifestations du point de vue. Notons d’ores et déjà que le texte s’interrompt de manière abrupte sur « on s’bat pour être à l’avant dans un avion qui va droit vers le crash ». Comme le premier mot, le dernier a un statut particulier : il est émis de manière beaucoup plus calme, d’une voix plus basse, tranchant avec l’emballement précédemment décrit, et apparait en lettres capitales blanches sur le fond noir derrière Orelsan. Sémantiquement parlant, le terme renvoie à une rupture. Texte, son et clip se rejoignent donc dans un terme brutal : la chanson se termine en même temps que l’accompagnement musical s’arrête et que les lumières s’éteignent. L’avion L’ odeur de l’essence finit sa course dans un crash multimodal, assurant par là une cohérence textuelle parfaite.



Regarde et Écoute sont systématiquement émis d’une manière différente du reste des paroles. Le ton est plus posé, la voix est grave et dédoublée. S’agit-il d’une forme de démultiplication d’Orelsan ou d’une pluralité de voix ? Le clip propose différentes pistes.

Lors de l’intro musicale, le spectateur découvre une sorte de garage où apparaissent progressivement trois personnages : un premier devant une table de mixage, un second qui sort de voiture et un troisième assis dans un fauteuil. Par après, Orelsan sort de derrière un paravent. Les familiers du monde d’Orelsan reconnaitront, dans l’ordre, Skread, Clément et Ablaye. Deux amis et le frère d’Orelsan. Cette référence à l’univers du chanteur est riche de sens. Non seulement parce que petit groupe est présent dans nombre d’autres clips, mais aussi parce qu’il a récemment été au centre d’un documentaire en six épisodes, Montre jamais ça à personne3, lui aussi récompensé aux Victoires de la Musique dans la catégorie « création audiovisuelle ». Bien qu’il manque un des comparses habituels (Gringe), la présence du groupe d’amis traduit une appartenance collective au point de vue énoncé dans L’ odeur de l’essence.  

Ensuite, Orelsan apparait, en bombers et pantalon, se frottant les mains comme s’il se préparait au combat, se dirige sur une scène, devant un écran géant, sous forme de triptyque, sur lequel défileront toutes les images d’illustration du clip. Sur cet écran, le visage du chanteur apparait en gros plan, en double, énonçant le premier Regarde. Pour les suivants, son visage n’apparait plus qu’une fois, mais le mot surgit en majuscules blanches sur fond noir à l’écran. Ces procédés visuels, par leur aspect répétitif avec les paroles, donnent plus de force à l’injonction.

L’énonciateur du texte peut donc clairement être identifié comme étant Orelsan. Mais tout le point de vue de la chanson mériterait d’être étudié dans une optique intertextuelle. Retrouve-t-on le même contenu idéologique dans d’autres textes d’Orelsan4 ? Sur l’album d’abord, dont le titre Civilisation est évocateur, mais aussi dans le reste de la discographie du chanteur et dans les productions audiovisuelles dans lesquelles lui et son groupe apparaissent : Montre jamais ça à personne et pourquoi pas, Comment c’est loin

Orelsan, donneur de leçons ? 

En prenant position sur des sujets actuels, clivants, parfois brulants, le texte de L’ odeur de l’essence ne pourrait-il pas amener certaines réactions de rejet en classe ? Orelsan amène-t-il l’auditeur à adopter son point de vue ou à développer son propre point de vue ?

Certes, les paroles sont clairement orientées, mais Orelsan n’impose à aucun moment ses idées à l’auditeur. À Regarde et à Écoute répondent des images issues de l’actualité : immigrés et gilets de sauvetage, glacier qui s’effondre, décharge à ciel ouvert, manifestations des gilets jaunes, petite fille avec une arme en main, violences policières, etc. Les thèmes sont multiples et le spectateur est invité à les observer et par extension, à s’en forger une opinion.

D’autre part, n’y a-t-il pas comme une autodérision dans cette figure d’Orelsan donneur de leçon, lui qui a toujours donné l’image d’un gars qui ne se prend pas au sérieux ? Le passage le plus significatif à cet égard est le suivant : « Putain les moutons veulent juste un leader charismatique. » Au même moment, l’écran géant du clip montre Orelsan avec les yeux blancs, comme vides, ou démoniaques, à côté d’un drapeau imaginaire qui accompagne toute la communication autour de la sortie de ce nouvel album, depuis son annonce jusqu’à sa pochette. Mais quelle est sa signification ? Orelsan apporte une réponse dans une interview :

« J’ai gardé le rouge et le bleu de la France. J’ai rajouté du vert pour la province et pour la nature. A droite, c’est le fond vide de Photoshop où tu peux rajouter ce que tu veux pour que tout le monde se l’approprie. »
En somme, cette bande transparente serait en fait une zone de remplissage où chacun peut rajouter sa propre image et ainsi construire un drapeau à son image. Car si le drapeau dans sa forme originale représente la Civilisation impulsée par Orelsan, en fait, l’album est une invitation à construire, ensemble, une civilisation fondée sur des valeurs communes.5



En se proposant comme « leader charismatique », Orelsan fait preuve d’une autodérision qui caractérise son œuvre depuis les débuts. Cette mise à distance, perceptible même pour un auditeur novice, mérite d’être étudiée dans le texte. 

Partons de deux exemples :

« Regarde la peur les persuader qu’des étrangers vont v’nir dans leurs salons pour les remplacer »
« Écoute la méfiance les exciter, dire qu’on peut plus rien manger, qu’on n’a même plus l’droit de penser »

Que dénonce Orelsan ? Des clichés : la peur de l’étranger (on notera la référence à la thèse du grand remplacement qui a la cote dans les milieux d’extrême droite) et le « on n’a plus le droit de rien ». En somme, le recours à des vérités toutes faites. Et pour mettre à mal ces lieux communs... il en use à son tour :

  • en s’appropriant des proverbes : « on soigne le mal par le mal » ;
  • en reprenant des réflexions largement usitées : « ça s’voit clairement qu’on n’a pas connu la guerre » ;
  • en détournant des citations : « l’histoire appartient à ceux qui l’ont écrite » ;
  • en utilisant les procédés d’énonciation des vérités générales : « l’alcool est toujours à la racine du mal » (« être », présent, généralisation par le biais des articles définis et de l'adverbe « toujours ») ;
  • en faisant référence à un pluriel non défini : leurs/ils/ceux/tout l’monde ;
  • en employant des termes sans nuance : « tout est réac » / « tout dégénère » / « tout est cyclique » ;
  • en se donnant l’apparence d’un raisonnement logique : « tout l’monde s’excite parce que tout l’monde s’excite ».

Autant de mécanismes mis à distance dans le vers « nourris aux jugements, nourris aux clichés ».


2.  Former les élèves de façon plus soutenue à la grammaire de l’image fixe et mobile ; insister davantage sur les connaissances relatives aux relations texte-image-son et sur leur articulation en vue d’une lecture véritablement multimodale.

Dans le clip de L’ odeur de l’essence, plusieurs dispositifs visuels entrent en relation. Deux espaces d’abord : la partie « hors cadre » dans laquelle apparait le trio du début et la scène sur laquelle rappe Orelsan. Deux autres niveaux ensuite : celui que l’on qualifiera par facilité de « réel », correspondant à la scène, et celui que l’on appellera « virtuel », c’est-à-dire l’écran géant en triptyque sur lequel sont diffusées les images. 

Cette dernière précision est d’importance car l’écran apparait comme une référence directe aux médias ; référence doublée par les images elles-mêmes, souvent tirées de l’actualité. Or parfois, la frontière entre les deux niveaux se brouille.

Ainsi, dès la première phrase, un train s’arrête, les portes s’ouvrent, une nuée de personnes vêtues de noir en descendent, traversent l’écran et se mettent à danser aux côtés d’Orelsan. Ces danseurs anonymes, issus du monde virtuel, bousculent ou étouffent Orelsan, se battent, se laissent marcher dessus, se font arrêter par des policiers eux-mêmes sortis de l’écran. Ils symbolisent ainsi la porosité entre réalité et fiction qui pollue les esprits et qu’Orelsan s’emploie à dénoncer : « Gamin d’douze ans dont les médias citent les tweets/L’intelligence fait moins vendre que la polémique. »

Cet espèce de flot malsain s’étend même au-delà de la scène puisqu’il contamine le premier espace : des inconnus viennent tabasser le groupe de potes présent dans le garage. 

Une fois les moyens visuels généraux décryptés, il convient d’entrer dans une analyse plus fine des rapports qu’entretiennent texte(s) et image(s). Pour ce faire, on étudiera avec les élèves différents types d’images : complémentaires, redondantes, divergentes et autonomes6.

Dans L’ odeur de l’essence, on distingue des images complémentaires et redondantes. Les premières peuvent être divisées en deux catégories : celles qui portent sur le niveau macrotextuel et celles qui portent sur le niveau microtextuel.

Par « images complémentaires au niveau macrotextuel », nous entendons les images qui donnent corps à l’univers de la chanson de manière globale, sans qu’elles se rapportent à une parole circonscrite. Ainsi, des images de cités qui semblent abandonnées, de bâtiments délabrés, en proie à la végétation, participent à une atmosphère post-apocalyptique (ruine du système capitaliste et de toute justice sociale) ; de nombreux plans de circuits renvoient à un monde numérisé, faisant écho à l’individualisme, aux médias, à l’info, aux réseaux sociaux ; l’image d’une figure humanoïde abstraite qui se désagrège participe au sentiment global d’effondrement. Ces images sont peu nombreuses, mais interviennent de manière régulière, du début à la fin du clip, donnant ainsi une tonalité unie à l’ensemble.

Par « images complémentaires au niveau microtextuel », nous entendons les images qui précisent, localement, le propos général. L’exercice pourrait être réalisé par tous les élèves en répartissant le texte par groupes. En voici quelques exemples :

  • « Regarde l’incompréhension saisir ceux qui voient leur foi dénigrée sans qu’ils aient rien demandé » : un bâtiment qui évoque une mosquée apparait en arrière-plan.
  • « Regarde le désespoir leur faire prendre des risques pour survivre là où on les a tous entassés » : des barres HLM vues de haut défilent sur l’écran.
  • « Les jeux sont faits, tous nos leaders ont échoué / ils s’ront détruits par la bête qu’ils ont créée / la confiance est morte en même temps qu’le respect / Qu’est-c’qui nous gouverne ? La peur et l’anxiété » : les images montrent des manifestations des gilets jaunes.

 Les images complémentaires sont ainsi nombreuses.  En revanche, les images redondantes sont plus rares, mais un passage mérite l’attention : 

« En manque de r’pères et ils s’perdent dans la nostalgie d’une époque
Où d’autres étaient déjà nostalgiques d’une époque
Où d’autres étaient déjà nostalgiques d’une époque
Où d’autres étaient déjà nostalgiques d’une époque où, uh »

Alors que le texte procède à une mise en abime, dénonçant la circularité d’une nostalgie absurde, le clip appuie cette figure : Orelsan, sur scène, mime un mouvement de répétition des mains, puis la même image apparait sur l’écran géant, puis cet écran est relayé sur le petit écran du salon où sont installés ses potes, qu’on aperçoit ensuite à travers la voiture de laquelle sort Clément.

Le rapport de redondance entre l’image et le texte, au service d’une figure d’enchâssement, sert le propos et appuie sur l’effet de spirale infernale de ce regard perpétuellement tourné vers le passé.


3. Sensibiliser les élèves, par des exercices pratiques, aux aspects idéologiques et sociaux des messages textuels et iconique, les amener à saisir ces aspects, à se situer par rapport à eux, à prendre position et, éventuellement, à incarner cet engagement dans des productions multimodales de leur cru où l’image et le texte contribueront, conjointement, à faire part de l’intention qu’ils avaient.

La dimension idéologique de L’ odeur de l’essence a déjà émergé lors des phases d’analyse, particulièrement lors de l’identification des thèmes et de l’étude du rapport texte/image.

Plusieurs exercices pourraient en découler :

  •  Les élèves identifient un thème de société par rapport auquel ils souhaitent se positionner, rédigent une série de vers comprenant la dénonciation et l’incitation à l’action et les illustrent avec des images tirées de l’actualité.
  • Les élèves s’approprient des proverbes, des expressions, des locutions et en proposent un sens détourné en utilisant des images complémentaires ou divergentes.
  • Les élèves choisissent une partie du texte de L’ odeur de l’essence et en précisent le sens avec des images tirées de leur vie quotidienne.
  • Les élèves choisissent une figure de style (anaphore, répétition, mise en abyme...) dont ils multiplient l’effet en la déclinant dans une production multimodale.
  •  Etc.



IV. Conclusion

Riche en procédés et en contenu, reconnu par le monde de la musique et des adolescents, L’ odeur de l’essence apparait comme un « objet situé à l’intersection de la culture des élèves et de celle de l’école », « un cheval de Troie didactique »7 idéal pour observer, analyser et produire un objet de communication multimodal.



 Salomé Bureau



1.https://www.rtbf.be/ Nous avons choisi de ne pas insérer les paroles dans l'article, le texte étant très (trop) long. On le trouvera à l'adresse suivante: https://www.paroles.net/ 

2.Lebrun M., Lacelle N. et Boutin J-Fr., La littératie médiatique multimodale, Presses de l'Université du Québec, 2012.

3.Cotentin Cl. et Offenstein Ch., Montre jamais ça à personne, Prime Video, 2021. Il s'agit d'un montage de vidéos amateurs réalisées par Clément Cotentin, le frère d'Orelsan, depuis ses débuts jusqu'à son succès dans le rap. Orelsan y apparait presque tout le temps accompagné des mêmes amis. 

4.Deux morceaux, souvent mis en parallèle avec L' odeur de l'essence par les médias, retiennent particulièrement l'attention : Suicide social et Jours meilleurs.

5.https://intrld.com/

6.https://www4.ac-nancy-metz.fr/ 

7.Dufays J-L., «De la chanson comme cheval de Troie médiatique. Un dispositif pour l'accès multimodal à la lecture-écriture littéraire », La Lettre de l'AIRDF, n°53, 2013.

Réagissez à cet article

Derniers articles

Exploitation de l'album « L’Argent » avec des élèves de 3e commune

Visite à la Foire du Livre

Lire, le propre de l’homme ?

Album (37) : « Le petit robot de bois et la princesse bûche » de Tom Gauld

Lire un classique en BD : tremplin pour la lecture ou sacrifice pour l'imagination ?