Album (32): « Je connais peu de mots » d'Elisa Sartori

« Je connais peu de mots » d’Elisa Sartori a remporté cette année le Prix de la première œuvre de littérature jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un album au graphisme et au texte à la fois minimalistes et poétiques, pour parler de la difficulté de maitriser une autre langue que la sienne. Un objet et un propos qui séduiront des apprenants jeunes et moins jeunes, francophones de souche ou en devenir.

Informations bibliographiques

Auteure/illustratrice : Elisa Sartori
Éditeur : CotCotCot Éditions
Format : Leporello1 avec fourreau
Année d'édition : 2021


Mot de l'éditeur 

« Elisa Sartori questionne notre rapport à la langue, à l'apprentissage d'une langue étrangère. Comment la fait-on sienne ? Et si investir une nouvelle langue ne se limitait pas à l'acquisition d'une grammaire, mais représentait bien plus ? » (CotCotCot Éditions)
                                                                                                                                           

« Tout est subtil dans ce leporello : le format, la manipulation à double sens, la couleur bleue sur fond blanc, la finesse de la silhouette, le rendu de la pluie, les mouvements des traits qui s’épaississent dans les moments de tension, l’expressivité offerte par les pointillés plus ou moins serrés… un design minimaliste et poétique d’une remarquable efficacité. » (Michel Defourny, Les A.T.I)


Découvrez également l’interview d’Elisa Sartori, illustratrice italienne ayant étudié en Belgique, qui explique son parcours, sa démarche de création de l’album et nous le lit : 

https://www.youtube.com/watch?...

PRÉSENTATION ET FORMAT

Je connais peu de mots est avant tout un très bel objet. Il se compose d’un ensemble de fiches cartonnées reliées entre elles (par le plus petit côté) pour former un accordéon, à déplier verticalement. Il est coloré exclusivement de bleu (magnifique) et de blanc, dont se dégage un sentiment de beauté et de quiétude. Ce leporello peut également se lire comme un calepin, relié par le coté supérieur (d’abord le recto des « cartes », l’une après l’autre, puis le verso en le retournant). Il fait partie d’une collection appelée « livres-accordéon infinis » : une fois arrivé à son terme, la lecture peut recommencer au début, comme on recommence à zéro l'apprentissage d’une nouvelle langue. 

C’est d’ailleurs ce que nous raconte cet album : la difficulté à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la nôtre, dont on ne connait qu’une infime partie, des éléments disparates qui ne permettent de formuler que des idées simples, imparfaites, n’autorisant aucun nuance. À la moitié de l’album survient un basculement, où les difficultés laissent place aux progrès effectués et le positif (qui émerge quand on reconnait ce qui est tout de même déjà acquis) prend le pas sur les obstacles à franchir. Apparaissent alors les perspectives d’un tel apprentissage : l’ouverture à l’autre et la découverte du monde. Ce point de bascule au milieu de l’album se manifeste à la fois dans le texte et dans l’image, comme nous allons le voir.

TEXTE

Écrit en bleu, il se décline en une phrase, voire seulement quelques mots par image, tel un poème en prose qui raconte les obstacles rencontrés lors de l’apprentissage d’une langue. Au début c’est la grammaire qui prédomine, avec ses innombrables difficultés (les règles si nombreuses et leurs exceptions) : mes phrases ne sont pas justes, je fais trop d’erreurs, il y a tellement de règles et encore plus d’exceptions… Le débit s’accélère, les pensées négatives deviennent obsédantes (je pense parfois que ma tête est trop petite, je me demande quand je réussirai à bien m’exprimer).


Ces phrases saccadées et un peu obsessionnelles (le « je » y est associé à l’erreur) font penser à une petite voix intérieure qui habite la jeune femme, seul personnage représenté dans l’album. Elle est accompagnée par cette sorte de conscience désagréable et culpabilisante qui s'ajoute aux difficultés qu’elle doit affronter et l’enferme en elle-même. L’identification est aisée car tout apprenant vit cela en phase d’insécurité linguistique : le sentiment d’être enfermé à l'intérieur de soi sans avoir les moyens de s’exprimer et de communiquer avec le monde.

mais j’ai déjà réussi à te dire tout ça

Le point de rupture (au milieu de l’album) est marqué dans le texte par l’opposition amenée par le mais. La jeune femme reprend en quelque sorte conscience. Elle est alors libérée de son enfermement personnel et capable de voir les progrès déjà effectués, la communication rendue possible. Elle se fixe un objectif : je parlerai cent fautes un jour. Un très joli jeu de mots qui, profitant d’un trait caractéristique du français, ses nombreux homophones, apporte une touche de poésie et d’humour dans son apprentissage. Jouer avec la langue, c’est déjà l’avoir apprivoisée…

L’album se termine par une invitation à la découverte de l’autre et d’autres cultures ensemble :

alors on pourra mieux se comprendre
et découvrir ensemble
d’autres cultures
de nouvelles langues
         dont au début…

Et tout recommence ! La satisfaction d’avoir réussi à maitriser ce qui échappait jusque-là est vite dépassée par le désir d’apprendre à nouveau et de repartir à zéro, qui se matérialise dans le fait de retourner l'album et de se retrouver à la première page.

IMAGES

Le texte et les dessins (en bleu sur fond blanc) occupent d'abord peu d’espace sur la page. Peu à peu, le bleu (et l’eau qu’il représente) vont prendre de plus en plus de place, envahir l'espace blanc et entourer le personnage féminin, jusqu’à le submerger complètement. Cette engloutissement se fait par étapes. La jeune femme parvient d’abord à « garder la tête hors de l’eau » pour être finalement immergée dans des flots de plus en plus tumultueux : le trait, initialement horizontal, commence à onduler, se densifie et s’épaissit, jusqu’à devenir un véritable tourbillon qui enserre le personnage.

L’image centrale (au milieu de l’album, avant de le retourner) est complètement bleue, à l’exception du visage et des mains du personnage qui sont blancs, sans contour, vides. L’eau, dont la densité est très bien rendue par l’aquarelle, est désormais calme, la quiétude est revenue. Les ondes ont disparu, la masse bleue porte maintenant le personnage, qui flotte sereinement.


Dans la suite (partie verso), le bleu prend la forme d’une pluie drue qui s’affine de plus en plus, laissant apparaitre les pieds, les jambes, puis le corps du personnage, telle une nouvelle naissance. Le blanc et le calme reprennent leurs droits, le nuage s’en va, l’orage est passé. Il est alors possible pour le personnage de se lever et de se diriger vers d’autres cultures, de nouvelles langues…

RAPPORT TEXTE/IMAGES

Cet album est une très belle manifestation de la double narration, répartie entre un narrateur visuel et un narrateur verbal, qui caractérise l’album jeunesse2. Le récit assumé par le texte est celui de l’apprentissage d’une langue, souvent semé d’embuches. Les images racontent quant à elles l’histoire d’une immersion progressive dans des flots pas forcément menaçants, mais très envahissants, qui submergent une jeune femme dans une sorte de tourbillon. Suite à cela, le calme revient et elle réapparait progressivement, renaissant littéralement des flots. On peut bien sûr y voir une dimension symbolique et spirituelle, un lien avec les rites d’immersion présents dans certaines religion (baptême catholique, mikvé juif, ablutions islamiques, etc.). Il n'en reste pas moins que les images de l’album peuvent figurer métaphoriquement des situations d'angoisse très diverses. Accompagnées d’un texte différent, elles pourraient donc narrer d’autres formes de transformations, de changements vécus par l’être humain.

Il serait cependant excessif de parler d’un rapport de véritable disjonction3 entre le texte et l’image, tant la métaphore qui relie les deux narrations de cet album est forte et particulièrement parlante. Les liens entre l’eau et les premiers pas dans la maitrise d’une langue apparaissent jusque dans le champ lexical communément utilisé : ne parle-t-on pas d’immersion linguistique, de bain de langue, du sentiment d’être noyé dans un flot de paroles (ces locuteurs natifs qui parlent toujours si vite...), voire de garder la tête hors de l’eau ?

Dans son interview, Elisa Sartori explique avoir voulu représenter l’apprentissage de la nage, qu’elle a d’ailleurs elle-même enseigné à de jeunes enfants. Pour elle, le sentiment d’angoisse éprouvé lors des premières immersions dans l’eau (l’impression d’être aspiré vers le fond) est similaire à celui qu’on ressent quand on ne parvient ni à comprendre ni à se faire comprendre.

L’association de ces deux narrations en parallèle donnent à l’ensemble une dimension poétique et rassurante qui tient notamment au choix du bleu. Cet album semble nous dire que le jeu en vaut la chandelle, que les efforts consentis pour aller vers une autre langue (et ainsi, une autre culture et d’autres personnes) sont payants. Il met cependant en garde : cet apprentissage n’est pas anodin, il va vous traverser complètement, vous bouleverser, mais une fois le calme revenu, vous en sortirez grandis. 

Pistes pédagogiques

Un fascicule émanant de la maison d’édition CotCotCot est disponible gratuitement en ligne4. Il contient des pistes pédagogiques (plutôt des activités ponctuelles) pour l’exploitation de cet album dans le cadre du français langue étrangère, ainsi que d’intéressantes suggestions pour une mise en réseau. Proposer sa lecture à des apprenants de FLE semble particulièrement pertinent, étant donné l'association immédiate qui pourra s’opérer avec leur propre situation, les angoisses vécues, les difficultés rencontrées au quotidien lors de l’apprentissage. Tout débutant dans une langue s'est en effet un jour retrouvé dans la situation vécue par la jeune femme de l'album, où l'immersion devient noyade. Bien souvent, les personnes ne disposent pas des mots nécessaires pour exprimer leur frustration et rares sont les ressources à la disposition des professeurs pour les y aider. Cet album pourra avoir cette fonction à la fois exutoire et poétique : mettre des mots (ou des images) sur ce ressenti.

En outre, comme le précise ce livret, l’album pourra tout aussi bien être exploité avec des élèves de fin du primaire et du début du secondaire. Son abord permettra notamment d’illustrer (au premier sens du terme) la figure de la métaphore, notamment en rendant explicite avec les élèves le lien entre le texte et les images : au début, quand j’apprends une langue, je me sens comme submergé dans la mer, emporté par l’eau, puis progressivement, j’arrive à reprendre le dessus, etc. 


Pour approfondir la bonne compréhension de cette figure de style, il s'agira de proposer aux élèves d'écrire un texte personnel pour accompagner les mêmes images, mais en reflétant leur propre vécu. La réalisation de cette tâche nécessitera un accompagnement en plusieurs étapes (qui suivent les quatre processus de l'acte d'écriture renseignés dans les programmes) :

PLANIFICATION :
- Faire émerger les ressentis : inviter les élèves à observer les deux images représentant le corps emporté dans les tourbillons des flots : à votre avis, que ressent le personnage féminin ? Vous êtes-vous déjà sentis submergés, dépassés, emportés par quelque chose qui vous dépasse ? Remémorez-vous ce moment. Suite à cela, qu’est-ce qui a pu vous aider à passer au-dessus, à vous libérer ? Les thématiques abordées avec des adolescents tourneront sans doute autour de sentiments intenses, comme une forte colère, un chagrin profond, une révolte.
- Observer la structure du texte très bref de l’album : il se résume à une seule longue phrase, articulée autour du mais central et séparée, au gré des images, en huit segments. Si besoin, un choix peut même être opéré entre les images pour limiter le nombre de segments. L’important est de garder une structure symétrique (les éléments négatifs étant contrebalancés par le même nombre d’éléments positifs). 

RÉDACTION :
- Rédiger son propre texte en s'appuyant sur les images et sur ce qui a émergé lors de la première phase.

RELECTURE-RÉÉCRITURE : 
- Revoir son texte pour l'épurer et n'en garder qu'une phrase (longue), articulée autour d'un basculement. Celle-ci sera ensuite découpée pour être associée aux différentes images retenues. 

PUBLICATION (acte graphique) : 
- Écrire son propre texte (remplaçant l'original) sur les images sélectionnées reproduites, en veillant à l'intégrer à l'esthétique de l'ensemble.  


CONCLUSION

S’il est associé à l’apprentissage d’une langue, Je connais peu de mots a une portée bien plus vaste, car il illustre toute forme d’apprentissage, à travers les écueils rencontrés et les angoisses éprouvées, aboutissant à la satisfaction ressentie une fois ces obstacles surmontés. Un très bel objet poétique, à mettre dans les mains (et sous les yeux) de tous ceux qui ont soif d'apprendre. 



Amélie Hanus


1. Nom donné aux albums accordéons en référence au personnage du Don Giovanni de Mozart. Valet de Don Juan, c'est Leperello qui égraine, avec beaucoup d'humour dans le célébrissime air du « catalogue », la liste interminable des conquêtes de son maitre à travers l'Europe : « In Italia, seicentoquaranta (640), in La Magna duecento e trentuna (231), cento (100) in Francia, in Turchia novantuna (91), ma in Ispagna son' già milletre (1003) ». Faites le compte en l'écoutant : https://www.youtube.com/watch?...

2. Pour cette notion de narration répartie entre le texte et l'image, cf. Nières, I., Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009.

3. Van Der Linden, S., Album(s), Paris, Actes Sud, 2013, p. 12.

4. https://www.cotcotcot-editions...





Auteur

Amélie Hanus

Maitre-assistante en français, didactique du français et du FLES, professeure d'italien. Intérêt particulier pour la littérature, la lecture, la musique (classique et jazz), l'organisation d'événements culturels, l'Italie, l'italien.

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