Rendre hommes et femmes plus égaux à travers la langue. Rencontre avec Anne Dister

Nous avons le privilège de compter dans l’équipe pédagogique de français, Anne Dister, linguiste et professeure à l’UCLouvain et à l’Université Saint-Louis, qui a rédigé avec Marie-Louise Moreau l’ouvrage « Inclure sans exclure », un excellent guide reprenant les bonnes pratiques en matière de rédaction inclusive.


Nous vous avions précédemment annoncé la parution de ce manuel consacré à la rédaction inclusive. Il se décline en quatre chapitres brefs et percutants, assortis d’exemples très éclairants : le fonctionnement du genre en français, les principes de l’écriture alternative, les difficultés pratiques de rédaction que cela peut poser et enfin, des recommandations très claires et faciles à appliquer en fonction du contexte (« ce qu’il faut/ne faut pas faire », « 5 conseils à retenir » pp. 66-72).

Il est maintenant temps d'en mettre en exergue les grandes qualités, ainsi que les applications qui concernent les enseignants. Pour ce faire, nous en parlons avec Anne Dister, co-auteure de l'ouvrage.




AH : Quelle est l’origine de cette publication ? À quel public est-elle destinée ?

AD : C’est une commande de la Direction de la langue française1, l’administration qui s’occupe notamment d’assurer, en Fédération Wallonie-Bruxelles, la politique linguistique promue par le Conseil de la langue française. Ce dernier est composé d’experts, dont Marie-Louise Moreau et moi-même faisions partie lors de la précédente législature.  

L’objet de cette commande était de réaliser un guide à destination non seulement des fonctionnaires de la FWB, mais également du grand public intéressé par ces questions. Nous voulions un outil avec de nombreux exemples, qui expliquerait de manière pédagogique des notions linguistiques nécessaires pour bien appréhender la question du genre grammatical en français. Nous avions aussi envie de revenir sur certaines idées reçues, comme le supposé grand complot de la masculinisation de la langue par des grammairiens machistes. Cette idée, qui a le vent en poupe, relève d'une réécriture de l'histoire de la langue et d'une méconnaissance de son fonctionnement.

AH : En quelques mots, quel est le message qu’il véhicule ?

AD : La ligne directrice des principes qui sont exposés, comme le préconise le Conseil de la langue, est de donner davantage de visibilité aux femmes dans la langue uniquement quand c’est utile, et en ne mettant pas à mal la lisibilité des textes. D'où le titre que nous avons choisi : « Inclure sans exclure. » Vouloir donner plus de visibilité aux femmes, c'est bien, mais il ne faut pas le faire en produisant des textes plus complexes, moins accessibles, qui éloignent encore le versant écrit de la langue de son versant oral.  

AH : Concrètement, quels sont les procédés à utiliser pour servir cet objectif ? 

AD : Je dirais que le premier d'entre eux, qui est sans doute le plus accessible et le plus évident, c'est d'utiliser le féminin quand on parle d'une femme. On parlera donc d'une chirurgienne, d'une auteure, de la pharmacienne ou de Madame l'Ambassadrice (plutôt que de Mme l'Ambassadeur), qui est désormais celle qui pratique ce métier et plus l'épouse du pharmacien ou de l'ambassadeur, comme on le disait jadis. Fort heureusement, cette pratique est déjà courante dans l'usage et contribue vraiment à augmenter la visibilité des femmes. Par ailleurs, l'utilisation de la forme féminine, existante dans la langue, est d'autant plus importante lorsqu'on évoque certaines catégories socioprofessionnelles qui renvoient, dans la représentation qu'on en a, davantage à des hommes. Ainsi, dire « le Premier ministre belge a donné une conférence de presse » il y a quelques mois en parlant de Sophie Wilmès aurait donné une représentation fausse de la réalité, car dans l'image collective, LE PremiER ministre est un homme. Le système linguistique du français permet et prévoit la féminisation des noms, il faut donc l'utiliser :  nous avons eu UNE PremiÈRE ministre. 


AH : Les partisans de l’écriture inclusive mettent également en avant d'autres procédés possibles, pour lesquels vous émettez quelques réserves ...

AD : En effet. Tout d'abord, précisons que ces procédés ne se résument pas aux seuls éléments graphiques (points médians, parenthèses et autres abréviations) auxquels l'écriture inclusive est souvent associée. Il faut notamment y inclure le dédoublement, l'utilisation de mots épicènes ou de collectifs. Avant d'y recourir, le locuteur devrait toujours se poser la question de la lisibilité des textes : restent-ils déchiffrables, oralisables et donc intelligibles pour le plus grand nombre ? En outre, il faut aussi se demander si tel ou tel procédé contribue vraiment à une plus grande visibilité des femmes, ce qui n'est pas toujours le cas. 

Prenons le dédoublement, qui consiste à mentionner systématiquement l'équivalent féminin pour accompagner le masculin. Dans l'exemple « les enseignants et les enseignantes seront en congé la semaine prochaine », comme dans beaucoup d'autres, mentionner le masculin et le féminin est superflu, car c'est évident ! Personne ne doutera que tous les enseignants, hommes et femmes, seront en congé. De la même façon, un médecin qui parle de ses « patients » n’exclut évidemment pas les femmes ! L'adoption systématique de ce procédé revient par ailleurs à nier une caractéristique fondamentale du masculin en français qui, à la différence du féminin, est inclusif. Dans la phrase « les Américains ont élu leur nouveau Président », nul doute, en 2020, que le syntagme « les Américains » inclut les citoyennes américaines. De même, pour « les voyageurs à destination de Paris sont priés de se rendre au quai n°8 », il est clair que les voyageuses sont concernées également. Ajoutons à cela qu'un recours systématique à ce procédé de dédoublement rendrait les textes très lourds, indigestes. Il ne faut donc pas le généraliser. 

Une autre « solution » dite inclusive consiste à utiliser des mots épicènes (qui ont la même forme au masculin et au féminin) : parler des « profs » au lieu des « enseignants », par exemple, ou encore des « scientifiques », plutôt que de « experts » (deux mots qui ne renvoient cependant pas la même réalité, il faut donc être prudent). Dans le même ordre d'idée, évoquons le recours aux collectifs, qui sont supposés englober le masculin et le féminin : « la clientèle » pour « les clients », « le lectorat » pour « les lecteurs », etc. Il s'agit de procédés plus économiques, c'est vrai, mais qui ne rendent toutefois pas les femmes plus présentes dans la langue. Par ailleurs, ils peuvent impliquer des glissements/changements de sens, car l'épicène ou le collectif ne recouvrent pas toujours les mêmes réalités que leurs équivalents masculins et féminins : « la population migrante » est une notion nettement plus abstraite que « les migrants ». 

Enfin, et c’est un enjeu démocratique tout aussi important que la place des femmes, l’écriture inclusive dans sa dimension graphique implique, par ses propositions de notations, des difficultés de décodage et de rédaction des textes. Quels que soient les procédés utilisés (parenthèses, points médians, traits d’union, etc.), ils complexifient incontestablement la mise par écrit du français qui, disons-le, n'en a vraiment pas besoin. Les déficits en compréhension à la lecture des petits francophones est déjà tel qu’il ne s’agit pas de le creuser encore davantage en imposant le décodage de ces formes complexes. Limitons-nous à un seul exemple qui, bien que provenant d'un manuel destiné à des élèves d'école primaire, demande un effort de lecture considérable : « grâce aux agriculteur.rice.s, aux artisan.e.s et aux commerçant.e.s, la Gaule était un pays riche ». Les règles d'usage des traits d'union, points médians ou simples points sont complexes, peu systématiques et vont jusqu'à créer des formes curieuses, voire embarrassantes, comme « cher-e-s tou-te-s », créant des formes n'existant tout simplement pas en français (*chere, *tou).

Par ailleurs, ces procédés rendent l’oralisation du discours quasiment impossible, ce qui est évidemment aller à l’encontre des principes de communication d’une langue !

AH : Et pour nous, les profs, quelle est l'attitude à adopter ?

Pour les profs, c’est le même principe que pour la société, évidemment ! Plus on fera en sorte de rendre les femmes et les hommes égaux, mieux ce sera ! Comme dit plus haut, les enseignants doivent donc utiliser le féminin pour désigner une ou des femmes (notamment pour les noms de métiers), le masculin pour les ensembles mixtes dont chacun sait qu'ils comportent des femmes et employer raisonnablement le dédoublement, mais uniquement pour les cas où il est pertinent de mentionner explicitement la présence des femmes, parce qu'il y a un véritable enjeu.

En outre, on l'a dit, il ne s'agit pas d'enseigner les nouvelles formes (procédés graphiques, dédoublement systématique, etc.) aux enfants. Étant donné les difficultés que beaucoup éprouvent déjà à effectuer les accords orthographiques en genre et en nombre à l'entrée au secondaire, cela générerait chez les élèves des difficultés accrues et serait source d'exclusion2. Pour ces raisons, la ministre Schyns s’était d’ailleurs prononcée contre l’adoption de l’écriture inclusive à l’école, qui ne favorise pas l’appropriation de la langue par le plus grand nombre (voyez notamment les élèves à besoins spécifiques, les francophones dits vulnérables, les allophones, etc.).

En parallèle, les enseignants veilleront eux aussi à éviter les tournures tendant à véhiculer une pensée sexiste, en préférant par exemple, le « panier du ménage » au « panier de la ménagère », ou encore en agissant « en personne responsable » plutôt qu'en « bon père de famille ». Gardons à l’esprit que la langue en elle-même n’est pas sexiste (pas plus qu’elle n’est raciste ou antisémite). Ce sont bien sûr les concepts, les idées qu’elle traduit, qu’elle met en mots, qui peuvent l'être.

Enfin, le prof devra également contribuer à tordre le cou une fois pour toute à cette expression à laquelle nous avons été biberonnés, qui veut qu’en français « le masculin l’emporte ». Il s’agit en réalité d’une bonne règle grammaticale, qui a malheureusement été traduite (et diffusée aveuglément comme un leitmotiv) dans une formulation désastreuse. Notons en passant que celle-ci ne figure telle quelle dans AUCUN manuel de grammaire.

AH : Pourquoi est-ce une bonne règle ?  

Parce qu’elle est économique et que la langue aime l’économie, elle va donc privilégier la simplicité. Dans ce cas-ci, quand des noms de genres masculin ou féminin sont concernés, on fait le choix d’employer une forme non marquée, donc plus simple, celle du masculin : « Pierre et Elisa, mes cousins, sont venus me rendre visite. Ils sont arrivés vers 16h. » (le masculin générique ou inclusif est présent dans le substantif « mes cousins », dans l’accord des participes passés et dans la reprise pronominale « ils »). On notera par ailleurs que la plupart du temps, le masculin incriminé ne concerne même pas des hommes. Dans « les fauteuils et les chaises du salon sont verts », il s’agit bien du genre grammatical, arbitraire. Celui-ci n'implique aucune hiérarchisation entre les éléments qu'il englobe : il n’y a pas plus de supériorité des fauteuils sur les chaises, que de Pierre sur Elisa dans l’exemple précédent. Évitons à tout prix une lecture idéologique de la grammaire !

Lors de l’explication et de l’utilisation de cette règle en classe, on privilégiera donc une formulation du type « dans ce cas, l’accord se fait au masculin ».

AH : Pour finir, quels sont donc les grands principes que vous préconisez pour garantir le plus possible l’égalité entre hommes et femmes dans la langue, sans trop la complexifier pour autant ?

AD : Ils sont résumés à la fin de l’ouvrage en cinq points-clés : toujours utiliser des noms féminins pour renvoyer à une ou des femmes, ne rien écrire qui ne puisse se dire (l'oralisation doit être possible), ne pas essayer d'éviter à tout prix le masculin, ne pas recourir aux doublets abrégés et ne pas formuler de règle d'accord contenant la formule « l'emporte ».

AH : Merci pour ces précieux conseils !


Amélie Hanus



1 La Direction de la langue française (D.L.F.) a été créé en 1985 au sein du ministère de la Communauté française. Elle est chargée de coordonner les activités des organismes publics ou privés qui concourent à la promotion de la langue française et réalise concrètement les nombreuses tâches qui relèvent d'une politique de la langue française en Communauté française.
Fédération Wallonie Bruxelles : http://www.languefrancaise.cfw...

2 À cet égard, voir l'article « Faut-il enseigner l'écriture inclusive à l'école ? » publié le 8/11/20, dans The Conversation 
https://theconversation.com/de...

Auteur

Amélie Hanus

Maitre-assistante en français, didactique du français et du FLES, professeure d'italien. Intérêt particulier pour la littérature, la lecture, la musique (classique et jazz), l'organisation d'événements culturels, l'Italie, l'italien.

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