Quand et comment dire la grammaire à l’école ?

Dan Van Raemdonck, professeur de linguistique à l'ULB et à la VUB, nous explique comment renouveler la grammaire, en privilégiant la cohérence et le sens.


L'auteur 

Dan Van Raemdonck est professeur de linguistique à l'ULB et à la VUB. Il a été vice-président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Sens Grammatical. Référentiel à l'usage des Enseignants (2011) et Le Sens Grammatical II. Pour une progression curriculaire de l'enseignement de la grammaire à l'école (2018).

Contact : Dan.Van.Raemdonck@ulb.be 




1. Dire la grammaire 

Dans le triangle pédagogique Savoir-Enseignant-Apprenant, on a pris soin de questionner tous les rapports et relations entre les trois pôles, mais on a oublié, pour le français, de questionner le savoir grammatical, considéré par des didacticiens, non spécialistes de la grammaire, comme le donné quasi catéchistique à transposer didactiquement. Cependant, ce donné ne va pas de soi. Et la meilleure transposition didactique ne pouvant offrir que ce qu’elle a, si elle a pour départ des prémisses fausses, un savoir qui charrie scories et âneries, elle ne pourra atteindre l’objectif légitime d’appropriation du système de la langue et des compétences linguistiques y afférents. C’est sur cette question du savoir à transmettre que nous interviendrons, pour montrer que, où que l’on se tourne, en FLE, en FLS ou en FLM, le savoir pris comme point de départ ne permet pas d’accomplir la mission que l’on s’est assignée. Cette limitation de la perspective d’intervention ne se veut pas réductrice de la problématique générale de l’enseignement apprentissage de la langue française à cette seule dimension : elle nous semble nécessaire pour traiter la question sous l’angle des compétences linguistiques.

On ne peut ignorer par ailleurs la question de la représentation du savoir grammatical que se font, se sont construite, les différents intervenants du processus d’enseignement. Tant l’enseignant que l’apprenant ont une image de la grammaire – généralement réduite à sa composante orthographique et morpho-syntaxique – qui conditionne leur attitude ou leur intérêt à l’égard de ce savoir. Or le moins que l’on puisse dire est que cette attitude ne se caractérise généralement pas par un amour immodéré pour la chose grammaticale. En cause sans doute une vision, traditionnelle, normative, de cette matière, un discours inappropriable – nous le verrons ­– sur la langue, des options de formation plutôt littéraires, pour ne pas dire « artistes », et, spécifiquement pour le FLE, le sentiment, souvent répandu parmi les amateurs nombreux de l’expatriation, qu’il suffit de parler une langue pour savoir l’enseigner. Les acteurs du processus d’enseignement ne se sentent pas habilités par l’ « Institution Langue » – on ne leur a jamais fait savoir ou sentir qu’ils l’étaient – à remettre en question le savoir ou même le discours sur le savoir. Résultat de cette attitude, il faut bien le dire, des stratégies d’évitement ou souvent de transposition fidèle du discours dominant. Alors, quand la méthode communicative a prôné à ses débuts l’éviction du discours grammatical explicite en FLE, … vous imaginez l’engouement.

Si a priori on comprendrait mal que le savoir grammatical soit différent en FLM et en FLE, le système de la langue étant identique, on doit admettre que, au départ de situations différentes, l’enseignement-apprentissage ne suive pas les mêmes chemins.


2. Dire la grammaire en FLM

En FLM, l’enseignement de la langue procède par explicitation d’un système que l’apprenant possède pour une grande part à son entrée dans le parcours scolaire. Il s’agit donc du plaquage d’un discours censé décrire et expliquer ce qui se fait par ailleurs naturellement. La grammaire convoquée, reposant sur une tradition volontiers normative et morpho-syntaxique, n’a pas pour but d’apprendre à parler. Elle est centrée sur l’écrit, plus particulièrement l’orthographe, et sur la description-prescription des parties du discours et des fonctions syntaxiques au sein de l’unité phrase, la progression n’étant pas guidée par les besoins de l’apprenant, mais par la nécessité de proposer un pseudo-système dans son intégralité, partie par partie et fonction par fonction, selon un programme étalé sur les années d’études successives. Le tout, avec comme horizon le style des bons auteurs (vous savez, ceux qui écrivent en respectant les règles du bon usage…). Cette grammaire formelle apparaîtra, plus souvent qu’à son tour, éloignée du système pratiqué par l’apprenant : n’oublions pas que le recopiage n’est pas la moindre des recettes des manuels, surtout quand le savoir a atteint le statut de catéchisme depuis la moitié du XIXe siècle. Soyons de bon ton : on observe çà et là quelques concessions à la modernité linguistique. Cependant, le recours, essentiellement cosmétique, à l’innovation théorique (les arbres de Chomsky, par exemple) se fait sans vérification ni souci de compatibilité (le Bon Usage de Grevisse est ainsi un riant exemple de patchwork théorique). Les errements du discours proposé n’ont cependant que peu d’impact sur un apprenant de langue première : il connaît son système et celui-ci est apte à se construire indépendamment des élucubrations grammaticales des manuels. Cependant, ce discours erroné pourra donner le sentiment d’étudier une langue seconde, voire, pire encore, une langue morte, coupée de ses racines et de toute possibilité d’évolution. Ce discours est non seulement stérilisant, mais est responsable des attitudes de rejet décrites plus haut. Ce qui s’impose d’urgence – à côté de certaines préoccupations de transcription, mais remises à une plus juste proportion – est un retour du discours réflexif sur les pratiques langagières ainsi que le développement des compétences d’écoute et de parole, trop négligées par rapport à celles de lecture et d’écriture. Apprendre effectivement à encoder et produire un discours, ainsi qu’à en décoder, voire décrypter, un autre, requiert des compétences qui ne se construisent pas par la seule pratique scolaire du discours grammatical traditionnel.

Il s'agirait de rendre enfin les usagers conscients de leur responsabilité de producteur de langage. La grammaire normative a beau prescrire et proscrire, ce n'est ni une grammaire de production ni une grammaire explicative. C'est tout au plus une grammaire de reproduction, de reconnaissance et de réécriture. Elle omet de dire à l'usager qu'il est responsable de ce qu'il veut exprimer et qu'il dispose pour ce faire de différents moyens dont il peut user librement. Un des objectifs de l’enseignant sera donc de faciliter la réappropriation par les usagers de leur langue, de leur droit de parole, via la réappropriation du discours fait sur la langue. La langue ne saurait être étudiée comme une langue seconde ou une langue morte. 

 

3. Dire la grammaire en FLE

En FLE ou FLS, l’enseignement-apprentissage doit aboutir à l’appropriation d’un système de langue que l’on ne connaît pas à la base. Il agit dès lors plutôt par procéduralisation, description et application des procédures et mécanismes du système de langue étrangère. Le risque est grand de voir atomisé le système en micro-procédures, alors qu’il faut rechercher le maximum de cohérence et aider à construire un cadre auquel l’apprenant puisse se rattacher. Pour nous situer par rapport aux courants actuels, nous envisagerons brièvement la méthode communicative et ses avatars.

Contrairement à ce qui se passe en FLM, si le discours grammatical est erroné, l’apprenant ne peut se reposer sur ses propres connaissances préalables du système pour s’en sortir. Les dégâts collatéraux sont donc plus importants en cas d’inadéquation du discours à la matière. En outre, il apparaît assez rapidement que l’enseignement-apprentissage du FLE est plutôt d’abord tourné vers l’oral, surtout avec la généralisation des méthodes communicatives, actionnelles ou éclectiques, qui, si elles cantonnent ou relèguent l’enseignement grammatical à portion congrue ou nulle, n’ont jamais pu empêcher son maintien, parfois maladroit, voire honteux, dans un enseignement resté traditionnel sur la question. L’écrit, quant à lui, pourrait parfois plutôt être cantonné dans l’enseignement à objectif spécifique, même s’il a tendance à revenir sur le devant de l’estrade. Cela impose une prise en considération particulière du discours grammatical, tourné vers l’oral plus que vers l’écrit. Or la plupart des discours grammaticaux se révèlent la fidèle retranscription des grammaires de FLM dont la préoccupation essentielle reste l’écrit.

Le débat, qui a agité longuement les didacticiens, sur le fait de savoir si l’enseignement de la grammaire devait se faire de manière explicite ou implicite pourrait avoir trouvé un dénouement grâce à la neurolinguistique. Or il semble que ces deux types d’apprentissage ne mobilisent pas les mêmes zones et fonctionnalités du cerveau ; ils n’agissent pas à partir du même lieu et n’assument pas les mêmes canaux de formation. Ils apparaissent dès lors plutôt comme complémentaires que comme exclusifs l’un de l’autre ou concurrents. Il appartient donc à l’enseignant de doser au plus juste en fonction de l’apprenant – centration oblige – le caractère explicite ou implicite du discours grammatical convoqué, ainsi que d’élaborer une grammaire explicite et une progression – nécessairement libre car dépendant de l’apprenant – qui permette l’acquisition plus réflexive du système. Corollaire de ce constat de complémentarité, l’inéluctable modestie qui doit habiter l’enseignant. En effet, l’interlangue, cette grammaire intériorisée des apprenants qui procède par maternisation progressive de la langue étrangère, évolue sans qu’il soit toujours possible de prédire avec certitude dans quel sens, ni d’affirmer ce qui a provoqué cette évolution. Ainsi, si un apprenant commet tel type d’erreur, et que, après une intervention explicite de l’enseignant, il se corrige, rien ne permet de garantir que c’est l’intervention magistrale qui a permis le déclic et l’évolution : peut-être ne s’agit-il là que de l’effet de l’évolution souterraine de l’interlangue. L’enseignant en est dès lors réduit aux hypothèses et conjectures. Quoi qu’il en soit, on ne perd assurément rien, que du contraire, à combiner les deux approches dans un savant dosage qui favorise le développement, par toutes les voies d’accès, des compétences linguistiques de l’apprenant. 

 

4. Le recours au sens comme évidence

Nous avons entrepris ces 17 dernières années une recherche sur la réforme du discours grammatical à l’école (Van Raemdonck et al., 2004-2016). Notre volonté a été de restituer à la grammaire son pouvoir explicatif, en réduisant au maximum la terminologie et en recentrant le discours grammatical sur les mécanismes à l’œuvre lorsque nous communiquons.

La plupart du temps, nous choisissons de parler à propos de quelque chose. Ce quelque chose est la base d’un développement plus ou moins long : nous apportons de l’information à propos de ce qui peut être vu comme un support. On pourrait considérer que tout acte de langage consiste en la mise en relation d’un apport de signification à un support de signification. Cette relation apport-support est l’élément primordial de la communication. Dès lors, pour pouvoir rendre compte de la communication, il nous a semblé essentiel de retrouver sous tous les mécanismes grammaticaux cette même relation apport-support de signification. 

C’est ainsi que nous la voyons à l’œuvre jusque dans la grammaire d’accord où l’apport transmet une information à propos du support, lui confère un élément de signification supplémentaire. En retour, le support transmettra à l’apport les marques morphologiques de ses catégories grammaticales spécifiques (le genre et le nombre pour l’accord de l’adjectif ; la personne et le nombre pour l’accord du verbe, …). Toute la grammaire d’accord se résume en fait à la mise en évidence de cette relation entre apport et support. Elle ne doit pas s’encombrer d’un pseudo-système de fonctions pour être décrite.

Il en va de même lorsqu’il s’agit d’expliquer la spécificité des différentes classes de mots, ainsi que les différentes fonctions de ces mots dès qu’ils sont intégrés dans une phrase ou dans un texte. Ce qui est en jeu, c’est la mise en évidence des relations entre les mots dans une phrase. La phrase est vue comme un réseau de relations apport-support ; le texte comme un réseau de phrases. C’est cet écheveau qu’il faut démêler et décrire, afin de permettre d’encoder le sens que l’on cherche à transmettre et de décoder celui qui a été transmis.

 

5. Un nouveau référentiel de grammaire pour les enseignants

La méthode d’enseignement que nous préconisons repose donc sur un principe assez simple : « Moins mais mieux de grammaire, et plus tard »… En fait, si la réflexion sur la langue peut être menée assez tôt, par des jeux d’observation, de manipulations, de collections de mots…, l’utilisation d’un discours grammatical, d’un métalangage spécifique, ne doit pas être prématurée. Ce qui importe, c’est que les élèves puissent percevoir les mécanismes de construction du sens à l’œuvre dans les productions langagières. 

Le référentiel que nous avons proposé (Van Raemdonck et al., 2011, 2015), et sur lequel se fonde la progression curriculaire qui en a découlé, est destiné aux enseignants, tant de FLM que de FLES, ces derniers devant tous les jours entrer en classe avec le système linguistique complet en tête, afin de pouvoir réagir, si nécessaire, à toute question qui demanderait une réponse immédiate. Le discours proposé est censé leur donner une vision progressive et systématique de la langue, avec dans toute la mesure du possible, une explication, certes théorique, des enjeux de la production phrastique. Il ne sera pas exempt de terminologie, mais cette dernière se veut éclairante, la plus économique possible, au plus près des mécanismes ou des phénomènes dont elle a à rendre compte. Libre aux enseignants de l’utiliser en classe. Cependant, nous conseillons fortement, au moins dans l’enseignement primaire (6-12 ans), de faire le plus possible l’économie de termes qui pourraient constituer autant de filtres opacifiants, et de n’utiliser que ceux qui apportent réellement à la compréhension des mécanismes étudiés pour construire ou interpréter le sens en jeu. 


Cet outil, à destination de l’enseignant, lui propose un modèle, un « tout se passe comme si ça se passait comme ça » : pas de vérité vraie, à laquelle personne n’a accès, mais une construction systé(mat)ique qui semble bien fonctionner de manière isomorphe à notre langue. Ainsi, une fois reconstruite cette vision du système, l’enseignant pourra sélectionner les informations nécessaires à son enseignement à l’étape où il intervient, tout en étant capable de l’inscrire dans le tout global qu’est le système du modèle proposé. Il pourra transposer didactiquement ces informations de la manière la plus adaptée (en termes de concept, de terminologie, …), en fonction du public (de son âge, …) qu’il a devant lui. Nous avons opté pour un système qui puisse être exploité durant toute la scolarité, mais nous n’en avons pas établi les variantes didactiques en fonction de la diversité des publics. Le travail de transposition didactique reste celui de l’enseignant.

 

6. Une recherche-action comme levier du changement

L’expérimentation directe dans les classes constituait une étape incontournable de notre démarche. Elle est la condition sine qua non de l’obtention de réponses fiables et valides à nos interrogations visant à déterminer si nos propositions, contenues dans le référentiel, sont effectivement transposables et si l’on peut en tirer les bénéfices escomptés en terme de représentation de la langue et de la grammaire ; si le discours proposé permet d’appréhender les mécanismes fondamentaux à l’œuvre dans la construction du sens, tant à l’oral qu’à l’écrit ; si l’économie et le rendement supposés en termes d’énergie se réalisent effectivement ; si la méthode permet dans les faits un meilleur encodage et décodage des messages ; si l’économie de discours et du temps passé à maitriser ce qui est devenu par la force de l’habitude un véritable objet d’étude en soi encourage à pratiquer d’autres activités qui fassent réellement sens, si, en d’autres termes, le réinvestissement d’une réflexion grammaticale non dogmatique dans les séquences proposées aboutissent effectivement à un développement des compétences dans le sens du mieux parler, du mieux écrire, du mieux lire et du mieux écouter ; si, enfin, notre approche permet de rencontrer les missions mêmes de l’école (« confiance en soi », « apprendre à apprendre », « citoyen responsable et autonome », « émancipation »), ce à quoi échoue la description traditionnelle.

Pour répondre à toutes ces questions, il a fallu observer dès le début de l’apprentissage, en première primaire, voire en pré-scolaire, les modes de construction des représentations sur la langue ainsi que les manières de préparer l’élève à recevoir des discours sur celle-ci. Nous avons donc proposé une recherche qui suive les élèves durant leur scolarité de la première année primaire à la troisième année du secondaire, avec à l’esprit la question de la nécessaire progression curriculaire corrélée au développement méta-cognitif de l’élève.

Intervenir dès le début de l’enseignement obligatoire a eu pour conséquence de revoir la progression sur l’ensemble du curriculum grammatical de l’élève, à telle enseigne que les propositions faites une année, lors de nos interventions, ont pu se voir modifier en fonction de la nouvelle progression curriculaire proposée.

Nous nous sommes dès lors attachés à déterminer de la manière la plus claire possible et dans une vision réellement curriculaire comment définir et co-construire avec les enseignants – et les élèves – un système qui permette de développer des outils et des séquences réflexives sur la langue dans une perspective de réinvestissement de la réflexion grammaticale (non dogmatique) en vue de mieux parler, écrire, lire et écouter, pour soi et pour les autres. 

La nouvelle progression curriculaire qui en a découlé fut le résultat tant de l’observation des classes, du dialogue avec les enseignants et de l’évaluation des séquences proposées, que d’une recherche nécessaire et parallèle sur le développement méta-cognitif des élèves afin d’évaluer quel savoir peut être co-construit à quelle étape de l’évolution de l’élève et d’interroger comment la dimension métacognitive, ici appliquée au langage, peut être impliquée dans les actions d’enseignement, les situations d’apprentissage et les processus cognitifs à l’œuvre dans les activités des apprenants.  Ceci est d’autant plus crucial que la littérature psycholinguistique, abondante pour ce qui concerne l’acquisition de la grammaire chez le très jeune enfant (0 à 3 ans) est, par contre, très peu diserte en ce qui concerne la poursuite des apprentissages correspondant aux âges préscolaires et scolaires. 

Cette progression curriculaire, conçue avec Lionel Meinertzhagen (voir Van Raemdonck & Meinertzhagen 2018 ou http://gramm-r.ulb.ac.be/scollab), a pu trouver un champ d’expérimentation dans la collaboration fructueuse entreprise, dans la foulée, avec deux écoles qui ont accepté de basculer totalement vers notre système. Le succès fut incontestable, qui a montré qu’il est possible de faire plus de grammaire utile, propice à la construction et la déconstruction du sens, en faisant moins de grammaire futile, centrée exclusivement sur l’orthographe et l’étiquetage. 


 http://gramm-r.ulb.ac.be/scollab


 

7. Les principes directeurs de la construction de la progression

Le discours grammatical qui sous-tend cette progression reposant essentiellement sur la mise en relation d’un apport d’information à un support d’information, ce fondement a aussi été celui du curriculum. Si l’objectif de l’enseignement de la grammaire est de construire et de renforcer la capacité à encoder et décoder des messages complexes et pragmatiquement pertinents, pour le rencontrer, il est nécessaire d’approcher les composantes de tout message, à savoir des éléments de sens, des informations. 

La progression proposée repose donc sur une appréhension de la langue par le sens qu’elle véhicule, non par les notions nécessaires à la compréhension de règles d’accord ou d’usage. L’approche inductive et globale, c’est-à-dire par l’observation du comportement des éléments de langage à travers le filtre de critères transversaux (par exemple, les quatre critères définitoires des classes de mots), donne lieu à une formalisation non pas lente mais étendue dans le temps, toujours corrélée à la compréhension d’un message émis ou à émettre. Le secondaire ajoutera aux niveaux d’analyse du texte et de la phrase, l’étude des composantes discursive, logique et informative, ainsi que la dimension stylistique, notamment par le réinvestissement et l’articulation des outils construits durant le primaire. Dès lors, dès la première année, l’élève, fort d’un système de description et d’analyse, réinvestit ses connaissances au service de la description fine des différents types ou genres de textes afin d’être, à son tour, capable d’en produire en tenant compte des situations de communication.

 

8. Une progression en rupture avec l’empilement des savoirs traditionnel(s)

La co-construction du savoir et du discours grammatical en classe doit se faire selon une progression curriculaire particulière, dont nous avons testé la pertinence in situ ces trois dernières années.
La question de la progression est couramment liée à celle de la définition de paliers déterminant, pour un moment donné, le capital de savoirs et de savoir-faire que doit détenir un élève. Cette conception dénote traditionnellement une considération stratifiée de l’enseignement du savoir scolaire (au sens large) par empilement (figure 1), l’élève ne disposant du matériel nécessaire complet qu’en fin de parcours : on étudie successivement le nom, puis le verbe, puis les autres parties du discours… alors que l’élève utilise déjà tous les mots pour faire des discours dès son entrée dans le cursus scolaire. 

Figure 1 : Progression stratifiée par empilement


Plutôt que de procéder par addition et empilement de savoirs neufs requérant à chaque niveau quantité de répétitions de savoirs vus, nous avons préféré une vision plus proche de celle d’une variation de la densité d’approfondissement, plus « expansive » (figure 2), en partant du texte global comme réseau de relations de significations, pour aller progressivement, en affinant à chaque étape, vers l’étude des éléments constitutifs du texte, phrases, groupes sémantiques, groupes syntaxiques et mots. Il n’y a pas lieu d’attendre de l’élève qu’il puisse définir les classes de mots dès l’entame de son apprentissage. En revanche, les manipulations qu’il effectue très tôt sur le texte complet lui serviront d’assise à la théorie future sur le mot (figure 3). 

Figure 2 : Progression expansive



Figure 3 : Progression des objets d’appréhension

 

Traditionnellement, le cours de grammaire repose sur la découverte du mot, rapidement classé pour définir la phrase minimale. S’ensuit alors un incessant aller-retour de la phrase au mot, le texte étant généralement traité plus tard et indépendamment.  En revanche, dans la progression proposée ici, chaque année procède par affinement d’un savoir-faire élémentaire en savoirs et savoir-faire plus développés, convoquant des structures langagières allant jusqu’au mot dans une mise en perspective constante du texte. En première et deuxième années (6-7 ans, figure 4), sur la base de textes entiers, les élèves décrivent les relations à l’œuvre à l’aide de dessins puis de mots, lorsqu’ils savent écrire, en fin de deuxième année (8 ans, figure 5) : les relations apports-supports s’organisent par séquences de mots à l’intérieur d’un schéma textuel. En troisième année (9 ans, figure 6), sont approfondies, toujours au niveau du sens et des groupes sémantiques constitués, les relations apports-supports au sein de la phrase, unité constitutive du texte que l’on commence à étudier à ce moment seulement. En quatrième année (10 ans, figure 7), on observe la correspondance entre les groupes sémantiques et les groupes syntaxiques qui constituent la structure de la phrase, les groupes syntaxiques s’organisant également en relations apports-supports. Ce n’est que vers la fin du primaire (vers 11-12 ans, figures 8 et 9) que l’on installe les classes de mots comme outils de descriptions et d’analyse (dont celles du nom et du verbe), des mots qui sont prédisposés à être utilisés comme supports ou apports. Cette appréhension pourra paraitre assez tardive en comparaison avec la manière traditionnelle de faire. En fait, l’installation de la catégorisation en classes de mots (et les mots qui les portent : nom, pronom, adjectif, verbe, adverbe, connecteur) procède essentiellement sur la base de l’observation des manipulations opérées depuis le début de la scolarité et de l’analyse des schémas syntaxiques obtenus en quatrième, par des activités qui relèvent plutôt de la didactique ascendante pour une meilleure appréhension par les élèves. Jusque-là, toute relation syntaxique de dépendance est envisagée essentiellement comme une relation entre apport et support de signification. La terminologie employée se limite encore pour l’enseignement primaire aux termes apportsupport et lien. Passé la sixième primaire (12 ans), toutes ces connaissances acquises seront mobilisées au service du texte pour en décrire la variété.


Figure 4 : L’analyse de texte à 6-7 ans



Figure 5 : L’analyse de texte à 8 ans



Figure 6 : L’analyse de phrase à 9 ans



Figure 7 : L’analyse de phrase à 10 ans



Figure 8 : L’analyse de phrase à 11-12 ans (1)


Figure 9 : L’analyse de phrase à 11-12 ans (2)


En secondaire (pour les élèves de 12 à 14-15 ans, figure 10), l’élève étant capable de distinguer les différentes classes de mots et décoder les réseaux de sens, l’accent sera davantage placé sur la distinction entre les différents mécanismes d’apports d’information (détermination et prédication). Dès lors, syntaxiquement, les termes de « noyau », « déterminant » et « prédicat » pourront remplacer les « supports » et « apports » que l’on avait jugés suffisants jusque-là. On étudiera également la formalisation syntaxique et les constructions à énoncé ou énonciation complexes, ainsi que les différents types de variations. 


Figure 10 : L’analyse de phrase à 12-14 ans


La formalisation est également l’occasion de profiter de la deuxième dimension pour figurer les nuances sémantiques des compléments de relations.

L’approche que nous proposons de développer tient compte également de la place des compléments dans la phrase et dans le schéma d’analyse syntaxique. Ainsi, demain dans « Demain, je pars à la mer » ne signifiera pas exactement la même chose que dans « Je pars à la mer demain », et il est possible de le montrer. Dans le premier cas, la portée de demain est large, hors de portée de la négation (« Demain, je ne pars pas à la mer » (mais je fais autre chose)) ; dans le deuxième cas, la portée est étroite, sous la portée de la négation (« Je ne pars pas à la mer demain » (mais un autre jour)).

Il pourrait ensuite être bon, à ce niveau, de considérer le texte et de travailler sur la progression thématique ébauchée en primaire et ses répercussions formelles sur la phrase et sur la construction des textes. Le discours théorique impliqué est prévu pour faciliter cette transition.

On voit au fur et à mesure s’installer les outils de description et d’analyse pour l’encodage et le décodage du discours, outils qui n’incluent pas les traditionnelles étiquettes de fonctions de la grammaire française (COD, CC, …). Cette libération du poids de la tradition permet également aux enseignants de FLES de faire l’économie de la construction d’une terminologie lourde et obsolète, et de construire son discours grammatical dans la perspective de la (dé)construction du sens, plus adaptée à un enseignement de langue étrangère.

Nous montrerons dans la suite l’avantage de notre discours sur un point particulier : l’accord. En effet, la grammaire française est traditionnellement orthocentrée et vise souvent au bien écrire. Le système fonctionnel a d’ailleurs été élaboré à cette fin, chaque fonction devant sa prise en considération à la nécessité de procéder à tel ou tel accord. Ainsi, le COD doit-il sa fortune à la nécessité d’accorder le participe passé employé avec l’auxiliaire avoir. Si le COD disparaît, en même temps que les autres fonctions, qu’en est-il de l’accord de ce participe passé ?


9. L’accord

L’analyse et la progression proposées ci-dessus empêcheraient-elles, du fait de cette disparition des étiquettes de fonctions traditionnelles, d’accorder correctement, et plus particulièrement le participe passé ? 

L’accord est-il sacrifié ? Sera-t-il désormais possible d’accorder le participe passé ? L’enseignement du FLM et du FLES seraient-ils atteints et s’en relèveraient-ils ? Que du contraire, on va le voir. Le mécanisme de l’accord va enfin être rendu à ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un marqueur de cohésion entre éléments d’une phrase.

L’accord est le mécanisme, agissant tant à l’oral qu’à l’écrit, par lequel est établi un rapport entre deux termes, dont un (l’apport) apporte du sens au second (le support), lequel en échange transmet les traits et marques morphologiques liés aux catégories grammaticales pertinentes, c’est-à-dire qu’ils ont en partage (le genre et le nombre pour l’accord de l’adjectif ; la personne et le nombre pour l’accord du verbe (le genre et le nombre pour le participe passé)). Il y a donc un double processus de cohésion, d’échange entre l’apport et le support d’information : sémantique d’abord, morphologique ensuite.

Figure 11 : Le mécanisme de l’accord


Toute la grammaire d’accord se résume en fait à la mise en évidence de cette relation entre apport et support, et du marquage qui permet d’indiquer la cohésion de groupe, autour d’une règle très générale et simple : un mot s’accorde avec le mot auquel il se rapporte. 

Les seuls mots à s’accorder en français sont l’adjectif (en ce compris les anciens déterminants), et le verbe (en ce compris le participe passé). La règle générale d’accord s’applique pour chacun d’eux. Pourquoi en irait-il autrement pour le participe passé ?

 

10. L’accord du participe passé

Les règles traditionnelles d’accord du participe passé (le Bon Usage en recense plus d’une quarantaine) se répartissent en quatre groupes, sans que l’on ait pris la peine de dégager une règle générale : participe passé employé seul, employé avec l’auxiliaire être, employé avec l’auxiliaire avoir et participe passé des verbes pronominaux 

Ce qui frappe, c’est la multiplication des cas particuliers et des exceptions, pas toujours bien assignés par ailleurs (le cas particulier devrait respecter la règle générale, mais permettre de la préciser, à l’inverse de l’exception, qui laisse le cas hors règle).

Sans aucune volonté d’exhaustivité, citons quand même pour mémoire certains cas de participes passés employés avec avoir : le participe passé dont le COD/CDV, qui précède, est le pronom neutre1 le, mis pour une proposition (de genre neutre), reste invariable (C’est mieux que je ne l’avais pensé), alors qu’un accord au neutre éviterait l’exception ; le participe passé suivi d’un infinitif s’accorde avec le COD/CDV qui précède si celui-ci est sujet de l’infinitif (Les violons que j’ai entendus jouer), alors que préciser qu’il ne faut pas confondre COD/CDV du verbe dont on accorde le participe passé et COD/CDV de l’infinitif éviterait toute insistance sur une hypothétique proposition infinitive.

Pour remédier à ce que nous considérons comme une inutile complication, et rendre un minimum de sens au mécanisme de l’accord en jeu, sens qui se perd vu l’atomisation de la matière, nous proposons de retourner à la règle très générale, vue plus haut, dont découleraient toutes les autres : « Le participe passé, forme quasi adjectivale du verbe, s’accorde en genre et en nombre avec le mot auquel il se rapporte », comme un simple adjectif, serions-nous tenté d’ajouter. Évidente pour le participe passé employé seul, cette règle rend également compte des autres cas. Par exemple, le sujet est le mot auquel se rapporte le participe passé employé avec être (Qui est parti ? Elle), et le COD/CDV celui auquel se rapporte le participe passé employé avec avoir (Qu’est-ce qui est mangé ? La pomme, repris par le déterminant direct du noyau du GDV que). Dans ce dernier cas, il faut veiller à ce que le support présumé soit bien support du participe passé (et non COD/CDV d’un infinitif qui suivrait2). Les cas d’exception fondent, qui demandent néanmoins tous explication.

Ainsi, pour les participes passés employés avec avoir (J’ai mangé une pomme), des verbes pronominaux réfléchis ou réciproques (Je me suis coupé le doigt >< Je me suis coupée au doigt), ou employés seuls dans des groupes prédicatifs second (Excepté cette fille, …), l’accord ne se fait pas si le support suit. 

La position est en fait la cause de la plupart des exceptions3. Il est normal de la traiter à part car elle ne participe pas de la logique générale de l’accord à l’œuvre en français. L’hypothèse qui explique ces exceptions est celle des copistes du Moyen Âge : lorsqu’ils recopiaient les manuscrits, ils réagissaient différemment selon l’ordre des mots. Si le mot auquel le participe se rapportait précédait, ils faisaient l’accord. S’il suivait, ils devaient l’attendre, revenir en arrière, retrouver le participe, accorder, insérer difficilement les marques d’accord dans le cadre d’une écriture continue (sans espace, appelée scripta continua), retourner où ils étaient avec du retard, … Dans ces conditions, l’accord s’est peu à peu perdu. Cette tendance à l’invariabilité fut relevée et généralisée. D’une tendance majoritaire, on a fait une règle totalitaire. Si l’usage était à la base de la règle, la règle a modifié l’usage4.

L’accord du participe se règle donc parfaitement dans le cadre d’une règle générale, simple et unique, de cohésion entre apport et support d’information. On peut commencer l’enseignement de cet accord très tôt, en même temps que les autres accords grammaticaux, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un appareil fonctionnel défaillant bien qu’orthocentré. Exit donc le COD et autres étiquettes fonctionnelles traditionnelles. 

Cette disparition facilite en fait bien les choses, tant au niveau de la description des discours, du texte et de la phrase, qu’à celui de la grammaire d’accord, qui trouve dans le discours proposé ici une nouvelle cohérence générale et une solution plus qu’économique pour l’accord du participe passé. L’enseignement révisé de la grammaire retrouve dès lors toute son utilité dans la maitrise de l’encodage et du décodage des discours. L’enseignant, tant en FLM qu’en FLES, peut se concentrer sur la (dé)construction du sens, l’encodage et le décodage des messages.


11. Conclusion

Il est nécessaire aujourd’hui d’encourager enseignants de FLM et FLES et élèves à interroger les savoirs grammaticaux ancestraux, parce que ceux-ci ne répondent plus aux besoins langagiers actuels. Pour les aider dans cette démarche, nous avons synthétisé et simplifié dans les pages de notre référentiel quelques décennies d’études approfondies en linguistique française, qui se sont efforcées de restructurer, réorganiser et rendre enfin cohérents et pertinents les apprentissages grammaticaux. Notre volonté est donc sans conteste la transparence de la théorie et l’efficacité des termes et des règles choisis. Constatant que leur intuition de natifs, souvent plus proche de celle des linguistes que des discours des grammairiens traditionnels, se reflète dans la théorie que nous proposons de leur enseigner, les enfants et les adolescents francophones pourront progressivement, âge par âge, chacun à la mesure de ses capacités d’abstraction, retrouver la confiance nécessaire à l’abord d’un acte de parole ou d’écriture. Les apprenants allophones pourront, quant à eux, bénéficier d’un enseignement exempt des reliquats d’un paradigme terminologique culturel devenu poussiéreux et relevant davantage du musée que de la salle de classe.

Notre responsabilité sociale est de proposer aux enseignants un discours dont la transposition didactique est envisageable. Elle est également de leur proposer une progression curriculaire qui leur permette de co-construire avec leurs élèves les savoirs nécessaires au renforcement des compétences Lire – Écrire – Écouter – Parler, tant en production, qu’en interprétation, donc. C’est le programme d’une linguistique qui a oublié d’être nombriliste, d’une linguistique applicable, dont nous défendons l’avènement.


Dan Van Raemdonck

BIBLIOGRAPHIE
Van Raemdonck D. et al. (2004-2016). GRAMM-R scola I et II. Différents rapports sur l’analyse du discours grammatical remis à la FWB, Bruxelles : ULB.
Van Raemdonck D., avec Detaille, M. & Meinertzhagen, L. (2011, 20152). Le sens grammatical. Référentiel à l’usage des enseignants. Bruxelles : P.I.E. Peter Lang.
Van Raemdonck D. & Meinertzhagen, L. (2018). Le sens grammatical II. Pour une progression curriculaire de l’enseignement de la grammaire française à l’école. Bruxelles : P.I.E. Peter Lang.
Van Raemdonck D. & Meinertzhagen L. : http://gramm-r.ulb.ac.be/scoll...




1 Il est cocasse que la tradition étiquette ce pronom comme neutre alors qu’elle ne reconnait pas d’existence à ce genre pour le français.

2 Ex. La pianiste que j’ai entendue jouer >< La chanson que j’ai entendu jouer.
             (J’ai entendu une pianiste jouer) >< (J’ai entendu jouer une chanson).

3 Les cas que recouvre ce type d’« exceptions » sont en fait majoritaires. Cependant, s’ils sont traités comme exceptions, c’est parce que le facteur de position n’intervient que très exceptionnellement dans la mécanique de l’accord. Il s’agit donc plus d’une exception à la logique de l’accord qu’une exception d’ordre statistique.

4 Attention, la règle de l’invariabilité du participe passé lorsque son support le suit, ne peut être étendue à quelques autres tournures (de 1 à 3) :
Ex 1 : Presséeelle court du matin au soir.
Ex 2 : Tout agitée qu’elle est, …
Ex 3 : Est considérée majeure toute personne ayant atteint l’âge de 18 ans.
Ex 4 : J’ai mangé une pomme.
Dans les exemples 1, 2 et 3 le support suit effectivement le participe passé, mais le lien qui unit le nom et l’adjectif, tout comme celui qui unit l’ancien sujet à l’ancien attribut ou à son prédicat entier, est beaucoup plus fort que le lien entre le participe et le déterminant direct du verbe (exemple 4), et donc on maintient l’accord.

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