Écrire à plusieurs voix
La rencontre avec Geneviève Damas nous a permis de découvrir son œuvre en détail et de constater qu'elle utilise volontiers la narration à la première personne. Un procédé narratif très efficace à utiliser avec des adolescents.
L'invitation d'un auteur permet de découvrir son œuvre de manière approfondie et, partant, d'en dégager des constantes, qu'elles soient thématiques ou stylistiques. De même, certains auteurs manifestent parfois une propension pour des techniques littéraires, voire narratives. C'est notamment le cas de Geneviève Damas (« rencontrée » en visioconférence avec les étudiants de deuxième année en mai)1 qui, dans la plupart de ses romans, privilégie la narration à la première personne, assumée en focalisation interne par un ou plusieurs narrateurs-personnages.
Petit rappel terminologique2
Pour analyser un récit, il convient de s'interroger sur sa voix narrative, ce qui revient à se demander qui raconte et comment. Le narrateur prend-il part à l'histoire, en est-il l'un des personnages ? Il sera alors qualifié d'homodiégétique, voire même d'autodiégétique s'il raconte sa propre histoire. Si, par contre, la narration est confiée à une instance extérieure, absente de l'histoire racontée, le narrateur est hétérodiégétique.
Cette voix narrative elle-même est guidée par une perception, un point de vue adopté, celui qui perçoit n'étant pas toujours celui qui raconte. Depuis Genette, on parle de focalisation, qui peut être interne, externe ou « zéro ».
La focalisation interne, qui nous intéresse particulièrement, implique que la perception narrative (qui est donc aussi celle du lecteur) est limitée à celle d'un personnage, le lecteur n'a donc accès qu'à ce que le personnage sait, perçoit. Genette parle d'une focalisation interne fixe, si cette vision ne change pas. Elle sera variable (ou multiple), si elle passe de la vision d'un personnage à celle d'un autre, puis éventuellement d'un troisième, etc.3
Les romans de Geneviève Damas à un seul narrateur
Geneviève Damas opte très souvent pour une narration à la première personne, focalisée sur la perception d'un personnage, le héros de l'histoire. C'est notamment le cas dans Si tu passes la rivière4, roman souvent lu dans l'enseignement secondaire racontant l'histoire de François, 17 ans, illettré, né dans une région rurale, qui va apprendre à lire pour prendre son destin en main, comprendre d'où il vient et surtout qui il est. Ce récit à la première personne, en focalisation interne, fait en sorte que le lecteur accompagne François dans sa quête de lui-même. L'adolescent illettré découvre le monde qui l'entoure avec ses propres mots (qui sont limités aux réalités qu'il connait, son apprentissage de la lecture va notamment lui « donner » les mots), comprend souvent mal ce qu'il vit (les relations entre les gens, leurs réactions, les non-dits) et enquête pour reconstruire son passé. Ce procédé narratif rend le lecteur très proche du jeune homme, puisqu'il a accès directement à ses sentiments et ses incompréhensions. Cependant, loin de se limiter à ceux-ci, le lecteur en arrive parfois même à mieux comprendre que ce jeune homme un peu « mal dégrossi » les enjeux de ses découvertes. C'est l'un des attraits de ce roman, qui plonge le lecteur dans un travail d'inférences, de déductions effectuées en même temps (voire avant) François. Plus qu'une réelle identification avec le personnage (même si la dimension « quête de soi-même » est pour le moins universelle), c'est l'accompagnement du héros dans la recherche de son passé qui anime le lecteur et le tient en haleine.
Dans Bluebird,5 le procédé est identique, mais les effets sont différents. Le roman, écrit en « je », commence par un « tu ». La narratrice, une adolescente de seize ans et demi en fin de grossesse, s'adresse, dans une longue lettre, à son bébé à naitre. La lecture du premier paragraphe suffit au lecteur pour identifier qui raconte, ainsi que son destinataire. Pas à pas, le lecteur suit la réflexion de la jeune fille quant au sort qu'elle va réserver à cet enfant (le garder ou le donner à l'adoption). Seule une focalisation interne offre cette possibilité de percevoir pleinement les heurts, les tâtonnements et les affres de la pensée par lesquels elle passe immanquablement. La force de Geneviève Damas est ici de présenter avec délicatesse et sensibilité les conséquences nombreuses et difficiles de cette grossesse advenue par accident, d'abord ignorée (il s'agit aussi d'une description tout en nuances du déni de grossesse), puis menée à terme à seize ans. Jamais l'auteure n'impose au lecteur ce qu'il doit en penser, préférant lui offrir un voyage dans l'esprit d'une jeune fille en proie à un dilemme qui conditionnera toute sa vie.
La focalisation interne instaure donc un rapport particulier entre lecteur et personnage, le premier entrant dans une relation intime avec le deuxième, ce qui permet une forme de transmission directe des émotions décrites de l'un et ressenties par l'autre. C'est en ce sens que ce procédé est d'une grande efficacité pour accrocher le lecteur, car il rend le suspens et les émotions directement accessibles et l'engage à continuer sa lecture.
Tout n'est pas « monologue intérieur »
On veillera à ne pas qualifier systématiquement de « monologue intérieur » tout récit à la première personne en focalisation interne qui retrace par le menu les pensées du narrateur (mais aussi ses actions, ses analyses des situations, etc.). En effet, cette catégorie recouvre une forme narrative bien précise. Il s'agit d'un long passage de discours intérieur, ce qui implique souvent une dimension rhapsodique (discours direct libre), une syntaxe lâche, qui traduisent « le flux ininterrompu de pensées qui traversent l'âme du personnage au fur et à mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchainement logique ».6 Rares sont donc ces passages où les pensées des personnages sont livrées en vrac car ils sont plutôt l'apanage d'une littérature plus expérimentale.
Les romans à plusieurs narrateurs (Histoire d'un bonheur et Patricia)
Dans les deux romans, la narration y est donc multiple (ou variable), car elle est assumée par plusieurs protagonistes de l'histoire. Elle est donc fragmentée entre plusieurs voix (on qualifie également ce type de roman de « polyphonique » ou de « choral ») ou points de vue, que le lecteur doit assembler lui-même pour la reconstruire. Ce sont des romans à la structure intéressante car le passage d'un narrateur à l'autre peut par exemple impliquer un saut dans le temps (sous la forme d'un retour à un épisode déjà raconté) qui permet au nouveau narrateur de donner sa version des faits ou de développer une ellipse (le nouveau narrateur « remplit » en quelque sorte le « vide » que le premier n'a pas raconté, voire a créé à dessein...).
Au sentiment de proximité avec les personnages créé par la focalisation interne s'ajoute un effet de suspens dû à l'activité du lecteur qui, une fois qu'il a compris le principe, cherche donc par l'observation, l'inférence et la déduction à reconstruire le cadre complet de l'histoire. Une démarche, certes exigeante, mais aussi passionnante qui l'invitera d'autant plus à aller au bout de sa lecture.
Dans Histoire d'un bonheur7, cette construction polyphonique permet même de discréditer le personnage principal : Anita, une bourgeoise sur le retour d'une insupportable mauvaise foi, passe une grande partie du roman à se raconter que sa vie est formidable, d'un ennui parfait, jusqu'à ce que tout bascule... Le lecteur, presque aveuglé par ce que lui a raconté cette première narratrice, verra cette version nuancée, voire démentie par celles, successives, des autres personnages. En effet, la focalisation interne doit mettre le lecteur sur ses gardes : ce point de vue est par essence subjectif, le personnage n'est donc pas forcément fiable, il peut lui mentir ! On se souviendra du plaisir mêlé de frustration ou du sentiment d'avoir été grugé éprouvés à la fin d'un roman dont le héros n'est autre que l'assassin !
Patricia8 est le récit d'une femme ayant essayé de sauver un migrant africain, Jean, dont elle était amoureuse et qui, malgré le départ de celui-ci, accueillera finalement sa fille, Vanessa, seule rescapée d'un naufrage en Méditerranée. Ce roman est assez exigeant pour le lecteur, qui doit commencer par comprendre qui est le narrateur et devra répéter cette opération à chaque changement (d'abord Jean, puis Patricia et enfin Vanessa). Pour ce faire, ne pouvant s'appuyer sur un titre de chapitre,9 il aura à rassembler les indices qui émaillent le texte et lui indiquent que le premier narrateur est un homme, qu'il attend une femme appelée Patricia, qu'ils ont eu une relation amoureuse, etc. La temporalité est également complexe car le premier narrateur plante le décor (et raconte donc le passé qui l'a mené là ), tandis que Patricia, deuxième narratrice et héroïne, raconte au présent sa rencontre avec Vanessa qui, dans un troisième temps, donnera sa version de la rencontre et la fin de l'histoire.
L'abord de cette technique narrative à plusieurs voix, bien que complexe, ouvre de nombreuses possibilités d'exploitations en classe. Nous en développerons une en particulier, pour mener une activité d'écriture au deuxième degré.
Exploitation didactique
Au premier degré, la lecture de ce genre d'ouvrages (pensons notamment au déjà cité Enfant Océan) visera à familiariser les élèves à ce procédé et à leur faire percevoir ses rouages et les effets qu'il produit. Un travail spécifique des inférences sera privilégié, afin de reconstituer ces récits présentant plusieurs points de vue. En outre, leur narration n'est souvent pas linéaire et de telles œuvres permettent alors un travail spécifique sur la temporalité, le temps de l'histoire (ce qui est raconté) ne correspondant pas au temps du récit (la manière dont on le raconte). À cet égard, il s'agit en général d'écrits résistants, permettant de faire percevoir aux jeunes lecteurs la richesse et la complexité que peut revêtir une narration.
Au deuxième degré, on pourra aborder cet type de récit sous l'angle de la production, en proposant un exercice d'écriture par amplification (qui trouvera sa place dans l'UAA 5 – s'inscrire dans une œuvre culturelle). Cette activité aura lieu après la lecture d'un roman, elle-même suivie d'un échange en classe, afin de garantir la compréhension de celui-ci (intrigue, temporalité, enjeux, ...), prévoyant notamment une étude approfondie des différents personnages.
Le professeur proposera aux élèves une activité d'écriture visant à combler une ellipse du récit ou à en raconter la suite (il aura préalablement choisi la production qui s'y prête le mieux en fonction du roman), au moyen d'une narration en focalisation interne.
Imaginons cette activité à la suite de la lecture de Bluebird. Suivant le modèle de la narration de base, il est demandé aux élèves d'écrire une lettre (qui pourrait faire suite au roman) à Bluebird (surnom du personnage principal) alors qu'elle est devenue toute jeune maman, en se mettant à la place (narration homodiégétique en focalisation interne) d'un autre personnage.
La lecture préalable du roman aura nécessairement été accompagnée d'exploitations régulières en classe (outillées par exemple par un carnet et un cercle de lecture), afin d'en assurer la compréhension. Ces activités auront fait naitre des discussions portant sur les différents personnages de l'histoire : la grand-mère (qui recueille et accompagne la jeune fille en fin de grossesse), la mère (qui, dans un premier temps, la rejette, mais qui l'accompagnera sans doute à l'hôpital), le père (totalement absent), la copine de classe (à laquelle Bluebird n'a pas osé se confier), etc. En fonction de leur interprétation de la fin de l'histoire, les élèves sont donc amenés à la prolonger (amplification) par la mise en mots de la vision de l'un de ces personnages.
Si la production est réalisée individuellement, l'activité prévoit également des moments par groupe, de manière à favoriser les échanges au sein d'une communauté de lecteurs.
Pour ce faire, ils suivent les différentes phases du processus d'écriture10 (les modalités, en individuel ou en groupe, varient en fonction des phases) :
1° Planification : après avoir choisi le personnage dont il souhaite assumer la narration, l'élève dresse le schéma du contenu de sa lettre. Pour ce faire, il tient compte de la situation de communication et surtout rassemble ses connaissances à propos du personnage choisi et des rapports que celui-ci entretient avec Bluebird, destinataire de la lettre, afin d'assurer une cohérence avec l'œuvre-source. L'élève réfléchit également à la stratégie d'action à mener pour réaliser sa tâche (gestion du temps, etc.).
2° Textualisation : rédaction individuelle (premier jet) de chacun, selon le narrateur choisi.
3° Révision en deux temps et selon différentes modalités :
a) Relecture en groupes (de maximum quatre, composés d'élèves qui ont choisi le même narrateur) : chacun lit sa production au groupe et les élèves débattent ensuite des divergences constatées entre les différentes versions. D'éventuelles invraisemblances ou inadéquations avec le récit de base sont mises au jour (ce que le texte dit du personnage correspond-il à l'image qu'on en avait jusque-là ?). Par ailleurs, on relève les éventuels passages justifiant une amélioration de la langue.
b) Réécriture : les élèves retravaillent d'abord individuellement leur texte en fonction des remarques reçues précédemment, le rectifient le cas échéant pour qu'il corresponde à l'idée qu'ils ont du personnage, etc. Pour une correction plus spécifique de la langue, ils travaillent en binôme (chacun lit le deuxième jet de l'autre et lui suggère des modifications). Des vérifications sont évidemment autorisées grâce aux outils mis à leur disposition (dictionnaire, grammaire, Bescherelle).
4° Acte graphique : chaque lettre est recopiée à l'ordinateur, selon le modèle du roman. Les élèves sont invités à observer la police, la présentation des chapitres, la manière dont le lecteur identifie le narrateur (son nom n'apparaissant pas, dans Bluebird, en début de roman), afin de présenter une amplification homogène qui pourrait faire partie du roman.
Pendant l'ensemble du processus, le professeur se rend disponible pour débloquer certaines situations, rappeler les consignes, les objectifs, s'assurer de l'adéquation de la production avec le roman. Il agit en tant que ressource et délimite les différentes phases de production.
Pour aller plus loin, avec un groupe-classe aux compétences de lecture et d'écriture assez affinées, une comparaison des différentes versions des personnages (assumées par différents narrateurs) pourrait être envisagée, afin de les assembler pour créer une suite polyphonique au roman. Celle-ci reprendrait alors différentes lettres écrites à Bluebird par sa mère, sa grand-mère, son père etc.
Ce travail plus complexe demanderait une étape supplémentaire de révision des textes en parallèle pour s'assurer de leur cohérence entre eux et avec le texte-source. Si cette étape peut évidemment être assumée par le professeur, il serait beaucoup plus formateur que les élèves la réalisent en groupe, puis en groupe-classe, sous l'égide de celui-ci.
Suite à cela, pourquoi ne pas envisager une publication papier, assumée par l'école (sous forme de carnet) à envoyer à Madame Damas pour l'informer du sort que ses lecteurs (de troisième générale de l'école untel) réservent aux personnages de son roman...
Les avantages et objectifs
On sait les nombreuses difficultés que peuvent rencontrer les adolescents lors de l'acte d'écriture qui s'apparente parfois à un parcours semé d'embûches. Aborder celui-ci à travers la narration focalisée sur un personnage contribuera, en partie, à contrer certains écueils.
Si la rédaction est individuelle, elle est rapidement soutenue par une réflexion menée en groupe (révision du premier jet) qui permet une comparaison des idées et des versions amenées par chacun et crée une émulation due à la collaboration avec les autres. En phase de relecture, c'est le groupe qui valide la production et suggère les modifications à y apporter.
Ce type de narration implique, il est vrai, des contraintes formelles (respect de l'énonciation) et de fond (adéquation du contenu avec le reste de l'histoire et avec ce que le personnage qui raconte est en mesure de savoir et de révéler). Mais nous faisons le pari que ces contraintes, par le biais du dispositif proposé (avec le soutien des pairs à certains moments), peuvent devenir libératrices et offrir un cadre plutôt rassurant pour l'écriture. Une bonne connaissance du personnage et une compréhension fine de la situation dans laquelle il se trouve, ainsi que des enjeux de l'histoire devraient permettre à l'élève de se mettre à sa place et, ainsi, de rédiger son extrait en adoptant son point de vue.
Enfin, cet exercice revêt une dimension plus vaste, touchant davantage à la construction de l'élève en tant que personne et que citoyen. Il implique en effet un exercice de décentration, une nécessité de changer de point de vue, de se mettre à la place d'un ou de plusieurs personnages (au moins à la relecture), afin de comprendre quelles peuvent être leurs réactions, leur manière de voir les choses, les sentiments qu'ils éprouvent. Cette activité peut donc contribuer à inviter ces jeunes à élargir leur vision, leurs horizons et à développer cette qualité indispensable pour un meilleur vivre ensemble.
Amélie Hanus
1 Voir l'article de S. Bougelet dans ce numéro : https://dupala.be/apercu.php?a...
2 Ces termes sont apparus avec Genette et le courant d'analyse structurale du roman : Genette, G., Figures III, Paris, Le Seuil, 1978.
3 Pour une synthèse très claire et fonctionnelle de ces notions complexes, voir Reuter, Y., L'analyse du récit, Paris, Armand Colin, 2005.
4 Damas, G., Si tu passes la rivière, Avin, Luce Wilquin, 2011. Il a reçu de nombreux prix, dont le prestigieux Prix Rossel en 2012 et le prix des Cinq continents.
5 Damas, G., Bluebird, Paris, Gallimard, 2018.
6 Dujardin, E., Le monologue intérieur, 1931. Il théorisa ce processus à partir de sa propre utilisation dans Les lauriers sont coupés. Comme exemple de roman contenant des monologues intérieurs, pensons par exemple à Ulysse de J. Joyce (1922).
7 Damas, G., Histoire d'un bonheur, Paris, Arléa, 2014.
8 Damas, G., Patricia, Paris, Gallimard, 2017.
9 Dans beaucoup de romans polyphoniques, notamment destinés à la jeunesse (ex. L'Enfant Océan de J.-Cl. Mourlevat), le titre du chapitre n'est autre que le nom du narrateur, ce qui facilite la compréhension.
10 Les opérations d'écriture sont rappelées dans le programme : FESec, Programme de français du deuxième degré (humanités générales et technologiques", 2018, p. 68.