Entamer une réflexion philosophique sur le confinement

La RTBF invitait en avril dernier un philosophe pour parler du confinement. L’occasion d’écouter une interview avec les élèves et d’amorcer une discussion philosophique sur le monde dans lequel nous vivons et par là même, celui dans lequel nous souhaitons vivre.


Dans une article précédent (« Et si, en ce temps de confinement et de crise sanitaire, on reparlait du tronc commun ? », mai 2020), j’évoquais la nécessité de pourvoir le jeune, à travers une formation sérieuse en économie, de connaissances qui lui permettent d’inventer et d’instaurer (on peut rêver) des systèmes d’échanges plus justes, centrés sur les priorités sociales et respectueux de l’environnement ; des systèmes économiques réfléchis, durables et qu’un virus ne ferait pas vaciller. Un vaste programme, qui doit être par ailleurs fondé sur une réflexion philosophique initiale : Dans quelle société, dans quel monde voudrions-nous vivre ? Une société idéale existe-t-elle ? À quoi ressemblerait-elle ? Et s’il s’agit d’une utopie, comment s’en approcher ?

Durant la crise sanitaire que nous venons de vivre, régulièrement, l’émission CQFD (Ce qui fait débat) de la RTBF a invité des experts pour les interroger sur le confinement et l’après-confinement. Mark Hunyadi, professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’Université catholique de Louvain, y a ainsi été convié le 4 avril dernier et a été interviewé par Arnaud Ruyssen, journaliste dont l’une des grandes qualités est de laisser à son invité le temps de développer sa pensée. 

Mark Hunyadi est né en 1960 et a obtenu son doctorat en philosophie à Genève en 1995 ; dans son livre La tyrannie des modes de vie1, il défend l’idée que notre liberté est une illusion dans la mesure où elle est contrainte par des modes de vie imposés (le libre-échange, la technologie informatique notamment) sur lesquels nous n’avons, par l'effet d'un mécanisme éthique sournois, aucune prise critique. « Le libéralisme, écrit-il sur son site2, engendre l’illibéralisme. »

Dans l’émission CQFD du 4 avril, Mark Hunyadi, à l’initiative d’Arnaud Ruyssen, s’interroge sur ce que le confinement révèle de notre société et de son fonctionnement : il aborde entre autres le stress engendré par l’impératif de distanciation sociale et attire notre attention sur le fait que cette distanciation, érigée contre le virus uniquement, ne doit pas nous empêcher de nous sourire les uns aux autres. Il rappelle ensuite que la santé est un bien commun qui doit être pris en charge par l’État, seule entité à même de résoudre cette crise, mais que depuis une quarantaine d’années, au nom d’une philosophie individualiste, le secteur public souffre d'un financement insuffisant. Par ailleurs, le confinement, vécu comme une anomalie, met en évidence, par l’absurde, la nature essentiellement sociale de l’être humain. Selon Mark Hunyami (à la minute 13:55 de la vidéo insérée plus bas), « la brique élémentaire de la vie politique, ce n’est pas l’individu, la brique élémentaire de la vie politique, c’est la relation des gens entre eux. » Il ajoute qu’il est impératif de reconstruire l’économie sur une base solidariste, mais que lui-même n’y croit pas en tant qu’homme : l’individualisme dominant, arrogant et irréfléchi (« on continuera à faire des citytrips », déplore-t-il) reprendra ses droits après le confinement.

Suggestion pour la classe

Dans le numéro de mai, nous entendions déclencher chez l’élève la réflexion citoyenne sur une société plus humaine au moyen du Monde diplomatique, dont les articles proposent des éclairages complets, originaux et progressistes sur des questions d’actualité. Mais ces textes sont exigeants et requièrent de la part de l’élève des compétences en lecture qu’il ne possède que partiellement au niveau du secondaire.

Une émission d’interviews comme CQFD est sans doute plus abordable que les articles du mensuel susmentionné pour des élèves de 15, 16 ans. En effet, l’interviewé est souvent amené par l’animateur à reformuler ou clarifier ses propos et il arrive que l’animateur résume les propos de l’invité avant d’embrayer sur une autre question. Par ailleurs, la concision nécessaire des réponses implique de la part de l’intervenant un effort accru de clarté immédiate.

Rappelons qu’une telle activité d’écoute s’inscrit parfaitement dans l’UAA2 du programme du SEGEC pour le 2e degré : « Synthétiser un ensemble de documents portant sur un même sujet ». Comme production attendue, cette UAA propose de faire réaliser notamment un « exposé oral synthétique ». Il pourrait s’agir pour l’élève d’imaginer le monde économique de l’après-coronavirus. On pourra compléter le point de vue d’Hunyadi par celui de Pierre Larrouturou, député européen et économiste (https://www.rtbf.be/auvio/deta...) qui plaide également pour un système économique et financier plus solidaire. Je reviendrai plus loin sur la suite à donner à cette activité d’écoute.



Mise en situation d’apprentissage.
Qu’est-ce que la philosophie ? Quel est l’apport de la philosophie à la société ? Qu’est-ce qu’un philosophe pourrait avoir à dire sur le confinement ? Quelles questions aurions-nous envie de poser à Mark Hunyadi, philosophe, s’il venait dans notre classe ?


Ces questions ne susciteront peut-être pas de la part des élèves des réponses très fournies… L’idée est surtout d’instaurer entre l’élève et son expérience vécue une distance critique, qu’il se mette dans la peau du philosophe qui commence par s’extraire en pensée des évènements qu’il vit au jour le jour pour, dans un premier temps, se poser des questions à leur sujet.  Nous tâcherons de déterminer plus clairement le rôle du philosophe au terme de l’écoute du reportage. En attendant, découvrons ce qu’a à dire Mark Hunyadi sur le confinement.



Ecoute partielle 1 : jusqu’à la 3e minute. Un bref reportage montre les difficultés du confinement en appartement.
On demandera ici à l’élève ce qu’il a appris du confinement, quelles leçons il pourrait tirer de cette situation extraordinaire. On tâche donc de le maintenir dans cette posture du philosophe qui s’interroge sur son expérience immédiate du monde et tente d’en induire une réflexion plus large.



Ecoute partielle 2 : jusqu’à la minute 10:16.
2 consignes :
1. Prenez note sous forme de mots ou de phrases clés, des éléments de réponse que le philosophe fournit à la question de l'animateur (« Vous le vivez, vous le ressentez comment, vous, ce confinement ?») ;
2. Vous vous demanderez ensuite pourquoi le discours de Mark Hunyadi vous a paru plutôt facile/difficile à comprendre. 


  1. Éléments de réponse énoncés par le philosophe (notés plus ou moins mot pour mot) : Nous ne sommes pas égaux devant le confinement (certains ont un jardin, d’autres vivent en appartement), ni d’ailleurs égaux face au virus (certains en meurent, d’autres guérissent de la maladie qu’il provoque, plusieurs ne développent aucun symptôme). Cette situation met en évidence deux choses : le confinement nous prive d’une socialité élémentaire ; on voit à quoi ressemble la vie sociale on line, on en mesure toute la fragilité, la caducité. Ces deux pôles paradoxaux rendent la vie en confinement irréelle. Par ailleurs, la distanciation sociale qui nous est imposée est très stressante : nous semblons nous méfier les uns des autres. Pourtant, distanciation ne doit pas signifier méfiance ; on se protège d’un virus, pas d’autrui. « Le virus ne se transmet pas par le sourire. » Enfin, sans santé, pas d’économie ; la santé est un bien commun. Mais depuis 40 ans, on assiste à l’érosion du secteur public, de l’État solidaire, au nom d’une philosophie individualiste. Or, seul l’État est en mesure de résoudre la crise du coronavirus.

  2. La compréhension du discours d’Hunyadi me parait facilitée par quatre facteurs :
    • Une tendance marquée chez l’invité (un trait comportemental d’enseignant ?) à répéter et reformuler ce qu’il vient de dire.
    • Une forte structuration de son discours !
      • Les liens logiques des réflexions sont explicités : parce que, puisque, grâce à, par conséquent, c’est la raison pour laquelle, pourtant, or… À ce propos, certains des raisonnements du philosophe se coulent dans des formes archétypales : on pose des prémisses (pas d’économie sans santé), dont on infère une implication (par conséquent, la santé est un bien commun), que l’on oppose aux évènements (pourtant, l’État social se délite depuis une quarantaine d’années sous les coups de boutoir d’une philosophie individualiste) avant de rappeler une évidence (or, seul l’État peut résoudre cette crise). Pour l'élève, percevoir le squelette d'un raisonnement passe par une bonne maitrise des connecteurs logiques. À cet égard, il serait sans doute judicieux de s'attarder sur ceux dont il n'est pas coutumier, comme ce petit or, fréquent dans la réflexion philosophique : au moyen d'exemples, on en illustrera la valeur et l'entourage syntaxique (positions possibles dans la phrase, ponctuation qui suit et précède).
      • Une annonce des sujets qui vont être développés : En ce qui concerne…
      • Une explicitation des étapes du développement : deux choses, premièrement, le deuxième point,…
    • Une formule conclusive simple, un apophtegme, un adage, formule elle aussi caractéristique du discours philosophique : « Le virus ne se transmet pas par le sourire. »
    • L’animateur tâche de résumer ce qui vient d’être dit, ajoute des précisions parfois, avant d’embrayer sur une autre question. Il explicite les transitions (Justement…), dirige la discussion.



Ecoute partielle 3 : jusqu’à la minute 26:15.
Consigne unique : Mark Hunyadi annonce un développement un peu plus compliqué. Tâchez de le comprendre globalement en étant attentifs aux étapes de son discours, aux reformulations de l’animateur et à l’une ou l’autre formule clé.


Une formule conclusive : « La brique élémentaire de la vie politique, ce n’est pas l’individu, la brique élémentaire de la vie politique, c’est la relation des gens entre eux. » 

Les étapes du raisonnement : La pensée moderne, depuis à peu près l'ouvrage Du Contrat social de Rousseau (1762), s’est construite sur une représentation individualiste de la société ; or, contrairement à une conception individualiste de l’être humain qui, pour faire société, doit passer un contrat avec d’autres, Mark Hunyadi défend l’idée selon laquelle l’être humain est foncièrement social. Et c’est justement cette nature sociale de l’homme que met en évidence le confinement, vécu comme une anomalie. Les systèmes de protection sociale ont été affaiblis au nom de cet individualisme, alors que le fondement de toute société, c’est la relation.



Pour en savoir plus

Sur le site de l’académie de Grenoble (une académie est une circonscription administrative du ministère français de l’Education), on peut lire ceci à propos du concept de contrat social3 : « Le contrat social est une solution proposée au problème de la justification de la société civile, et non la description d’un type de gouvernement particulier.
L’idée de contrat est empruntée au domaine juridique. Du latin "societas", le mot société désigne initialement un contrat par lequel des individus mettent en commun des biens et des activités et tel que les associés s'engagent à partager toute perte ou tout bénéfice qui découlerait de cette association. Recherchant un fondement du pouvoir moins discutable que le droit divin (Saint Bonaventure) et moins arbitraire que la force (Mahiavel), les penseurs politiques se sont tournés vers le concept juridique d'accord contractuel fondé sur le consentement mutuel.
La conception contractuelle de l'Etat est le produit d’une culture qui définit l’être humain comme un être rationnel, c’est-à-dire non seulement raisonnable, donc intelligent et moral, mais aussi intéressé, donc capable de calcul.
Au fondement de toute théorie du contrat social, il y a cette idée que la société civile n’est pas un accident fortuit mais le fruit d’un calcul utilitaire des individus pour déterminer ce qui vaut mieux pour le plus grand bien du plus grand nombre d’individus.
Les théories du contrat social sont donc liées à une idéologie individualiste et utilitariste de la nature humaine :
Les individus préexistent à la société qu’ils fondent d’un commun accord. (Conception « artificialiste » de la société.)
  - Les individus sont naturellement égaux.
  - Les individus sont naturellement compétitifs.
  - Les individus sont naturellement portés à rechercher la sécurité.
  - Les individus sont naturellement calculateurs. (Capables de se représenter les avantages respectifs de différentes situations.) »


Dernière écoute partielle : jusqu’à la minute 20:20.
Mark Hunyadi exprime son incapacité à croire dans la capacité de l’être humain à envisager des intérêts plus larges que les siens propres, tant il a été conditionné par la société de consommation à privilégier ses désirs à tout prix. On pourrait demander aux élèves s’ils partagent le pessimisme du philosophe.



Prolongement

Il me semble qu’à la suite de cette activité d’écoute, il serait nécessaire d’envisager une rapide mise au point théorique qui donnerait à l’élève des balises explicites pour écouter dorénavant plus attentivement les interviews d’actualités. On pourrait faire le point sur les rôles respectifs de l’animateur et de l’interviewé, ainsi que sur les caractéristiques de ce genre de discours oral. Ainsi, l’élève pourrait, lors d’une écoute ultérieure, porter son attention sur certains aspects de la production : les questions de l’intervieweur, ses demandes de clarifications, ses explications complémentaires, les organisateurs du discours et connecteurs logiques, les formules conclusives, les répétitions et reformulations, etc.

Dans ce même ordre d’idées, revenons un instant sur le rôle du philosophe évoqué au début de cet article. À quel type de discours doit-on s’attendre de la part d’un invité qu’on présente comme un philosophe ? Il semble qu’un philosophe ait une représentation assez précise de ce qui est souhaitable pour la société et pour l’homme ; c’est à l’aune de cette représentation qu’il examine et juge sans concession le monde dans lequel il vit4. Par ailleurs, ses considérations ne se confinent pas dans une science particulière : Hunyadi brasse des observations morales (l’homme est relation), technologiques (Zoom transmet vos données), économiques (le libre-échange, le libéralisme), politiques (sous-financement des soins de santé, délaissement du bien commun). Savoir qu’on est face à un philosophe permet à l’auditeur averti d’anticiper les directions que prendra son discours, et donc d’ouvrir son esprit à certains contenus potentiels.

L’élève, par la suite, pourrait écouter, à domicile, d’autres émissions d’interviews indiquées par l’enseignant, émissions dont la synthèse lui fournira la matière d’un exposé qu’il présenterait à la classe. Si l’on veut bien me suivre sur cette idée qui consiste à imaginer une société plus solidariste, des sous-groupes de deux élèves, auxquels l’enseignant demanderait d’écouter des interviews différentes, exposeraient à la classe – en synthèse – les idées qu’ils auront pu glaner et qui seraient par la suite discutées à l’occasion d’un débat. Restera enfin, si l'on veut rester ambitieux, à produire un manifeste écrit, individuellement ou collectivement. (Manifeste : déclaration écrite, publique et solennelle, dans laquelle un homme, un gouvernement, un parti politique expose une décision, une position ou un programme5. )




Pierre-Yves Duchâteau



Peinture :  Edward Hopper, « Onze heures du matin », 1926.

1 Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps, Le bord de l'eau, Lormont, 2014.

2 https://markhunyadi.wordpress 

http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/notions/etatsoc/esp_prof/synthese/contrat.htm

4 Dans un article consacré précisément à la difficulté de penser éthiquement le libéralisme, Hunyadi cite la définition de la philosophie selon Karl Marx : il s’agit de  «la critique sans concession de tout état existant ». (Mark Hunyadi, « Comment le libéralisme produit le paternalisme ? », Etudes, mai 2019.)

https://www.cnrtl.fr/definitio...

Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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