Œufs et légumes pour développer la lecture littéraire

Œufs et légumes, titre d'un poème du Belge William Cliff paru en 2000 dans le recueil « L'Etat belge », évoque étrangement, à près d'un siècle de distance, un certain Guillaume Apollinaire. Une occasion de pratiquer la lecture en réseau et de découvrir un poète belge injustement méconnu du grand public.

Ce texte est également emblématique de plusieurs pièces du recueil, comme les ivrognes, une pluie à Bruxelles, une journée à la mer ou encore charbon wallon, lesquelles donnent à découvrir les perceptions particulières de réalités souvent prosaïques et liées par certains aspects à notre petit royaume, perceptions qu'on serait tenté d'attribuer à W. Cliff lui-même si une prudence critique tout universitaire ne nous imposait de les imputer en première instance à un narrateur qu'on se gardera de confondre avec l'auteur. Le lecteur lambda, lui, ne s'embarrassera pas de telles précautions herméneutiques et appréciera sans doute les élans de sincérité de l'écrivain qui parfois, comme on le verra ci-dessous, confinent au lyrisme et sont d'autant plus interpelants qu'ils sont suscités par la narration d'un quotidien souvent peu avenant.

Un groupe de quatre ballades ouvre le recueil, l'une d'elles se réclamant explicitement de Charles d'Orléans (1394-1465). Œufs et légumes n'en fait pas partie et pourtant présente des points communs avec ce genre médiéval : trois couplets, un style plus narratif que descriptif ou contemplatif et une répétition du même vers au terme de chaque couplet. Mais la comparaison s'arrête là : les ballades de Charles d'Orléans confrontent le narrateur, directement ou par l'entremise d'allégories, avec des états d'âme (la fortune, la liesse, la mélancolie, la désolation, la merci ; la chambre de ma pensée, la forêt de longue attente, le nuage de ma tristesse, le bois de mélancolie, etc.)  alors que chez William Cliff, le réel est d'abord convoqué pour se mettre en scène lui-même et susciter ou justifier les états d'âme du poète.


Voyez plutôt :

Stéréotypes et isotopies

Passons rapidement sur le second stéréotype1 – idéologique – que l'on perçoit dans la 3e strophe du poème : nous avons perdu le gout des produits authentiques, gavés que nous sommes d'une nourriture insipide et formatée par l'industrie. La notion de stéréotype, que nous avons déjà abordée dans un précédent article (article consacré à La pluie d'Orelsan), s'avère un appui didactique précieux dans toute activité de réception : en effet, comprendre, c'est reconnaitre des schémas stéréotypés (à plusieurs niveaux : apparence et psychisme des personnages, cadre spatial, schémas d'actions, thèmes et problématiques évoqués ou approfondis par le récit, etc.) et évaluer comment et dans quelle mesure cette stéréotypie est reproduite et renouvelée. Je me permettrais de nuancer sur deux points cette proposition que j'emprunte à Jean-Louis Dufays :
1. Il est des connaissances que possède le lecteur qui échappent partiellement à la définition de ce qu'on entend par stéréotypes et qui contribuent clairement à une perception plus riche de ce qu'on lit ou écoute. Il s'agit notamment de connaissances scientifiques et historiques, complexes et clairement originées, alors que le stéréotype, selon Dufays, est un assemblage d'éléments simplifié et inoriginé ; 
2. Un élève jeune ignore sans doute de nombreux stéréotypes mais peut malgré cela accéder au sens global de certains textes... Cette remarque n'infirme cependant pas l'idée que la capacité à identifier des stéréotypes dans un texte permet d'en saisir plus rapidement et plus surement le sens global.

D'emblée, dans ce poème, on perçoit une tension entre l'excrémentiel et le somptueux, ces deux extrêmes s'actualisant dans deux réseaux sémantiques facilement identifiables (l'excrémentiel : purins, crottin, "faire", rigole, éclaboussée, pissaient, fumier ; le somptueux :  majestueusement, grande robe, tranquille majesté, marche pleine de dignité, splendides fermières, altières têtes, grandes servantes, fièrement). Plutôt que de champs sémantiques, il est préférable de parler d'isotopies2. Un champ sémantique se compose de termes qui ont en commun un ou plusieurs sèmes alors qu'une isotopie désigne la présence d'un même sème dans plusieurs termes d'un même texte3. Cette légère nuance (les mots qui forment une isotopie sont cooccurrents au sein d'une même production) permet d'inclure dans une isotopie des mots qui y ressortissent par leur connotation (grande robe connote – et ne dénote pas – la majesté dans ce poème) ainsi que des termes qu'un discours particulier pourvoit de sèmes absents de leur définition proprement dite (éclaboussée dénote dans ce texte particulier maculée d'urine et participe de l'isotopie de l'excrémentiel ; c'est également cette même isotopie qui permet au lecteur d'interpréter correctement le verbe faire du poème).

Par ailleurs, l'absence de ponctuation et la configuration syntaxique particulière (syntagmes assez brefs et isolables sur le plan rythmique) qui caractérisent ce poème en favorisent une scansion, en lecture à voix haute, qui épouse le chaloupement altier des femmes allant au marché. Quant au contact des vêtements avec le sol, il peut être figuré par une légère insistance sur les nombreux "r" qu'on retrouve en nombre au milieu des 1re et 3e strophes ; les bruissements et frottements se manifestent ainsi sur le plan du signifiant (l'allitération en "r"  à laquelle participent notamment les formes bruissantes et frottaient) comme sur le plan du signifié (le sens de bruissantes et frottaient). Enfin, le point d'interrogation, seul signe de ponctuation du texte, induit dans la déclamation une pause plus longue, figurant du même coup la nécessaire pause dans la déambulation des splendides fermières. Ces considérations confirment, il me semble, l'évidente plus-value du concept d'isotopie sur celui de champ lexical en matière de lecture littéraire : une isotopie rend mieux compte des multiples dimensions du texte qui concourent à l'élaboration de son sens ; elle inclut en effet, outre les aspects du signifié dont nous avons déjà parlé (le sens dénoté, le sens connoté, le sens renseigné par les dictionnaires, le sens contextuel), les phénomènes liés au signifiant, c'est-à-dire le rythme, les sonorités particulières, auxquels on pourrait ajouter les variations d'intonation, de débit, de volume, etc.

L'exploitation du morphème traine illustre particulièrement bien ce qui vient d'être dit : leur grande robe avec leur traine avait trainé dans les purins et trainait à présent au crottin de la ville. Il met en contact étroit, au sein d'une même forme, les réduisant presque à une seule réalité, l'excrémentiel et le majestueux en rappelant, aux niveaux sonore et dénotatif, le frottement dans la fange, et, au niveau connotatif, la fierté (la traine des mariées).

Pour une lecture en réseau

"Le réseau littéraire est compris comme un ensemble ouvert de textes que l’on peut rapprocher, comparer selon un angle de lecture qui souligne les analogies, les parentés, les emprunts, les variations, les oppositions, les écarts4."

1. Cliff et Apollinaire

Par son absence de ponctuation et ce traitement d'une réalité quotidienne, ce texte de Cliff rappelle d'emblée les poèmes du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, paru quelque 90 ans plus tôt (87 pour être exact), et peut-être plus précisément celui-ci :

Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux
Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne
Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

Et s’en allant là-bas le paysan chantonne
Une chanson d’amour et d’infidélité
Qui parle d’une bague et d’un cœur que l’on brise

Oh ! l’automne l’automne a fait mourir l’été
Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

La recherche des écarts et des analogies sur différents plans pourra guider le questionnement didactique. Des points communs : mêmes absence de ponctuation et brièveté relative des syntagmes, qui laissent au récitant une certaine marge de manœuvre rythmique ; un seul signe de ponctuation dans les deux textes, induisant une mise en évidence de ce qui va suivre ; alliance analogue entre le lyrisme et le terre à terre ; mouvement des êtres (on va dans les deux poèmes). Un écart parmi d'autres : ce mouvement, justement, différencie nettement les deux textes. L'éloignement constitue l'isotopie dominante du texte d'Apollinaire : éloignement du paysan et de son bœuf, éloignement de l'amour, éloignement de l'été, tout s'en va un peu pesamment, empreignant le lecteur d'une vague mélancolie. Cette disparition progressive contraste nettement avec la démarche souveraine des antiques fermières de Cliff qu'on croirait s'acheminer vaillamment vers nous, vigoureuses et altières, à tel point que paradoxalement, c'est d'un présent industriel et « sous cellophane » que l'auteur parvient à nous éloigner.

2. Cliff et Baudelaire

Procéder à de telles comparaisons me parait diversement profitable : on acquiert des références en matière de littérature (ce qui pourra notamment orienter les choix de lectures à venir), on étoffe son stock de stéréotypes littéraires au sens large (qu'ils touchent plutôt la forme, les thèmes ou encore les valeurs des œuvres) et on porte sur les textes un regard plus affuté.

Un dernier exemple pour illustrer l'avantage de cette démarche comparative. J'ai proposé aux étudiantes le texte suivant, que l'on trouve également dans « L'Etat Belge » :


Le sens global du texte se dérobait aux lectrices : elles voyaient bien des oiseaux dans le ciel et des gens passer d'un magasin à l'autre mais percevaient difficilement le rapport entre ces oiseaux et les boutiques surchauffées et de ce fait n'accédaient pas au sens symbolique du poème. (Il est vrai que mon questionnement a immédiatement suivi la découverte du texte et qu'un très court temps de réflexion leur avait été accordé.)

Quant à moi, ce poème a immédiatement fait échos à L'albatros de Charles Baudelaire et, du même auteur, à L'étranger, poème en prose moins connu sans doute que je reproduis ci-dessous. On reconnait en effet dans les oiseaux cette distance que l'on perçoit dans les deux textes de Baudelaire entre, d'une part, l'esprit, ou la liberté, ou encore l'imagination figurés par les nuages, l'albatros en vol ou les oiseaux et, d'autre part, tout ce qui peut entraver ce libre mouvement de l'âme, les contingences, nos semblables, leur indélicatesse, leurs croyances, les biens matériels, etc.


L'étranger

- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
-Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!

Charles Baudelaire, « Petits poèmes en prose », I (1869)

Cette capacité à percevoir des stéréotypes à travers les textes littéraires constitue une aide précieuse à l'élaboration de leur sens. Dès lors, l'établissement d'une forme de carnet culturel qui s'enrichirait au fil des livres lus des représentations ou schémas culturels plus ou moins figés qu'on y rencontre assurerait certainement à l'élève une plus grande efficacité et un surcroit de plaisir en lecture.

Récapitulons

Les textes littéraires charrient d'un siècle à l'autre et même d'une école à l'autre des associations d'éléments plus ou moins figées que nous avons appelées, à la suite de Jean-Louis Dufays, des stéréotypes. Ces derniers s'actualisent au sein des textes à travers des isotopies, c'est-à-dire des ensembles de mots qui y font référence par le sens et, dans la poésie en particulier, par le son. Identifier rapidement le sens global d'une production littéraire revient dans une grande majorité de cas à y déceler l'avatar de structures sémantiques vieilles comme le monde ou déjà lues par ailleurs (les stéréotypes). La lecture en réseau, par l'examen comparatif qu'elle induit, permet à l'élève de prendre conscience de la stéréotypie en littérature, de l'intérêt qu'elle revêt pour la compréhension en lecture et, enfin, de l'importance qu'il y a à consigner, en mémoire ou mieux, par écrit, des traces de ce que nous lisons.

J'ajoute que pour rendre les étudiantes sensibles à la richesse isotopique d'oeufs et légumes, je leur ai demandé de dessiner les fermières, de présenter leur croquis à leur voisine et de le commenter, puis d'en préparer une lecture à voix haute. Par ces deux médiations assez simples, nous avons pu mettre au jour la puissance évocatrice du poème telle qu'évoquée au début de cet article. Puissance que les étudiantes se sont plu à manifester dans des déclamations très expressives.



Pierre-Yves Duchâteau


Image : Charles Sprague Pearce (1851-1914) - Paysanne

1 "Le terme de stéréotype désigne une structure, une association d’éléments, qui peut se situer sur le plan proprement linguistique (syntagme, phrase), sur le plan thématico-narratif (scénarios, schémas argumentatifs, actions, personnages, décors) ou sur le plan idéologique (propositions, valeurs, représentations mentales)." (DUFAYS Jean-Louis. Stéréotype et littérature : L’inéluctable va-et-vient In : Le Stéréotype : Crise et transformations [en ligne]. Caen : Presses universitaires de Caen, 1994.)

2 « L'isotopie est constituée par la redondance d'unités linguistiques, manifestes ou non, du plan de l'expression ou du plan du contenu 2. » (ARRIVE Michel. Pour une théorie des textes poly-isotopiques. In: Langages,  n°31, 1973. Sémiotiques textuelles. pp. 53-63.)

3 Consultez https://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/isotopie.php.

4 Cette définition de ce qu'est un réseau en lecture littéraire provient du Canopé de l'Académie de Toulouse (un canopé - création dérivée de "canopée" - est un réseau de création et d'accompagnement pédagogiques du ministère français de l'Education nationale) : http://www.cndp.fr/crdp-toulouse/spip.php?page=dossier&article=2456&num_dossier=328&univers=18

Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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