« Les cahiers d'Esther. Histoires de mes treize ans »... parce qu'il n'y a pas que le journal d'Anne FRANK
Nous vous présentons le dernier album issu de la série « Les cahiers d'Esther ». Cette BD touchante et pleine d'humour permettra d'ouvrir le champ des ressources potentielles à utiliser pour travailler, notamment, le genre autobiographique avec les élèves.
L'auteur
C'est à la faveur d'une conférence (menée plutôt sur le mode de l'interview), donnée dans le cadre des Grandes conférences liégeoises, qu'une partie de l'équipe DUPALA a pu découvrir « en vrai » Riad SATTOUF, l'auteur du désormais célébrissime Arabe du futur. L'étendue des qualités de ce récit autobiographique en bandes dessinées n'ayant d'égal que l'ampleur de son succès, nous ne nous y attarderons pas dans le cadre de cet article.
C'est à un autre volet de l'œuvre de SATTOUF que nous nous intéressons, celui qui l'a amené, par des canaux et des genres différents, à traiter de l'adolescence dans ses côtés les plus agaçants, voire les moins reluisants : « Vous savez, cette période où ils ressemblent à des mollusques. »1 L'auteur met en effet son humour piquant et bon enfant au service de l'adolescence, période malaisée (et « malaisante » diront nos élèves) durant laquelle il a, selon ses propres dires, souffert abondamment. Difficile de ne pas mettre des visages connus (le vôtre, celui de vos enfants, de vos élèves,...) sur la galerie de portraits que l'auteur dresse dans plusieurs de ses créations. Citons par exemple le très ironiquement bien nommé Les Beaux gosses, son premier long métrage en tant que réalisateur (ayant révélé l'acteur Vincent LACOSTE, tout de même), qui met en scène l'âge ingrat dans un sens tout à fait littéral. Dans la même veine, Riad SATTOUF a publié durant plusieurs années dans Charlie Hebdo des planches intitulées La Vie secrète des jeunes, fruit de ses observations parisiennes et de conversations entendues et glanées dans les bars, la rue, le métro.
Avec un réalisme parfois fort cru, SATTOUF ne laisse pas le lecteur indifférent car il lui parle de lui-même, en traitant des choses de la vie qui concernent, certes, les ados, mais aussi la plupart d'entre nous.
« Les cahiers d'Esther »
Esther est une vraie petite fille, que le bédéiste a connue chez des amis et dont il a décidé, avec l'accord de ses parents, de raconter la vie à travers des planches de BD. Depuis la parution du premier tome en 2014 sort ainsi chaque année un recueil d'une cinquantaine d'histoires transcrites et dessinées par l'auteur « d'après une histoire vraie racontée par Esther A. », comme précisé à la fin de chacune d'elles. Dans le dernier album paru2, Esther a treize ans et... un appareil dentaire tout récent.
Même si sa famille n'est pas spécialement aisée, Esther fréquente un « collège public situé dans un quartier très riche de Paris ». Dans sa classe, il « y a zéro REBEU ou RENOI », bien qu'il y en ait « plein la France, c'est la diversité ♥ »3. Dans le langage fleuri des adolescents parisiens, Esther nous fait entrer dans sa vie quotidienne, avec ses grands drames (un bouton sur le nez le jour de la rentrée) et ses petites catastrophes (une mauvaise note). Ce personnage de jeune fille au caractère bien trempé permettra sans nul doute l'identification avec les jeunes lectrices (les jeunes lecteurs se retrouveront davantage dans les personnages masculins) traversant des bouleversements similaires.
Mais il y a plus que cela.
Esther, sans doute grâce au talent du dessinateur-scénariste, n'est pas qu'une ado en pleine puberté. Du haut de ses treize ans, elle pose un regard lucide et intraitable sur les comportements et les gens qui l'entourent (elle déteste et dénonce l'injustice). Ses camarades de classe sont dépeints sans clémence, comme dans ses commentaires de photo de classe4.
Elle fait, en outre, preuve d'une autodérision tout à son honneur, se moquant notamment de sa propre obsession pour les listes et de ses angoisses. Esther a beau se prétendre jeune adolescente indépendante, un soir, ne voyant pas sa mère rentrer, elle panique, totalement aux prises avec une peur profonde de l'abandon.
Au retour de sa mère d'une réunion pourtant prévue, elle conclut : « C'est plus les Cahiers d'Esther qu'il faut appeler cette BD, mais Mémoires d'une folle. » (p. 18) On rit donc d'elle et avec elle, ce qui contribue à la rendre très attachante. Le lecteur, en fonction de son âge, entrera dans une relation complice avec ce personnage ou, s'il est plus âgé, ressentira une profonde empathie pour cette boule d'émotions et de contradictions.
Les planches de SATTOUF donnent à voir un univers entier bien réel. Dans ce lycée public, mais « de bourges » en plein cœur de Paris, les garçons sont tous pires les uns que les autres. Pas un ne trouve grâce aux yeux d'Esther, de même que sa copine de classe lesbienne, un peu trop « tactile », qui n'est pas plus tolérée.
En parallèle, Esther reste une petite ado comme les autres, qui tient à ses vacances en Normandie chez Mamie et à sa famille. Deuxième de la fratrie, elle est souvent prise « en sandwich » entre un frère ainé encore plus ado qu'elle et un petit dernier qu'elle materne. Ses parents sont terriblement « normaux » et font ce qu'ils peuvent : limiter les écrans, être à l'écoute, compréhensifs tout en restant cadrants... Un petit monde, certes banal, mais qui touche, par le biais de mots et de dessins simplement justes.
Les planches, en noir et blanc, sont traversées par des aplats de couleurs (au maximum deux différentes par page). Ce mouvement traverse et dynamise chaque histoire, qui tient sur une page. Les dessins sont constitués de traits épais qui mettent en évidence, sans complaisance, les caractéristiques physiques, souvent ingrates, des personnages : le gros nez, les jambes en « x », les pieds qui louchent, etc., avec une attention particulière accordée aux toisons rebelles de ces adolescents qui le sont tout autant (ou en tout cas se plaisent à le croire).
Les thèmes abordés relèvent le plus souvent du quotidien de la jeune fille : les complexes, les premières règles, le regard des autres. Cependant, ils peuvent être plus graves et proches des préoccupations sociétales actuelles (le sexisme, l'exclusion, l'intolérance, la protection de l'environnement). L'actualité de l'année écoulée se reflète en effet dans les sujets traités qui, au fur et à mesure qu'Esther grandit, prennent une couleur davantage politique, elle-même adoptant progressivement une posture plus concernée par ce qui dépasse sa petite personne.
Quelques pistes d'exploitation
Pour toutes ces raisons, les Cahiers d'Esther (et ce nouveau tome en particulier) sont un support intéressant à exploiter en classe de français. On l'a dit, ces histoires courtes et efficaces, profondément ancrées dans la réalité des adolescents, permettront une identification aisée avec le personnage. En outre, le plaisir de lire et la motivation seront renforcés par les traits d'humour qui jalonnent ces petites histoires. Comme dans tout récit à la première personne, Esther est à la fois narratrice et personnage principal. Pour le lecteur, c'est un peu comme si elle était « dans l'histoire » et, en même temps, à côté de lui en train de la lui raconter, en toute modestie (« Là c'est moi ... »).
Avec les élèves du premier degré, on l'utilisera pour illustrer la diversité potentielle des supports pouvant accueillir le genre autobiographique. Ils prendront ainsi conscience du fait que le récit de vie ne se matérialise pas uniquement par un texte narratif suivi (comme un journal intime), il peut aussi être dialogué, voire illustré, fragmenté en épisodes, etc. Aborder ce genre à travers la BD permettra de toucher davantage un public moins enclin à la lecture de romans, qui ne pourra qu'être séduit par le dessin d'une grande simplicité apparente, servant à merveille l'efficacité du récit.
Les élèves pourront par exemple être amenés à solliciter leur créativité et à réaliser leur propre planche de BD relatant une histoire personnelle. Le découpage du récit à répartir dans les différentes cases permettra d'en garantir la cohérence narrative, tandis que la mise en dialogue fera travailler le passage entre discours direct et indirect. La réalisation de cette médiation sera riche en apprentissages et s'insérera avantageusement dans le cadre de la fiche 4 du programme du premier degré « écrire des textes littéraires pour expérimenter ».
Au deuxième degré, ce support pourra servir d'oeuvre culturelle source, comme celles préconisées dans le cadre de l'UAA 5 « s'inscrire dans une œuvre culturelle ». Dans ce cadre, l'élève est invité à s'approprier l'œuvre en l'amplifiant, la recomposant ou la transposant. Si la recomposition semble peu indiquée à partir d'un tel support étant donné la cohérence narrative nécessaire, de nombreuses amplifications et transpositions sont envisageables.
Une amplification classique, mais néanmoins formatrice et exigeante, consiste en l'écriture du prolongement ou d'une autre fin pour l'une des histoires, voire même d'une nouvelle histoire (qui serait la 53e de l'album). Dans ce type de production, la rigueur est donc de mise pour rester en cohérence avec le récit de base, la construction des personnages, etc. Comme pour chaque production écrite narrative, c'est l'occasion de travailler la concordance des temps, les reprises anaphoriques, la ponctuation, etc.
Cependant, c'est la transposition à d'autres supports ou genres qui offrira sans doute les résultats les plus pertinents et aboutis au départ de cette bande dessinée. Chaque planche contenant une histoire indépendante, elle pourra notamment être retranscrite en une page, narrative et suivie cette fois, du journal intime d'Esther. Cette production écrite sera exigeante en matière de langue, puisqu'il s'agira de produire un texte narratif cohérent et structuré à partir des didascalies et dialogues présents dans les phylactères, ainsi que des images. Ces dernières seront cependant de bons déclencheurs pour les élèves manquant d'idées.
Suite à une lecture intégrale de l'album, on invitera les élèves à analyser finement les personnages récurrents (Esther, son frère, ses parents, certains copains et copines de classe). Ils seront ainsi à même d'en rédiger le portrait à la fois physique et moral (le personnage se présente et raconte qui il est, quel rôle il assume dans l'histoire, ses relations avec les autres). Cette connaissance approfondie des personnages permettrait éventuellement de les faire intervenir dans d'autres récits. On pourrait imaginer par exemple que les élèves réécrivent une nouvelle lue dans une séquence précédente en y faisant intervenir Esther comme personnage principal. Ils seraient ainsi amenés à réfléchir sur la manière de faire évoluer le récit en fonction des caractéristiques de ce nouveau personnage.
En outre, un travail spécifique sur les registres de langue (mais aussi sur la variation diastratique, soit en fonction du milieu social d'appartenance du locuteur) est réalisable. L'album et l'ensemble de la série offrent un témoignage intéressant de la langue parlée par cette jeunesse parisienne, qui fréquente pourtant un collège huppé. Comme elle diffère en bien des points de la langue pratiquée par les jeunes belges, son analyse sera d'autant plus pertinente qu'elle fera apparaitre les caractéristiques typiques d'un sociolecte particulier (ici celui des adolescents).
Enfin, la dimension très orale du support invite évidemment à solliciter la compétence PARLER. S'il est évident que des saynètes peuvent être jouées à partir des différentes histoires, pourquoi ne pas se tourner vers des supports moins scolaires et faire créer par les élèves des capsules vidéos (à l'image de celles des youtubeurs actifs sur Internet) racontant les histoires d'Esther. La réalisation concrète de ces petites séquences ferait apparaitre l'importance de maitriser les différents paramètres de l'oral pour être entendu (volume, rythme) et compris (articulation, débit). À l'heure actuelle, la dimension technique de ce genre d'exercice ne pose plus de gros problèmes grâce aux smartphones. Les capsules pourraient ensuite être rassemblées sur une chaine Youtube (phase de publication) dont l'accès serait réservé aux membres de la classe.
Nous ne reprenons ici que quelques idées d'activités possibles à proposer aux élèves petits-adolescents à partir des Cahiers d'Esther, en ne doutant pas que vous en aurez beaucoup d'autres. Pour les plus grands, sans doute conviendra-t-il d'attendre la sortie des prochains albums, de manière à jouer au maximum la carte de l'identification avec le personnage. À cet égard, un peu de patience, Esther a déjà 13 ans...
(p. 15)
Amélie HANUS
1 Propos de Riad SATTOUF, à la conférence du 14 novembre 2019 à Liège, où l'on a beaucoup ri.
2 Riad SATTOUF, Les cahiers d'Esther. Histoires de mes 13 ans, Paris, Allary Éditions, 2019.
3 Ibid., p. 4.
4 Ibid.