Accueillir un élève allophone en classe : un carnet de route
« Voilà Ghazi, il a 13 ans, il vient d'Afghanistan ». Un grand nombre d'enseignants sont aujourd'hui confrontés à cette réalité : voir arriver dans leur classe un élève dont le français n'est pas la langue maternelle.
En général, tout se fait dans la précipitation et le manque d'information, l'enseignant est mis devant le fait accompli et dispose de peu de ressources pour réagir au mieux. Sans prétendre à l'exhaustivité, ni même espérer couvrir tous les cas de figure, nous vous présentons un outil susceptible de faciliter quelque peu cette étape essentielle.
Cette réflexion et l'outil qui en découle sont le fruit de l'élaboration d'un module de FLE dispensé en intersection aux étudiants de 3e bloc de la catégorie pédagogique à Sainte-Croix. En outre, le carnet d'accueil1 a été présenté lors de la semaine internationale organisée à HELMo Sainte-Croix qui avait cette année pour thème « La superdiversité à l'école ». À cette occasion, les échanges avec les différents professionnels issus du terrain (directeur, profs de FLE, éducateurs, profs d'autres disciplines et étudiants) ont été très riches et ont contribué à alimenter notre réflexion.
Nous détaillerons ici les rubriques les plus pertinentes du carnet d'accueil en veillant à les justifier du point de vue didactique et pédagogique. Il va sans dire qu'il s'agit d'un outil de base, d'un ensemble de suggestions en constante évolution, adaptées au système d'enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, d'autres carnets de ce type existant déjà 2. De plus, chaque rubrique est conçue comme un canevas de base fourni à titre d'information pour ses utilisateurs, qui veilleront à y apporter les modifications nécessaires, en fonction de la réalité de l'école, des classes et des besoins spécifiques des élèves concernés.
Le parcours du jeune Ghazi peut être de différents ordres (en fonction de ses origines, de sa situation actuelle et de l'école où il est inscrit) : il peut avoir précédemment fréquenté une classe DASPA ou être fraichement arrivé en Belgique ou dans l'école. Il a peut-être été scolarisé ou non, alphabétisé... ou non.
Le personnel de l'école
Les premières pages du carnet sont destinées à aider le nouvel élève à se repérer dans l'institution et à appréhender, notamment, le rapport que celle-ci entretient au temps et aux différents acteurs qui la représentent. Les horaires, les relations au personnel éducatif, le règlement intérieur sont autant de codes qui ne coulent pas de source et qu'il est essentiel d'expliciter à l'élève allophone nouvellement arrivé. Les informations pratiques qui suivent ne sont pas destinées à être seulement transmises : il faut veiller à s'assurer de la compréhension de ces dernières, à construire leur sens avec l'élève. Cette tâche peut être assurée par le titulaire, le professeur de français ou encore par l'éducateur auprès duquel est envoyé l'élève à son arrivée. Le carnet reste en possession de l'élève qui se l'appropriera, le complètera, l'annotera et s'en servira comme un outil de communication. L'équipe pédagogique, sachant que l'élève est en possession de cet outil, s'appuiera sur ce support dans de nombreuses situations. Il constituera dès ce moment un intermédiaire utile entre l'équipe et l'élève.
Sur la première page, un organigramme simplifié lui présente les acteurs principaux de l'école sur base de photographies : le directeur, les éducateurs, le titulaire, le tuteur. Nous parlons d'acteurs principaux car il s'agit ici de ne pas encombrer l'esprit de l'élève en lui fournissant une liste exhaustive du personnel de l'école. L'objectif est qu'il puisse reconnaitre, à partir de photos, les personnes ressources auxquelles il aura affaire au quotidien. Les photographies, à plus forte raison si elles sont prises en contexte, renforcent la mémorisation car elles « inscrivent [les référents présentés à l'élève] dans un contexte, une ambiance, un climat»3. La direction, les éducateurs, l'enseignant titulaire sont également humanisés aux yeux de l'élève.
L'un de ces référents peut se révéler particulièrement essentiel : le tuteur. Afin de faciliter l'intégration de l'élève allophone, la mise en place d'un système de tutorat se révèle intéressante à divers égards. D'un point de vue pragmatique, désigner un tuteur parmi les camarades de classe du nouvel arrivé permet à ce dernier de se référer à quelqu'un de précis en cas de besoin. L'élève tuteur va aider le jeune à se repérer dans l'école (à nommer les gens, les lieux), dans le temps (à nommer les moments de la journée, les domaines travaillés et les activités pratiquées) et à connaitre l'organisation de la classe (lieu de rangement des objets...). Le tutorat amène également l'élève allophone à vivre les situations quotidiennes de l'école et de la classe avec un pair et à s'intégrer dans le groupe. Dans cette optique, le système du tutorat facilite les rencontres et participe à la dynamique de classe.
Le tutorat ne remplissant pas qu'un rôle fonctionnel, il vaut également la peine d'être envisagé sous un angle pédagogique et éducatif dans le cadre du cours de français, de religion, de citoyenneté… En effet, l'instauration d'un tel système est l'occasion d'amener les élèves à s'interroger sur le rôle (valorisant) d'un tuteur et de mettre en place un débat sur la question : « Comment faire pour aider Ghazi qui vient d'un autre pays et qui ne parle pas notre langue ? » « Qu'est-ce qu'aider ? » Il faut aussi décider, avec le groupe, la mise en place d'une organisation particulière de la classe et de l'école, par exemple, en réservant une place pour le tuteur à côté de l'élève allophone, en les plaçant en binôme lors des travaux de groupe… Il convient aussi d'organiser une tournante, de manière à répartir les responsabilités et permettre à plusieurs élèves de devenir tuteurs4.
Les horaires de l'école, mon horaire
La rubrique suivante présente les horaires et différents temps de l'école sous forme de pictogrammes. Ceux-ci permettent de visualiser en un coup d'œil l'organisation d'une journée de cours et les différents temps associés (première heure/dernière heure, récréations, temps de midi).
Plus loin, les différentes disciplines du programme de cours de l'élève sont illustrées dans un emploi du temps de la semaine. Enfin, les semaines de cours sont reportées dans un calendrier de l'année. Les journées, les semaines, les mois de cours sont alors envisagés dans la globalité de l'année scolaire, ponctuée par les différents congés. L'organisation de l'année scolaire variant d'un pays à l'autre, il est important d'expliquer à l'élève les rythmes auxquels il devra s'habituer.
Pour un nouvel élève, allophone de surcroit, le fait de pouvoir appréhender visuellement le rythme scolaire à partir de sa plus petite unité, l'heure de cours, est essentiel. L'horaire fait partie du cadre à l'intérieur duquel il va devoir évoluer. La (re)connaissance de ce cadre est indispensable à plusieurs points de vue. D'un côté, il est question pour l'élève allophone de prendre connaissance des règles auxquelles il va devoir se conformer (horaires à respecter) et de comprendre ce qui est attendu de lui. De l'autre, s'inscrire dans un rythme est un des moyens pour le jeune de « (re)normaliser sa vie » et de s'épanouir dans un nouveau milieu. En effet, le rôle de l'école consiste aussi à amener le jeune vers un langage commun et une compréhension des chorégraphies dominantes5.
Matériel indispensable
Enfin, le matériel scolaire nécessaire (calculatrice, tenue sportive…) est présenté à l'aide d'images ou de photos. On pensera aussi à afficher des posters avec des images classées de manière thématique (les vêtements, les jouets...), à prévoir des imagiers, à mettre une boîte avec des pictogrammes à disposition…
Le recours à l'image, d'autant plus si elle est attrayante et motivante, est indispensable car il facilite la compréhension. Contrairement à l'écrit, qu'il s'agit de décoder, ce support sollicitant le canal visuel permet une réception instantanée de l'information. L'image est en outre un langage commun et, donc, un moyen de communication auquel recourir lorsque « les compétences linguistiques sont limitées et incertaines »6. Pour se faire comprendre, l'enseignant doit en effet veiller à « associer le langage verbal à d'autres langages qui lui servent de renfort et empêchent les interlocuteurs de sombrer dans l'incompréhension. [...] La communication verbale sera consolidée par la désignation d'éléments du décor, par l'utilisation de photos, d'illustrations (sens visuel), par la manipulation d'objets, par du bricolage (sens tactile), par des gestes, des mimes, par des déplacements dans la classe (sens kinesthésique) »7.
Moi, je me présente
Une fois les informations pratiques et organisationnelles précisées, le carnet de l'élève se focalise sur la place que va occuper le jeune à l'école et dans sa classe. Cette section permet à l'élève de se présenter mais aussi de faire part de ses hobbys et de ses centres d'intérêts. Tout en dépassant la collecte de données administratives, la traditionnelle « carte d'identité » à compléter, l'objectif est de porter attention au jeune, de lui accorder une place, de le valoriser.
Cette rubrique peut faire l'objet d'une activité en classe, en distribuant le document à tous les élèves et en demandant à chacun d'interroger un camarade et de le présenter ensuite au groupe. Le tuteur accompagne l'élève allophone et lui sert d'interprète, c'est lui qui le présente aux autres. L'enseignant titulaire, via cette activité, engage une démarche culturelle visant à connaitre, et donc à comprendre, l'élève allophone. L'essentiel, ici, est de « prendre en compte la valeur de l'expérience singulière, de la culture de l'autre »8 et, parallèlement, de mettre en évidence ce qui rassemble, les points communs (hobbys…).
Ma classe
Viennent ensuite les photos de tous les élèves de la classe. Après l'activité présentée plus haut, chaque élève est invité à venir écrire, dans le carnet de l'élève, son nom sous sa photo. L'accent est donc à nouveau mis sur l'importance du groupe à « coconstruire ». L'élève allophone est reconnu dans sa singularité tout en étant invité à faire partie d'un collectif. Un des objectifs de cette activité est d'instaurer une dynamique de classe bénéfique à tous et d'arriver à « fonder l'enseignement sur le principe d'un partenariat entre l'enseignant, l'apprenant et le natif (l'interlocuteur autochtone)»9.
Ainsi, l'esprit de groupe et l'entraide sont des valeurs essentielles à promouvoir en classe, a fortiori lorsqu'on accueille un élève allophone qui, confronté à un environnement nouveau et ayant peut-être vécu des événements douloureux, doit avant tout être rassuré et se sentir accueilli. Il s'agit de contribuer à baisser le filtre affectif10 de l'élève, « les intentions, les émotions et les attitudes de l'apprenant [faisant] écran à ce qui est présenté à l'intérieur et à l'extérieur de la salle de cours »11.
L'apprentissage n'est en effet envisageable que lorsqu'un minimum de besoins élémentaires sont comblés et notamment le besoin de sécurité. Instaurer un climat sécurisant revient également à atténuer l'impact de la surcharge cognitive de l'élève, qui reçoit un nombre important d'informations de natures diverses à traiter. La fatigue, l'angoisse, le filtre affectif ou encore la surcharge cognitive constituent des freins à l'apprentissage dont l'enseignant doit avoir conscience afin de pouvoir les lever. Ainsi, le pédagogue fera preuve de discernement, et n'associera pas un déficit d'attention ou un comportement inadéquat à un manque de respect ou à un problème de discipline.
Enfin, il s'agit pour l'enseignant d'aider l'élève allophone à résoudre l'inévitable conflit intérieur auquel il sera confronté. Celui-ci découvre une autre culture, de nouveaux codes, de nouvelles connaissances. Un choc s'opère car une autre vision du monde se présente à lui. Il doit faire cohabiter ces nouveaux éléments, souvent contradictoires, avec son vécu, sa culture et sa langue. Inconsciemment, il a aussi besoin d'une triple autorisation : « celle de s'autoriser à apprendre hors de sa maison, sans ses parents et/ou loin d'eux ; celle de sentir que ses parents l'autorisent à le faire et celle d'autoriser ses parents à rester ce qu'ils sont, même s'il les dépasse »12.
Lexiques
Précisons que nous entendons « lexique » non pas comme un répertoire de mots isolés, mais bien, dans une optique communicative, comme un répertoire de formules, de structures syntaxiques plus ou moins figées, à pouvoir utiliser à bon escient en fonction du message à faire passer et du contexte d'énonciation de celui-ci. Nous envisageons donc ces formules comme des réalisations de la « relation d'interdépendance entre le lexique et la syntaxe »13.
Cette rubrique a volontairement été laissée vierge pour une raison évidente : elle doit être adaptée en fonction de ce que l'équipe pédagogique en charge de l'élève estime devoir y figurer. Ce répertoire sera adéquatement conçu et ajusté en fonction de l'âge et du niveau de l'élève. De manière générale, on l'illustrera au maximum (tel un imagier) pour soutenir et favoriser autant que possible la compréhension des apprenants, même débutants. Pour faciliter ce travail, il existe des applications comme « araword »13, qui permettent de transformer très facilement des phrases en pictogrammes. En pratique, il serait même imaginable que, dans un premier temps, les élèves puissent se contenter de montrer les pictogrammes pour faire passer leur message.
Pour baliser ce répertoire a priori très vaste, nous l'avons subdivisé en deux catégories : le lexique « de survie » et le français de scolarisation.
1) Le lexique « de survie »
Il reprendrait les mots et structures syntaxiques de base et essentielles à la communication minimale, à fournir à l'apprenant dès son arrivée. Il ne faut en effet pas sous-estimer à quel point l'élève peut se sentir perdu dans une situation nouvelle et inconnue comme l'arrivée dans une école (voire un pays) dont il ne maitrise pas la langue et les codes sociaux. Disposer des moyens nécessaires pour exprimer ses besoins vitaux devrait contribuer à le rassurer et l'aider à se sentir accueilli. Comme évoqué plus haut (cf. Moi, je me présente), il s'agit notamment de faire baisser le filtre affectif, condition indispensable à toute forme de communication et donc d'intégration progressive.
Exemples :
- Oùsont les toilettes ? / Je voudrais aller aux toilettes.
- J'ai faim, j'ai soif, j'ai mal, je suis malade
- Je cherche ... (quelqu'un, quelque chose, un lieu)
- Oùse trouve... la salle de gym ?
- Excusez-moi / je suis désolé(e)
- À l'aide, au secours !
- Je suis fatigué(e)
- Je ne sais pas
- Je ne parle pas français
- Je n'ai pas compris, vous pouvez répéter lentement ?
- Comment on dit en français... (montrer)
- À quelle heure ?
- Les nombres, les jours de la semaine [...]
En tant qu'outil pratique de communication, cette partie du carnet pourrait faire l'objet d'adaptations de différents ordres. Elle peut par exemple être relayée par des fiches ou des panneaux affichés en classe. L'équipe pédagogique (ou un enseignant) peut envisager d'organiser des activités autour de ce lexique de survie (sous la forme d'échanges linguistiques et donc inévitablement culturels : comment dit-on « je ne sais pas » dans ta langue ?), qui contribueraient encore une fois, au-delà de l'apprentissage linguistique, à l'intégration progressive de l'élève allophone dans le groupe.
2) Le lexique spécifique
Le lexique disciplinaire spécifique fait partie d'une catégorie de français plus large qui, depuis quelques années, focalise l'attention des pédagogues et didacticiens, le français comme langue de scolarisation (FLSCo). Il est généralement défini comme la langue15 :
- dans laquelle les enseignants expliquent les savoirs disciplinaires (que nous qualifions ici de lexique spécifique) ;
- qui accompagne et rend possible le travail de la pensée qui soutient l'appropriation des savoirs ;
- des écrits spécifiques au monde scolaire, tels le résumé, la synthèse ou l'argumentation ;
- dans laquelle l'élève s'exerce, exécute des consignes, décode des énoncés…
Le FLSco est aussi une langue qui, au sein de la classe, fait appel à des compétences langagières essentielles pour l'émancipation de chaque apprenant : oser se confronter, argumenter, se justifier, expliciter ses accords et désaccords.
Il s'agit donc bien d'un français spécifique, d'une langue adaptée aux apprentissages scolaires, perçue comme différente de celle de tous les jours (la langue de communication) par les apprenants, même francophones. Si des recherches approfondies y ont été récemment consacrées, c'est justement parce qu'il apparait comme l'une des causes principales de l'échec et du décrochage scolaires pour un certain nombre d'élèves, allophones certes, mais aussi francophones dits « vulnérables »16. Il est donc indispensable qu'il fasse l'objet d'un apprentissage ciblé pour les élèves allophones, dont les francophones en difficulté pourront également bénéficier.
On l'a vu, le FLSco comporte plusieurs facettes. Il peut contenir des mots ou structures dont le sens scolaire diffère du sens social, comme par exemple17: relever sa chaise dans le sens de la 'remettre debout', tandis que relever les verbes du premier groupe équivaut à en 'faire une liste'. Il s'agit également d'une véritable langue codée et propre à l'école (qui va concerner l'allophone dès son arrivée). Pensons par exemple aux injonctions : Taisez-vous ! Mettez-vous en rang ! Prenez votre journal de classe... mais aussi au vocabulaire de la valorisation : C'est bien, tu progresses, c'est mieux, bravo, super, continue !
Sans nous étendre ici sur ce volet complexe et stimulant de l'apprentissage du français scolaire, nous nous limiterons à donner un exemple de dispositif envisageable pour travailler le FLSco. Il s'agit d'une activité de différenciation prévue pour un petit groupe d'élèves « fragiles » et/ou allophones. Pendant que le reste de la classe travaille davantage en autonomie, l'enseignant réunit les élèves qui correspondent à ce profil et qu'il aura préalablement identifiés. Il leur propose des activités de familiarisation avec le lexique (au sens large) propre aux apprentissages qui suivront en grand groupe. Si l'on envisage par exemple une expérience menée au cours de sciences, il s'agira d'introduire le vocabulaire du matériel, mais aussi la manière d'indiquer la chronologie des différentes étapes en français, de faire part de ses observations, d'une analyse qui se construit.
Par expérience, on constate les bénéfices de ce type d'activités, notamment à travers l'engagement des apprenants, même plus faibles, dans la recherche de sens des mots, qui est favorisé par le petit groupe18. Par la suite, lors de l'activité menée en groupe-classe, les apprenants dits vulnérables sont actifs, participatifs et investis dans la tâche, ce qui rejaillit immanquablement sur les apprentissages.
Dans l'hypothèse où l'élève est accueilli à l'école secondaire, cette partie du carnet pourrait faire l'objet d'une réflexion collective, menée par les enseignants qui le prendront en charge. À tous points de vue (et bien au-delà du sujet qui nous occupe), une telle démarche collaborative ne peut être que bénéfique. Concrètement, il s'agirait d'inviter chaque enseignant à s'interroger sur le lexique de base qu'il utilise dans son cours, à classer en différentes rubriques : le matériel, les notions spécifiques, les actions, les opérations, les consignes... Le travail en équipe pédagogique formée de plusieurs enseignants devrait alors permettre de confronter ces différents répertoires pour mettre en évidence, d'une part, un lexique transversal utile à tous les élèves, transposable à différentes disciplines et, d'autre part, un lexique propre à chaque discipline à illustrer au moyen des supports déjà évoqués19. Ces répertoires lexicaux, fruits d'une réflexion collective menée au sein de l'équipe pédagogique, seraient conçus comme des outils à faire évoluer régulièrement, à remanier, étendre et adapter en fonction du niveau et des besoins des élèves.
Dans le cas spécifique des allophones, nous sommes évidemment conscientes qu'un apprenant débutant en français ne sera pas en mesure de maitriser ce type de lexique à son arrivée. Dans ce cas, il faut envisager la démarche à plus long terme. Au minimum, les pages du carnet qui y sont consacrées pourraient être étudiées par l'apprenant pendant les premières heures du cours auxquelles il assisterait, de manière à ce qu'il commence à se familiariser avec le vocabulaire de la discipline.
Je progresse en français
À intervalles réguliers, l'élève sera invité à auto-évaluer sa maitrise du français et surtout son éventuelle progression en la matière. Pour ce faire, il disposera de ce petit outil que nous proposons, sous forme de tableau à double entrée.
Verticalement, nous y avons repris les objectifs (ou actes de parole) de base du niveau A1, évoluant progressivement vers le niveau A2 (p. 10-11). Il est évident que ceux-ci sont à fixer en fonction du niveau de base de l'apprenant et de ses besoins linguistiques à établir dès son arrivée.
Avec l'aide d'un enseignant (qui explicitera certaines formulations d'actes de parole) dans un premier temps, l'apprenant est donc invité à déterminer ce qu'il a acquis et les objectifs (accessibles et réalistes) qu'il souhaite atteindre à la prochaine échéance. Il semble pertinent que cette auto-évaluation soit effectuée, par exemple, une fois par mois. Cette
« photographie » du niveau en un temps donné devrait permettre à l'apprenant de se situer et de regarder ses progrès (ou, au contraire, ses moments de « stagnation ») en face. On sait en effet que l'apprentissage linguistique ne se fait pas de manière linéaire et qu'un petit « arrêt sur images » permet souvent de prendre conscience, dans les moments de découragement, des progrès effectués (même si on n'en a pas l'impression), l'inverse étant tout aussi vrai.
En plus de l'avis de l'apprenant, nous suggérons de solliciter celui du tuteur, en tant que pair accompagnant et proche de l'apprenant. Sa responsabilité sera ici de se prononcer (avec bienveillance et de manière constructive) sur les progrès éventuellement constatés chez son tutoré.
Communication - Sorties ou évènements
Il s'agit d'un outil rigoureusement pratique, qui peut sembler banal, mais manque bien souvent dans certaines écoles. Cette petite fiche remplacera et/ou accompagnera avantageusement la lettre adressée aux parents (avec talon-réponse) qui annonce classiquement une sortie scolaire dans un français administratif, présentant une mise en page codée, chargée d'informations et donc opaque pour notre public. En outre, le document proposé est adressé directement à l'apprenant, lui est accessible et l'invite à s'autonomiser.
Pour l'apprenant allophone encore davantage que pour les autres, le moindre changement, la moindre sortie du cadre est déstabilisante et source d'incompréhension et de stress, voire de discrimination. Nombreux ont été les témoignages récoltés de professeurs ayant vu arriver leurs élèves musulmans en sandales et/ou en vêtements traditionnels à la journée sportive ou la sortie en forêt. Si les différences culturelles se manifesteront inévitablement en présence d'élèves allophones, on tentera d'anticiper les éventuels problèmes pratiques et de lever un maximum de malentendus. Dans le souci d'une communication la plus transparente possible, on recourra à un message clair, allant à l'essentiel, exprimé en peu de mots et assortis d'illustrations explicites.
Anticiper, à l'aide de cette fiche remise à l'avance, permettra peut-être aussi de pallier certains manques (les enfants ne disposent sans doute pas de vêtements imperméables ou de bottes quand ils sont en centres) en récoltant le matériel nécessaire auprès des autres élèves et/ou des collègues (Quelqu'un aurait une paire de bottes taille 39 à prêter pour Ghazi ?).
Je me sens... j'ai besoin
Il est complexe et souvent frustrant d'évoluer dans un nouveau milieu et d'interagir avec les autres lorsqu'on n'a pas les mots pour exprimer ses émotions, son ressenti, ses besoins. Les quelques images présentées en fin de carnet sont issues du jeu « Le langage des émotions »20 qui propose septante-huit cartes illustrant justement des émotions, des sentiments et des besoins. Chaque carte est imprimée recto verso, un côté au féminin, un côté au masculin. Les illustrations sont simples et explicites. Les possibilités d'exploitation de ce jeu en classe sont multiples.
Dans un premier temps, avec l'élève allophone, l'enseignant limitera le nombre de cartes et choisira d'utiliser, par exemple, dix émotions principales qu'il lui fera découvrir. Ces cartes resteront à disposition de l'élève qui pourra, lorsqu'il en ressentira le besoin, y recourir afin de communiquer plus aisément avec ses condisciples et l'enseignant. Un peu comme pour le lexique de survie, ces fiches pourront être brandies dans les moments de difficultés ou de trop-plein émotionnel, afin que l'entourage direct de l'élève ait conscience de ses difficultés.
L'objectif de la découverte de ces cartes va bien au-delà de l'acquisition de nouveaux mots pour l'élève allophone. La prise de conscience et la (re)connaissance, par les élèves, des émotions de l'autre permettent aussi de lever les incompréhensions et les malaises liés à une mauvaise interprétation des signaux non verbaux et paraverbaux reçus. Il est aussi question, pour le groupe, de prendre conscience de la dimension culturelle de l'expression des émotions. En effet, celle-ci est connotée différemment selon la culture ou qu'on soit un homme ou une femme. L'enseignant dégagera alors, avec les élèves, les points communs et les différences à propos des connotations des émotions. Par exemple, partant d'une sélection de cartes, il demandera aux élèves de les classer selon qu'ils les connaissent, les associent à une culture, à un genre… Il introduira ensuite un débat d'idées. Ce type d'activité peut facilement être proposé lors des cours de religion, de citoyenneté ou de français.
Conclusion
Ce carnet rassemble un ensemble de pistes et de suggestions permettant d'accueillir au mieux un élève allophone en classe. Plusieurs grands principes pédagogiques et méthodologiques le traversent, évoqués à travers différents points : l'accueil dans l'immédiat et les éléments pratiques qui en découlent, l'accueil en classe avec les pairs et via le tutorat, les éléments linguistiques (les lexiques, la progression en français), ainsi que les moyens permettant de communiquer rapidement ses besoins et son ressenti (lexique de survie et cartes des émotions).
Nous rappellerons d'abord l'importance et la nécessité de la mise en place d'un travail collaboratif au sein de l'établissement scolaire qui accueille un élève allophone. Il est essentiel d'adopter une vision commune et de mutualiser les ressources, afin de présenter à l'élève nouvellement arrivé un cadre accueillant et porteur favorisant l'épanouissement personnel, l'émancipation sociale et l'acquisition de savoirs et de compétences. « Il ne faut pas laisser chacun réinventer le fil à couper le beurre tous les matins » 21, mais s'échanger les bonnes pratiques, les outils qui existent déjà , et les adapter au contexte. C'est dans cette perspective que nous avons présenté ce carnet.
Il est important ensuite d'insister sur la mobilisation et l'exercice de la compétence non verbale des accueillants, essentielle dans un système scolaire très verbeux. À bien des égards, maitriser des notions de l'enseignement du Français Langue Étrangère s'avère évidemment être un atout pour les nombreux enseignants qui accueillent des élèves allophones dans leurs classes. Inclure une formation à l'enseignement du FLE dans le cursus de tous les futurs enseignants du fondamental et du secondaire parait indispensable à l'heure actuelle, la Réforme de la Formation Initiale des Enseignants va d'ailleurs dans ce sens. Malheureusement, il faut cependant déplorer que la formation spécifique et approfondie en enseignement du FLE (bachelier AESI avec option en français-FLE) passe tout bonnement à la trappe dans le cadre de cette même réforme.
Enfin, rappelons que la présence d'un élève allophone en classe constitue une opportunité à saisir pour l'enseignant, qui l'invite à adopter une perspective interculturelle, à « profiter de la dynamique entre les forces centrifuges et centripètes qui régissent les relations entre les différentes cultures […] »22 et à favoriser dès lors l'apprentissage chez tous les élèves.
Émilie MINGUET et Amélie HANUS
1 Télécharger le carnet d'accueil.
2 Notamment sur les sites des CASNAV, Centre Académique pour la Scolarisation des Nouveaux Arrivants et des enfants du Voyage, qui proposent de multiples ressources dans plusieurs langues, mais davantage adaptées au système français d'enseignement, comme des carnets d'accueil en plusieurs langues pour les élèves de maternelle : http://www4.ac-nancy-metz.fr/ia54-gtd/maternelle/spip.php?article321
3 CONSTANT, J., Analphabète et débutant à l'oral: question d'apprentissage. Abécédaire du formateur. Bruxelles: Lire et Écrire Communauté française. En ligne http://www.lire-et-ecrire.be/I..., 2014, p. 64.
4 Des modèles de guides et de feuilles de route du tuteur existent et figurent sur de nombreux sites. Par exemple : http://www4.ac-nancy-metz.fr/ia54-gtd/maternelle/spip.php?article321].
5 CRUTZEN, D., MENA: Professionnaliser l'accompagnement scolaire. Raconte-moi ta langue, 277. En ligne http://www.cbai.be/revuearticl...., 2009, consulté le 23/05/19.
6 DEFAYS, J.-M., Le français langue étrangère et seconde, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 262-263.
7 Ibid.
8 DREFUYS-ALPHANDERY, S., BORD-CEBRON, M., Codes sociaux, Liens et frontières, Paris, BNF, 2014, p. 24.
9 DEFAYS, J.-M., Enseigner le français langue étrangère et seconde: Une approche humaniste de la didactique des langues et des cultures, Bruxelles, Mardaga, 2018, p. 108.
10 KRASHEN, S.D. (1982). Principles and Practice in Second Language Acquisition. Oxford: Pergamon. En ligne http://www.sdkrashen.com/conte..., consulté le 23/05/19.
11 "The process of language acquisition" de KRASHEN cité in :
http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2004.blythman_t&part=88603
12 MOURAUX, D., Entre rondes familles et École carrée : quelles pratiques enseignantes ? En ligne https://www.changement-egalite... , consulté le 24/05/19.
13 DEFAYS, 2003, p. 260.
14 http://www.ortho-n-co.fr/2013/09/tutoriel-generer-des-phrases-en-pictos-avec-araword/ , consulté le 29/05/19.
15 Définition établie à partir de BAUDRENGHIEN, V., et WAUTERS, N., « FLE, FLM, FLS, FLSco… Du français et rien que du français ! », in Traces de changement, 232 sept-oct 2017, p. 5.
16 Ces élèves sont fragilisés par une méconnaissance des codes du français pratiqué à l'école. Ils doivent encore apprendre « une manière de penser, de s'exprimer, d'analyser, de se mettre à distance, ce qui, pour lui, relève pratiquement de l'apprentissage d'une langue étrangère » (Ibid.).
17 FRISA, J.-M., Accueillir un élève allophone à l'école élémentaire, Franche-Comté, Canopé, 2017, p. 17.
18 « Les élèves osent s'exprimer, bénéficient de corrections immédiates par rapport à la syntaxe, à la manière de poser une question, au choix d'adjectifs ou de connecteurs…» (WAUTERS, N. et al., « Voir la langue partout et tout le temps », in Traces de changement, 232 (sept-oct 2017), p. 8).
19 « L'équipe pédagogique aura un rôle essentiel à jouer dans la mise en place et la poursuite d'une politique cohérente en matière de langue. Cela suppose de développer de façon systématique et stratégique une conception claire de l'enseignement de la langue et du rôle de la langue à l'école afin d'accroitre la réussite scolaire de tous les enfants" (BAUDRENGHIEN, V., et WAUTERS, N., « FLE, FLM, FLS, FLSco… Du français et rien que du français ! », in Traces de changement, 232 sept-oct 2017, p. 5).
20 Fédération Des Centres Pluralistes De Planning Familial Asbl, En ligne http://www.fcppf.be/portfolio/items/le-langage-des-emotions, consulté le 29/05/19.
21 LOVENFOSSE, M.-N. (2018). Accepter d'entrer dans la réciprocité. Entrées libres, 125,1-2. En ligne http://www.entrees-libres.be/w..., consulté le 24/05/19.
22 DEFAYS, 2018, p. 85.