La grammaire est-elle négociable ?

Souâd AYADA, présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP, France), a déclaré dans une interview publiée en juin 2018 par l'hebdomadaire "Le Point" qu'elle ne souscrivait pas à "l'idée que l'élève construit ses savoirs". Une spectaculaire reculade pédagogique qui nous a inspiré cette réaction...

La grammaire : objet de débat ? 

Selon Souâd AYADA, la grammaire ne peut s'ériger en objet de débat : elle s'impose telle quelle à l'élève et il n'appartient pas à ce dernier de la discuter ; il lui incombe uniquement — et c'est sans doute déjà beaucoup — de l'apprendre et de l'appliquer le mieux possible. « Pour mon prédécesseur, déclare-t-elle, la grammaire, c'est quelque chose de négociable. Je ne pense pas que la grammaire soit négociable. La langue, c'est ce qui préexiste aux individus, c'est ce qui les structure. Il faut maitriser la grammaire pour se sentir libre dans l'usage de la langue. C'est irresponsable de dire aux élèves qu'ils peuvent négocier l'orthographe, la grammaire… Je ne souscris pas à l'idée que l'élève construit ses savoirs. »1

Source : https://www.lepoint.fr/educati...


Mais au juste, de quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que la grammaire ? Il faut s’entendre, car ce mot recouvre plusieurs réalités. Elle désigne soit la manière dont une langue fonctionne aux niveaux morphologique et syntaxique, soit l’étude et la description de ce fonctionnement. En outre, concernant cette deuxième acception, la grammaire, considérée donc comme un discours sur la langue, peut être normative ou descriptive. Elle est normative si elle se conçoit comme un ensemble de règles qui s’imposent à l’usager ; elle est descriptive si elle choisit de faire un état des lieux précis de l’usage d’une langue à une période donnée.

Souâd AYADA n'omet pas de lever cette équivoque : « Le prédicat2 n'était qu'un symptôme, celui de la confusion de la linguistique et de la grammaire. Nous avons souhaité parler simplement de « grammaire » et restituer au mot son sens : la grammaire n'est pas l'observation réfléchie de la langue, mais sa structure même. » Nous voilà au clair avec le sens du mot grammaire tel que l’entend Mme AYADA : il désigne le fonctionnement de la langue et non le discours sur la langue, discipline qu’exercent les linguistes et que Souâd AYADA entend réserver exclusivement aux linguistes.

Ainsi, les règles de fonctionnement de la langue préexisteraient aux élèves et ces derniers devraient uniquement les mémoriser et les mettre en œuvre. La grammaire serait par conséquent une et intangible, voire pérenne, puisqu'elle ne dépendrait pas des caprices de ses usagers. Il s’agit là d’une position qui semble exclure toute idée de diversité ou d’évolution. Je ne prendrai pas la peine de réfuter ce point de vue, même si les exemples qui vont suivre en montreront partiellement le caractère illusoire ; je me contenterai d’énoncer précisément la proposition opposée : c’est justement parce que la langue n’est ni une ni intangible (ni évidemment pérenne) qu’elle doit faire l’objet d’une négociation avec les élèves.


Langue et hésitations

Le français regorge d’accords discutables ou d’hésitations de tous ordres : 

La majorité des Belges possède ou possèdent un GSM ? 
Ma sœur et moi, on est arrivé ou arrivées en retard ?
Des recueils de poèmes, j’en ai lus ou lu ?
Nous avons ôté nos écharpes ou notre écharpe ?
Pas de souci ou pas de soucis 
Un mur en pierres ou un mur en pierre ?
Les hommes et les femmes présentes ou présents ?
Gentille, je le suis ou je la suis ?
Elle est appréciée de ou par ses lecteurs ?
Je ne crois pas que la grammaire est
négociable ou soit négociable ?
Ma sœur est professeur, professeure
ou professeuse ?
Nous vous rejoindrons à
ou en vélo ?
Marie, je l'ai cru mariée ou je l'ai crue mariée ?
Un troupeau de moutons obstruait
ou obstruaient la route ? 
Etc. 

Lorsqu’on est confronté à de telles alternatives, il vaut mieux en discuter avec les élèves que de trancher unilatéralement : cela développe leur intelligence et leur capacité à faire des choix en autonomie. Du reste, recevoir des injonctions en matière de langue est moins motivant que d’avoir l’opportunité de réfléchir au bien-fondé de ces injonctions et de les adopter si on les comprend et qu’on les juge rationnelles.

Même l'orthographe lexicale, que l'on pourrait croire plus figée que la grammaire, gagnerait à se constituer en objet de négociations. Si l'on souhaite que les réformes orthographiques à venir soient un tant soit peu appliquées par les usagers ou, plus fondamentalement, que les scripteurs ordinaires soient libérés de la peur rédhibitoire de la « faute », il est nécessaire de consacrer du temps à un enseignement explicite, raisonné et critique de l'orthographe. 

Si l'on montre à l'élève que le « e » de « chameau » permet d'établir un rapport avec le féminin « chamelle » ou encore que le « s » de « puits » assure le lien avec « puiser » tandis que le « t » le distingue de l'adverbe « puis », si, plus généralement, nous prenons le temps de lui faire découvrir les fonctions des différentes catégories de graphèmes du français,  nous contribuerons sans doute à diminuer sa réticence à l'égard de l'écriture. Notre orthographe, comme l'a montré Nina CATACH3, forme un système assez cohérent, et que l'on pourrait donc rendre plus cohérent encore... 

D'où vient, par exemple, le « h » de « théâtre » ? Faut-il le conserver ? A-t-il une quelconque utilité dans le système orthographique actuel ? Ne peut-on pas le liquider à l'occasion d'une prochaine réforme ? Et le double « n » de « donner » et de ses dérivés, que l'on ne retrouve ni dans « donation » ni  dans l'étymon « donare », a-t-il de nos jours encore une utilité ? Ne pourrait-on pas le supprimer pour consolider le lien de famille entre les descendants directs et indirects de « donare » ? On s'habituerait vite à « doner », non ? (Et le « c » de « respect », muet, inutile ! Supprimons ! Non, monsieur, impossible : ce « c » donne accès à « respecter », où il n'est plus muet. Bien, bonne justification, on le garde donc, ce « c ».)  

Evidemment, même si parfois la tentation est grande, je n'ai pas pour ambition de faire croire à l'élève qu'il peut écrire certains mots de la manière qu'il juge la plus cohérente qui soit. Il n'a souvent pas d'autre choix que de se résoudre à perpétuer des graphies absurdes, qui ont échappé à la réforme de 1990 et à d'autres antérieures. Cependant, le gain du débat et de la réflexion sur l'orthographe n'est pas négligeable : on renforce chez l'élève un sentiment d'autorité sur ses propres choix graphémiques et on fait de lui un citoyen capable d'intervenir en connaissance de cause dans une future réforme orthographique ou, à tout le moins, de la comprendre et de l'appliquer avec discernement.


Et les pratiques langagières non scolaires ? 

Par ailleurs, quel regard Mme AYADA porte-t-elle sur les pratiques langagières qui ne relèvent pas de la langue enseignée à l'école, le plus souvent un français écrit et formel/standard ? Si elle autorise l'école à ne pas exclure ces pratiques multiples dont le net, notamment dans les nombreuses vidéos de jeunes réalisateurs occasionnels, offre un échantillon actuel et intéressant en termes d'inventivité (« Moi, ce que je kiffe dans la life, c'est marcher pieds nus dans l'herbe », entendu sur Youtube), alors elle introduit dans la classe la question des registres de langue, autrement dit le loup dans la bergerie. 

En effet, face à une forme d'oral familier dont nombre d'élèves sont coutumiers, deux attitudes sont possibles : soit le considérer comme nuisible et l'éliminer de la salle de classe, soit s'en saisir et l'intégrer dans une discussion plus large relative à la dimension sociale de la langue. Comment exploiter la créativité verbale des plus jeunes générations ? Comment montrer aux élèves que leur usage extrascolaire de la langue pourrait enrichir certaines productions littéraires mais doit être canalisé voire amendé dans certaines situations de communication plus formelles ? À moins d'éluder ces questions cruciales, la discussion sur les choix langagiers me parait tout simplement inévitable...

À ce propos, Stéphanie CLERC CONAN et Claude RICHERME-MANCHET ont publié aux édition EME, en 2016, la relation critique4 d’une expérience très intéressante.  


Les auteures, deux enseignantes, ont pris le parti de ne pas couper l’élève de ses pratiques langagières familiales et familières en lui imposant uniquement la langue de l’école. Elles ont en outre souhaité tenir largement compte de la langue orale et de ses caractéristiques propres, alors que l’oral est souvent apprécié à l’aune de l’écrit par les enseignants. 

Plusieurs classes se sont vu proposer la réalisation d’une émission de radio qui devait être réellement diffusée. Les élèves ont préparé eux-mêmes les différentes chroniques et reportages de cette émission : ils se sont donc posé des questions sur les statuts respectifs des différentes pratiques sociales de la langue et ont pu ainsi enrichir — en relative autonomie —  leurs compétences linguistiques, discursives et sociolinguistiques. Des résultats encourageants ont été obtenus, engendrés, selon les auteures, par deux grands facteurs : impliqués dans un projet global et authentique, les élèves ont effectué spontanément des choix parmi des tournures familières, standard, orales ou plus écrites et contrôlées, pour adapter leurs pratiques aux thématiques traitées et à leurs futurs auditeurs ; leurs pratiques quotidiennes ont été incluses — et donc valorisées — dans ce projet, même si elles ont dû céder le pas à plusieurs reprises à une langue plus unanimement admise par les auditeurs. C’est donc en adoptant une posture d’observateurs que les élèves ont développé et affiné une maitrise authentique des registres de langue, compétence centrale de communication pourtant souvent traitée de façon caricaturale ou réductrice dans les manuels. 


Quel discours sur la langue ?

Enfin, que dire de l'intention de la présidente du CSP de restaurer le COD et le COI5, deux notions parmi d’autres fonctions syntaxiques créées de toutes pièces, au XIXe siècle, dans le but d’expliquer les accords et singulièrement l’accord du participe passé ? Voici ce qu’écrit André CHERVEL6 à propos de cette grammaire scolaire qui se développe à la suite de la révolution française : 


[…] cette prétendue science de la langue n’est qu’un monstrueux bric-à-brac, échafaudé au cours des décennies. Elle réussit à en imposer grâce à ses innombrables silences, et surtout à la relation pédagogique où elle s’insère, fondée sur l’autorité et sur l’obéissance. Grâce aussi à l’orthographe qui, par son caractère constitutionnel, apporte à la grammaire scolaire une sanction d’authenticité et de scientificité. […] Institution orthographique et théorie grammaticale s’épaulent l’une l’autre, empêchant le scandale d’éclater. Car c’est bien d’une mystification que sont victimes les élèves, et les maitres. L’appareil des concepts à partir desquels ils travaillent s’effondre comme un château de cartes quand on le soumet à une analyse rigoureuse.


Les notions de CDV et de CIV que connaissent les petits Belges valent-elles mieux ? Et ce prédicat évoqué plus haut, est-il bien compris des petits Français ? Pourrait-on d'ailleurs se passer du métalangage grammatical ? 

Ces volte-faces terminologiques montrent qu'il est peut-être temps de refonder le discours scolaire sur la langue... tout en l'axant sur des aspects du texte et de la phrase que nombre d'élèves maitrisent encore mal en fin de secondaire, au nombre desquels figurent, d'après ma propre expérience, la question de la cohésion (et donc de l'anaphore), le problème de la rection des verbes (que le linguiste Lucien TESNIERE aborde dans sa précieuse théorie de la connexion ou de la dépendance grammaticale) et la construction de phrases complexes par l'enchâssement (ne fût-ce que pour échapper au diktat de la juxtaposition qui semble s'imposer à de nombreux scripteurs !). On devrait donc concevoir la grammaire comme un arsenal d'outils au sein duquel l'élève puiserait, en toute intelligence, au gré de ses besoins et envies communicationnels plutôt que comme un répertoire d'injonctions contraignantes oblitérant toute velléité de réflexion créatrice. 

En somme, tous les arguments qui précèdent tiennent en cette seule pensée : en matière de langue, l'élève doit être un observateur avisé et critique de l'usage afin d'être capable de déterminer et d'enrichir sa propre pratique avec clairvoyance. 



Pierre-Yves DUCHÂTEAU




1 Déclaration extraite d’une interview parue sur le site du Point le 30 juin 2018 : https://www.lepoint.fr/educati...

2 En France, la notion de prédicat a été récemment imposée dans le discours grammatical scolaire.

3 Nina CATACH, L'orthographe, Presses universitaires de France, 2011.

4 Stéphanie CLERC CONAN et Claude RICHERME-MANCHET, Didactique du français, pour une approche contextualisée et explicite de la langue, EME Editions, 2016.

5 Nombreux sont les ajustements proposés par Souâd AYADA dans son interview concernant l'enseignement du français. Chacun d'eux mériterait une « petite rédaction ».

6 André CHERVEL, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français. Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, 1977. Ce passage est cité par Marc WILMET dans ce texte : Marc WILMET, Le complément direct objet de mes ressentiments [en ligne], Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2007.



Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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