Transpositions contemporaines de tableaux patrimoniaux

Le travail artistique de David LaChapelle et Mickalene Thomas comme entrée dans l'art, objet à apprécier (ou non) et source d'inspiration dans le cadre d'un travail de transposition.



La création artistique est empreinte d’influences et d’intertextualité : les artistes s’inspirent du monde qui les entoure, de leur vécu, mais aussi d’autres artistes ou d’œuvres qui les marquent ou les interpellent. Si certains cherchent avant tout à innover, d’autres proposent des adaptations d’œuvres existantes (qui peuvent, elles aussi, être innovantes). 

Le processus d’adaptation, fréquent dans le milieu du cinéma par exemple (de nombreux romans sont adaptés en films), s’étend aux différents arts, y compris aux arts picturaux. Il est en lien avec la notion de « transposition », l’un des trois procédés créatifs ciblés par le(s) programme(s) des deuxième et troisième degrés (UAA 5 : S'inscrire dans une œuvre culturelle). Quoi de mieux pour sensibiliser les élèves à ce procédé que de leur faire découvrir des exemples authentiques issus du monde artistique ? Nous épinglerons dans cet article le travail de deux artistes contemporains qui pourraient être qualifiés, chacun à sa façon, de « transposeurs ». 



David LaChapelle

  • Présentation de l'artiste 

David LaChapelle, né en 1963, est un photographe et réalisateur américain. Connu et reconnu pour ses portraits de célébrités (David Bowie, Hilary Clinton, Leonardo DiCaprio, Madonna et Eminem, pour n'en citer que quelques-unes) aux couleurs souvent criardes et à la scénographie travaillée (la plupart du temps sans trucage numérique), il a beaucoup exercé dans les milieux de la mode et de la publicité. On lui doit quelques couvertures de grands magazines, mais également des clips musicaux, des films documentaires, des spots publicitaires ainsi que le générique de la célèbre série Desperate Housewives. Ses sources d'inspiration sont multiples, allant de la peinture baroque au surréalisme, en passant par le pop art. 


https://www.nytimes.com/2011/05/29/fashion/david-lachapelle-from-photographer-to-artist.html
                                                                                                    © https://www.nytimes.com/2011/0...

La seconde partie de sa carrière est marquée par des projets plus personnels. S'éloignant peu à peu de l'univers publicitaire et commercial, son art prend une dimension politique, ou du moins engagée, en cherchant à dénoncer les dérives de notre société tels que la surconsommation, la vanité ou les excès en général.


  • Quelques exemples de transpositions : The Rape of AfricaLast Supper et Déluge

Fin connaisseur des récits bibliques et mythologiques, David LaChapelle se plait à calquer certaines de ses photographies sur des chefs-d'œuvre patrimoniaux qu'il actualise et détourne. Les personnages mis en scène dans ses images prennent la pose à la manière de ceux représentés dans les tableaux et les fresques de Botticelli, de Vinci ou encore Michel-Ange. La mise en parallèle de la transposition avec l'œuvre source amène à constater une grande fidélité en ce qui concerne la composition des images : les éléments sont disposés de la même manière, la posture des personnages est identique ou presque, chaque objet du tableau trouve un correspondant dans la photographie, l'arrière-plan n'est pas oublié, etc. 




Parachutés dans un univers qui rappelle notre époque (grue, arme, attrape-mouche, bouteilles d'alcool...), les personnages se retrouvent au centre de scènes loufoques, intrigantes, voire surréalistes. Celles-ci peuvent être appréciées pour leur caractère esthétisant (les images sont léchées, colorées, lumineuses), mais elles peuvent également être décodées. En effet, plusieurs d'entre elles véhiculent un message. Par exemple, au travers de The Rape of Africa, David LaChapelle représente et dénonce de manière métaphorique les dégâts causés en Afrique par les continents riches avides de pouvoir et de richesses supplémentaires. 

Déluge, œuvre monumentale d'une longueur de sept mètres, est particulièrement intéressante. L'artiste propose une version personnelle de la fresque peinte par Michel-Ange au XVIe siècle sur le plafond de la Chapelle Sixtine. Dans la scène représentée par LaChapelle, le Déluge est enclenché. Le ciel est menaçant, les eaux détruisent et engloutissent tout sur leur passage : un pylône électrique, une voiture, une antenne parabolique, un caddie de supermarché, une enseigne Burger King..., autant de symboles de notre société de (sur)consommation. Parmi les ruines, on peut observer un morceau de la façade du Caesars Palace, célèbre casino de Las Vegas, ainsi que les restes de la vitrine d'une boutique Gucci... C'en est fini du luxe, c'en est fini de notre société. L'irresponsabilité et la superficialité des Hommes les mènent à leur perte... L'œuvre prend des accents apocalyptiques. 


                                                                                 David LaChapelle, Déluge, photographie, 2006.
                                                                                   Michel-Ange, Le Déluge, fresque, vers 1510.




Mickalene Thomas

  • Présentation de l'artiste 

Mickalene Thomas, née en 1971 aux États-Unis, est, elle aussi, une artiste multiple : elle est à la fois peintre, plasticienne, photographe, cinéaste, commissaire d'expositions et productrice de spectacles. Une bonne partie de son œuvre, récompensée par de nombreux prix, est composée de photographies et de collages au travers desquels l'artiste défend la communauté noire, et plus particulièrement les femmes. La féminité, la sexualité et le pouvoir, en tant que notions complexes, font partie de ses thèmes de prédilection. 

https://nmwa.org/art/artists/mickalene-thomas/
                                                      © https://nmwa.org/art/artists/m...

  • Un exemple de transposition : Le Déjeuner sur l'herbe : trois femmes noires avec Monet

Le musée de l’Orangerie (Paris), où l'on peut admirer les spectaculaires Nymphéas de Monet, propose actuellement quelques œuvres de Mickalene Thomas1. Il s'agit principalement de collages au format parfois impressionnant, dans lesquels l'artiste joue avec les formes et les volumes et mêle peinture, photographies découpées, photos de peintures et strass. Toutes les œuvres présentées ont un lien avec Claude Monet. Certaines d'entre elles ont été réalisées lors d'une résidence à Giverny, dans la maison du peintre français, et s'inspirent de l'environnement dans lequel il a évolué (façade de sa maison, aménagements intérieurs, mobilier, jardin, plan d'eau, etc.).  

Mickalene Thomas, La maison de Monet, collage, 2022.
                                                                                                                                  Mickalene Thomas, La maison de Monet, collage, 2022.


D'autres entrent davantage en dialogue avec la production artistique de Monet en se l'appropriant, en la revisitant, en l'actualisant. C'est le cas notamment de l'œuvre intitulée Le Déjeuner sur l'herbe : les trois femmes noires avec Monet, un mélange de photo et de collage au travers duquel on reconnait aisément un célèbre tableau de Monet, ou plus précisément la peinture de Manet dont il s'inspire lui-même.


Dans le collage de Mickalene Thomas, les trois personnages de Manet (et Monet) sont remplacés par des femmes de couleur. Celles-ci fixent l'objectif, sures d'elles, la tête droite, le regard franc. Elles sont sublimées, notamment par le décor fleuri et luxuriant dans lequel elles prennent place. Couleurs vives et strass participent à cette célébration de la femme (noire). L'artiste dira d'elles qu'elles sont « à l'opposé de la subordination picturale dans les représentations précédentes des femmes noires. Elles revendiquent tous les aspects de leur être. »2



Pistes et réflexions didactiques

Des documents riches et adaptés

Les œuvres de David LaChapelle et Mickalene Thomas présentent un intérêt certain et sont susceptibles d'interpeler les jeunes. Dans le cadre d'une séquence consacrée aux UAA 4 et 6, Emma Dresse, étudiante du bloc 3, a travaillé avec des élèves de 3e année TQ et P options bois, électromécanique et arts sur les photographies de LaChapelle. Très enthousiasmée par l'expérience, elle a pu constater l'intérêt des élèves : « Dès que je leur ai montré les premières photos sur lesquelles nous allions travailler, certains ont manifesté leur plaisir. Ce qui leur plaisait surtout, c'était de découvrir des œuvres qu'ils ne connaissaient pas, éloignées des tableaux plus classiques qu'ils avaient l'habitude de découvrir en classe, plus colorées, plus actuelles. Une partie des élèves a apprécié les couleurs vives, le caractère pop des photos. D'autres, qui n'étaient pas du tout sensibles aux aspects esthétiques, m'ont confié en fin de séquence avoir appris à aimer l'art. Ce qui leur a surtout plu, c'est d'apprendre à découvrir le sens d'une œuvre en analysant celle-ci, le message que l'artiste cherche à faire passer. »3  

                                                                                                         Extrait d'une copie d'élève - critère formel
                                                                                                        Extrait d'une copie d'élève - critère lié au message

Les œuvres de LaChapelle et Thomas sont, en effet, riches car elles permettent un travail sur la forme, mais aussi sur le fond, étant donné qu'elles cherchent à transmettre un message engagé. 


Par ailleurs, puisqu'elles transposent de manière transparente des œuvres patrimoniales, elles constituent une belle occasion d'aborder l'histoire de l'art, de faire dialoguer les œuvres et de faire ainsi découvrir aux élèves les liens qui peuvent exister entre des productions artistiques issues d'époques bien distinctes. Les élèves d'Emma se sont beaucoup investis dans le travail de comparaison entre l'œuvre source et la transposition en vue de faire émerger le sens de l'œuvre contemporaine. « Nous avons comparé la photo de LaChapelle et le tableau dont elle s'inspirait de manière à observer les points communs (sur le fond et la forme) et à mettre en évidence les différences, que nous avons ensuite questionnées pour tenter de comprendre le sens de la photographie. Last Supper a beaucoup amusé les élèves qui n'ont pas manqué de souligner son caractère décalé. Que vient faire Jésus au milieu d'un groupe qui pourrait être un gang peu fréquentable ? Les élèves ont proposé des hypothèses intéressantes et le travail sur le message a été mis en avant par la majorité d'entre eux lors de la tâche finale (avis argumenté sur une photographie de LaChapelle). » 


Le collage de Mickalene Thomas et les photographies de David LaChapelle constituent des supports de qualité pour faire découvrir l'intertextualité. Si on ne les confronte pas aux œuvres sources, on passe inévitablement à côté de certaines choses. Rappelons également que le programme invite explicitement les enseignants à travailler les objets culturels en écho : « Parallèlement à sa mission langagière, le cours de français a pour objectif de donner accès à la diversité de la culture littéraire et artistisque d'hier et d'aujourd'hui, et de fournir des clés pour la comprendre et se l'approprier. Il convient, pour ce faire, de favoriser un va-et-vient entre les productions actuelles et celles du passé pour permettre d'en saisir les enjeux respectifs et les articulations. »4 Dans le cas des œuvres de LaChapelle, on pourrait approfondir la réflexion en proposant aux élèves la lecture de l'extrait de la Genèse qui décrit le Déluge ou la découverte des récits mythologiques.


Un travail priviliégié des UAA 5 et 6

Les exploitations didactiques des œuvres de LaChapelle et Thomas sont multiples. Puisqu'elles sont des objets culturels, elles s'intègrent parfaitement dans un travail sur l'UAA 5 et/ou l'UAA 6, qui présentent des processus communs. En effet, qu'on prépare les élèves à relater leur rencontre avec un objet culturel et à manifester leur appréciation (UAA 6) ou qu'on les amène à s'inscrire dans cet objet culturel en l'amplifiant, le recomposant ou le transposant (UAA 5), il est nécessaire de les aider à développer au préalable des compétences de lecture d'œuvres culturelles. Il s'agit donc, dans le cas qui nous occupe, d'analyser l'œuvre source en observant les éléments représentés (leur caractère figuratif ou abstrait, la posture des personnages, leurs gestes et leur expression, leurs vêtements, les objets, le décor, etc.), les aspects formels et techniques (composition, cadrage, éclairage, couleurs, etc.)5, mais aussi les rapports que le collage ou la photographie entretient avec l'œuvre source : quels sont les points communs ? Quelles sont les différences ? En quoi cela modifie-t-il l'œuvre source ? En quoi cela fait-il de l'œuvre contemporaine une œuvre à part entière ? 

Ces démarches pourront être mobilisées par les élèves lorsqu'ils seront amenés à exprimer leur appréciation face à une œuvre nouvelle (UAA 6). En ce qui concerne l'aspect argumentatif de la tâche, il est possible de travailler les UAA 6 et 3/4 de manière articulée afin d'outiller au mieux les élèves. C'est ce qu'a fait Emma. Dans la copie suivante, rédigée par une de ses élèves, on devine le travail de lecture d'œuvres picturales effectué et on perçoit aisément que les élèves ont été sensibilisés à la construction d'une argumentation. 

                                                                                                                                    Copie d'élève (3e TQ)


Dans le cadre d'un travail de production créative (UAA 5), après leur avoir appris à lire des œuvres (classiques et contemporaines) et les avoir mis au contact de transpositions authentiques qui leur serviront d'exemples, l'enseignant pourrait amener les élèves à transposer/adapter un tableau patrimonial à la manière de l'artiste contemporain qu'ils auront découvert. D'autres UAA pourraient être mobilisées au service de cette tâche. Par exemple, le choix du message (engagé) pourrait être nourri par un travail sur des textes informatifs (UAA 1 et 2) et/ou argumentatifs (UAA 3 et 4).

Pour ne pas tomber dans le bricolage, la transposition doit faire l'objet de choix réfléchis. C'est de cette manière que Mickalene Thomas perçoit la démarche artistique : 


L'idée est de donner du sens aux choses de notre quotidien. Prenez tout ce qui est là, dans toutes ses dimensions, culturelles, spirituelles, métaphoriques, rassemblez-les pour vous les approprier. Cela s'appelle du collage.6



En conclusion

Les œuvres de David LaChapelle et Mickalene Thomas, actuelles et engagées, constituent des objets de qualité pour amener les élèves, quels qu'ils soient, à découvrir l'art, à apprendre à observer et lire une œuvre picturale et à développer des compétences créatives et argumentatives, tout en s'interrogeant sur notre époque et les préoccupations qui l'animent.



Anne-Catherine Werner


1. L'exposition est programmée jusqu'au 6 février 2023 : https://www.musee-orangerie.fr..

2. https://www.washingtonpost.com...

3. Merci à Emma Dresse d'avoir accepté de partager son expérience. 

4. FESec (2018). Programme Français 2e degré, Humanités générales et technologiques (D/2018/7362/3/09), p. 76.

5. Voir à ce sujet l'article consacré au Getty Museum Challenge, qui s'intéresse à la transposition plus ou moins fidèle de tableaux patrimoniaux : https://dupala.be/article.php?...

6. Meseilas Susan, Eyes open, 23 idées photographiques pour enfants curieux, Paris, Delpire&Co/Libella, 2021, p. 146.

Auteur

Anne-Catherine Werner

Maitre-assistante en français, didactique du français, assistante de formation en didactique du français langue première (ULiège). Intérêt particulier pour la lecture, l'écriture, la langue française, le cinéma, le théâtre, la photographie et les arts plastiques.

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