Cercles de lecture et co-enseignement

Rencontre avec Philippe Moyano et Wafa Messaoudi au sujet d'un dispositif innovant mené dans des classes de première année du Collège Sainte-Véronique.


Du 25 février au 26 mars 2021, les élèves de 1re année du Collège Sainte-Véronique ont eu la chance de participer à des cercles de lecture visant le travail de stratégies de compréhension. À la manœuvre : Estelle Clermont, Sandra Pleinevaux, Justine Smal, David Rompen et Philippe Moyano, enseignants de français, accompagnés par Wafa Messaoudi, étudiante-stagiaire en fin de formation. 

Ces cercles de lecture ont été mis sur pied dans le cadre d'une expérience-pilote centrée sur la « différenciation et [l'] accompagnement personnalisé au 1er degré » (2019-2021), commanditée par la Fédération Wallonie-Bruxelles et confiée à l'équipe de recherche UCLouvain-HE2B-HELHA. Les enseignants du Collège Sainte-Véronique impliqués dans ce projet ont bénéficié de l'accompagnement de Geneviève Hauzeur, maitre-assistante en didactique du français à la Haute École Bruxelles-Brabant. Plus concrètement, pour accompagner au mieux les enseignants, Geneviève Hauzeur les a outillés, suivis et conseillés pendant deux ans : un premier cercle de lecture (2019-2020) et des modules consacrés aux stratégies de lecture (2020-2021) ont été mis en place en amont des cercles de lecture en co-enseignement.

Philippe Moyano et Wafa Messaoudi reviennent sur cette expérience enrichissante qu'ils ont très gentiment accepté de partager avec nous.

Le dispositif expérimenté 

– Pouvez-vous décrire le dispositif que vous avez mis en place en quelques mots ? Quelles sont ses spécificités ? 

Le dispositif des cercles de lecture que nous avons expérimenté en équipe s'inspire d'un support créé par Geneviève Hauzeur1 et s'articule autour de la lecture de Comment Wang-Fô fut sauvé, un conte écrit par Marguerite Yourcenar et illustré par Georges Lemoine. Il s'est étalé sur cinq séances d'1 heure 30 (à raison d'une séance par semaine) correspondant chacune à un atelier spécifique. Quatre ateliers portaient sur la compréhension et l'interprétation du texte et des images, et plus largement sur les stratégies de compréhension du texte narratif. La dernière séance était, quant à elle, consacrée à la lecture de textes informatifs, en l'occurrence, de textes relatifs à la civilisation chinoise, apportant des éclairages sur le texte de Marguerite Yourcenar. 

                             Première de couverture du livre et extrait d'un texte informatif utilisé lors du dernier atelier

Ces cercles de lecture sont l'aboutissement d'un travail plus large. En effet, durant le premier et le deuxième trimestres, nous avons réalisé un travail en amont de ces ateliers afin de faire découvrir aux élèves une approche du texte selon les différentes stratégies de lecture. Ainsi, sur le principe des classes parallèles, nous avons subdivisé trois classes en cinq sous-groupes, mené chacun par un enseignant. À cette occasion, les élèves ont travaillé sur un conte kabyle, L'histoire des sept filles et de l'ogresse. Au départ de ce texte, ils ont découvert différentes stratégies de lecture adaptées au texte narratif : des stratégies touchant à la planification de la lecture, à la visualisation (images mentales), au traitement des unités lexicales, aux inférences et aux démarches d'interprétation. Ces stratégies, sélectionnées au départ d'un diagnostic posé en début d'année (révélant les failles les plus prononcées des élèves), ont toutes été théorisées explicitement. Avec l'aide de l'enseignant, les élèves ont répertorié les démarches mentales constituant ces procédures, ils ont aussi déterminé quand, dans quel contexte, chacune de ces stratégies pouvait s'avérer efficace. 

Les différentes stratégies travaillées ont ensuite été exercées spécifiquement au sein de groupes tournants. Ceux-ci ont été définis au moyen des rapports des derniers conseils de classe. La diversité au sein des groupes était pour nous essentielle pour que la lecture soit porteuse pour tous. Nous avons donc associé des élèves de niveaux différents. Cela s'est avéré très riche : en effet, nous avons constaté que les plus faibles étaient portés par les plus forts, sans stigmatisation.  

Viennent ensuite les cercles de lecture portant sur la compréhension et l'interprétation de Comment Wang-Fô fut sauvé. 

Concernant le(s) texte(s) à travailler au sein d'un cercle de lecture, comme le précise Geneviève Hauzeur, « il ne s'agit pas seulement de choisir des livres susceptibles de plaire aux élèves, mais également de les confronter à des œuvres qu'ils ne seraient pas en mesure de lire en totale autonomie et qui entrainent de véritables apprentissages, tant personnels et littéraires que cognitifs. Bref, des récits suffisamment lisibles pour garantir la participation du lecteur, mais également résistants à une compréhension immédiate et dès lors aptes à susciter la distanciation nécessaire à une véritable lecture littéraire »2.


– Pouvez-vous nous en dire plus sur le dispositif du cercle de lecture à proprement parler ? 

  • Le cercle de lecture 

Les cercles de lecture amènent les élèves à échanger en équipes à propos d'un texte généralement bref (une nouvelle, un conte ou une partie de roman). Pour ce dispositif, nous avons travaillé sur un texte en lien avec le genre du conte, qui avait été travaillé précédemment lors d'une séquence de cours classique. Nous avons formé des groupes de 3 ou 4 élèves, et dans certains cas, nous avons aussi expérimenté des groupements de 7 ou 8 élèves. Les groupes sont pris en charge simultanément par un duo d'enseignants. Les duos varient d'une séance à l'autre, mais un professeur référent accompagne les élèves au fil des différents ateliers.  

Serge Terwagne définit le cercle de lecture en ces termes : « Un cercle de lecture est un dispositif didactique structuré au sein duquel les participants, rassemblés en petits groupes hétérogènes, apprennent à interpréter et à construire ensemble des connaissances à partir de textes littéraires ou d'idées. Au delà de la construction collective de significations, les interactions entre lecteurs doivent favoriser l'intériorisation par chacun des stratégies fines de compréhension et d'interprétation. »3

  • Les étapes du cercle de lecture

Chaque cercle de lecture débute par la découverte de la couverture ou la lecture d'un extrait de texte délimité. Cette lecture est pratiquée par le professeur ou par un ou plusieurs élève(s) volontaire(s) ou désigné(s). L'objectif est dans un premier temps d'accrocher les élèves et de soutenir leur intérêt.

Des rôles sont répartis entre les membres d'une même équipe : animateur, maitre du temps, secrétaire et porte-parole. Chaque semaine, les membres du groupe peuvent négocier et modifier la répartition des tâches selon leurs préférences. 

L'échange en petit groupe s'appuie sur un carnet d'impressions que les élèves doivent compléter dans un premier temps individuellement. Ils mènent ensuite une discussion de groupe au départ des éléments mentionnés dans leur carnet. Cette discussion est gérée par l'élève-animateur. Le secrétaire est quant à lui chargé de conserver des traces des échanges : ce que l'équipe a compris, les questions qu'elle se pose sur le texte, les stratégies qu'elle estime avoir mobilisées, etc. 


Vient ensuite une mise en commun en groupe-classe. Chaque porte-parole relaie à la classe les observations, réflexions et questions de son équipe. L'enseignant garde trace de ces éléments au tableau. À l'issue de cet échange en groupe-classe une synthèse est réalisée avec l'aide de l'enseignant. Celle-ci peut se baser sur une feuille de discussion qui établit ce sur quoi tout le monde tombe d'accord et ce qui continue à poser question.

Tableau réalisé en cours de séance

– Quel est le rôle des enseignants durant ces cercles de lecture ?

Les enseignants animent le rappel effectué en début de séance, puis l'un d'eux prend souvent en charge la mise en voix de l'extrait qui sera travaillé. Durant les discussions en sous-groupes, les professeurs circulent dans la classe afin d'identifier les besoins des élèves. Ils répondent à leurs interrogations, les mettent si nécessaire sur la voie et éveillent leur intérêt au moyen de pistes spéciales prévues dans leur préparation (celles-ci sont réparties préalablement entre les membres du duo d'enseignants). 

Les interventions dans les équipes permettent non seulement aux enseignants d'accompagner les élèves dans leurs réflexions, mais aussi d'anticiper la synthèse ou des mises au point communes qui permettent de lever les difficultés des élèves partis sur de fausses pistes. 

Durant toute la séance, le rôle des enseignants est de favoriser la parole ou d'orienter les débats sans jamais être des « juges ». Ils se présentent plutôt comme des animateurs, ou plus précisément des co-animateurs : chacun apporte son éclairage pour guider au mieux les élèves dans leurs réflexions. 


– Deux supports semblent essentiels au sein du dispositif : le carnet d'impressions et les synthèses. Comment se présentent ces supports ?

  • Le carnet d'impressions

Pour chaque séance, le carnet d'impressions est subdivisé selon différents aspects : ce que je comprends (faits et évènements importants du récit), ce que je ressens (émotions provoquées par des indices et éléments concrets), ce qui m'intrigue ou m'impressionne, un passage qui me plait à situer et justifier. Il comprend une partie individuelle et une partie « Synthèse » qui est complétée collectivement à la fin de la séance (cf. page de gauche de l'extrait du carnet reproduit ci-dessous). 

Extrait du carnet d'impressions d'une élève - outil fourni aux enseignants par Geneviève Hauzeur

Au moyen des questions posées, les élèves sont amenés à convoquer les trois sens de la lecture (sens littéral, sens littéraire et sens personnel), puisque, pour les aider à  comprendre et apprécier (ou non) le texte, le carnet d'impressions les amène à  repérer des informations et des idées au sein du texte, à les mettre en lien, à émettre des hypothèses et à les vérifier ensuite à l'aide d'indices présents dans le texte et les images ; enfin, plusieurs questions du carnet d'impressions permettent aux élèves d'exprimer leur ressenti par rapport au texte et le plaisir ou déplaisir que celui-ci leur procure. 


  • La synthèse de la classe

La synthèse est essentielle pour éclaircir les choses et valoriser les élèves dans leurs découvertes et leur pratique des stratégies de lecture, qui s'affine tout au long du dispositif. Les synthèses sont réalisées collectivement sous la forme de panneaux. Les éléments mis en évidence durant la séance sont notés et organisés sur des affiches de couleur. Celles-ci constituent les traces du travail réalisé. Elles seront relues au début du cercle suivant pour rafraichir la mémoire des élèves. Ces affiches sont aussi utiles pour les élèves absents : si un élève rate une séance, il peut raccrocher le wagon en s'aidant de la synthèse effectuée par la classe.

Les résultats et bénéfices constatés 

– Le dispositif a-t-il porté ses fruits en ce qui concerne le travail des stratégies de lecture ? Quelle évolution avez-vous constatée chez les élèves ? 

Nous avons réalisé une enquête auprès des élèves, sous forme d'une discussion de classe, à l'issue des cercles de lecture afin de déterminer ce que le dispositif leur a apporté. Globalement, les élèves se disent satisfaits du dispositif : ils ont aimé collaborer et échanger leurs hypothèses et impressions de lecteurs, ils ont aussi pris du plaisir à écouter la mise en voix des extraits, qui les a aidés à comprendre le texte. Quelques élèves mettent en évidence les stratégies de lecture qu'ils ont pris l'habitude d'utiliser, d'autres expliquent que le travail en équipe les a aidés et motivés dans les tâches de lecture. La plupart d'entre eux sont désireux de revivre une expérience de ce type pour pouvoir mesurer leurs progrès et aborder des textes plus résistants.

Concrètement, dans leur pratique, nous avons constaté progressivement un plus grand intérêt des élèves pour la lecture, le recours systématisé aux stratégies plus spontané, voire plus conscientisé. Cela se répercute aussi sur l'efficacité de leur interprétation et la richesse de leurs commentaires, vérifiables même au cours de lectures effectuées dans les séquences de français. Certains élèves sont venus en dehors des leçons trouver les professeurs afin d'obtenir des suggestions de titres de récits avec un « carnet d'impressions » à remplir, où les étapes de lecture seraient renseignées. 


– Comment avez-vous vécu l'expérience du co-enseignement ? Quels en sont les avantages et les inconvénients ? 

Cette façon d'enseigner, nous ne l'avions pas encore mise en place en français au 1er degré. D'abord, il fallait un horaire et une structure qui autorise son aménagement. Il était aussi nécessaire que les professeurs adhèrent au projet... et s'apprivoisent. Ce qui est souvent exigé des élèves devait maintenant être expérimenté par les profs ! Un autre frein venait du « désordre » que cela pouvait occasionner : suivi de matière, insertion du professeur injecté dans un groupe-classe qui n'est pas le sien, crainte du jugement, différences d'expérience et de génération...

La mise en place du projet a nécessité de nombreuses réunions. Il fallait définir clairement les objectifs du dispositif, découper celui-ci en étapes et préciser son déroulement. Nous avons ainsi complété pour chaque séance un carnet de bord de l'enseignant permettant à chacun de respecter le déroulement imaginé et, en aval de la séance, de garder des traces de la mise en œuvre effective, des leviers et des difficultés rencontrées.

Extrait du carnet de bord de l'enseignant - outil conçu et fourni par l'équipe de recherche 

Entre les séances, nous avons organisé différentes réunions préparatoires et des mises au point après les leçons. Ces moments sont évidemment essentiels pour le bon fonctionnement du dispositif : ils facilitent le déroulement à venir. Nous avons ainsi pu échanger entre professeurs sur les perles et réussites survenues dans nos groupes. Nous avons également pu régler certaines difficultés en nous nourrissant de nos pratiques respectives et en mutualisant ainsi nos expériences. Ces moments de rencontres entre enseignants nous ont aussi permis de prévoir des ajustements en vue de rattraper les retards ou d'envisager des extensions. 

Au final, nous retenons surtout du positif, à commencer par les réactions des élèves, enthousiastes de voir qu'on les encadre, heureux qu'on réponde à leurs besoins, qu'on varie les méthodes ainsi que les intervenants et que naisse une nouvelle dynamique ! L'expérience de co-enseignement s'est vraiment bien déroulée : les élèves ont remarqué que l'entente était bonne au sein des duos d'enseignants et que les difficultés étaient prises en charge par l'un ou l'autre professeur de façon équivalente ; ils ont également relevé que chaque prof a participé à l'enrichissement du contenu dans l'intérêt de l'élève... L'humanité est dans la différence et l'échange, y compris à l'échelle scolaire. 


– Quelle est la plus-value de ce type d'enseignement pour les jeunes enseignants ? 

Ce type d'enseignement pour les jeunes professeurs est très intéressant puisqu'il leur permet d'exercer de nouvelles pratiques en coopération avec des collègues : cela devient donc un outil d'intégration dans l'équipe de français en place au sein de leur établissement. Les réunions de concertation sont un lieu idéal pour les rencontres et les échanges. Les professeurs aguerris prodiguent leurs conseils aux plus jeunes pour les aider à évoluer. Ces derniers peuvent, quant à eux, apporter des idées originales aux plus anciens, continuer à porter un regard sur eux-mêmes en tant que jeunes praticiens et sur les membres du corps professoral avec qui ils sont amenés à travailler. Les liens se tissent de manière naturelle et sans « complexe ».

Dans la classe, le co-enseignement facilite davantage la tâche des enseignants, quels qu'ils soient, et leur permet d'offrir un accompagnement renforcé aux élèves. En effet, lors des séances, nous avons constaté que nos apports étaient très souvent complémentaires, nous permettant ainsi d'octroyer des informations complètes et de qualité aux élèves.


– Envisagez-vous de réitérer l'expérience l'année prochaine ? Si oui, quels ajustements comptez-vous apporter au dispositif ?

Nous sommes prêts à réitérer cette expérience l'année prochaine pourvu que le nombre de coéquipiers soit « pair » afin de faciliter la formation des binômes, et que les ateliers portent également sur des romans plus épais.


En guise de conclusion 

Le cercle de lecture, dispositif initialement conçu pour l'enseignement primaire, est tout à fait adaptable à des publics plus âgés. Il permet un travail intéressant autour des stratégies de compréhension et amène les élèves à adopter une posture de lecteur réflexif. Il favorise le questionnement, la coopération et l'esprit d'équipe. Par ailleurs, ce type de dispositif se prête parfaitement bien au co-enseignement. Élèves et enseignants collaborent pour construire ensemble le sens d'un texte et mettre en évidence des stratégies qui pourront être transférées dans d'autres tâches de lecture. 



Anne-Catherine Werner



1. Pour en savoir plus sur le dispositif mis en place par Geneviève Hauzeur autour du texte de Marguerite Yourcenar et les outils qu'elle a conçus et utilisés, voir HAUZEUR Geneviève, « Les cercles de lecture pour développer l'autonomie et l'engagement dans la lecture des élèves du secondaire : Comment Wang-Fô fut sauvé (Marguerite Yourcenar) » (2019), dans Caractères, 59, pp. 28-54. https://www.ablf.be/images/sto...

2. Ibidem, pp. 30-31.   

3. LAFONTAINE  Annette, TERWAGNE Serge et VANHULLE Sabine (2001). Les cercles de lecture. Interagir pour développer ensemble des compétences de lecteur. Bruxelles : De Boeck, p. 7.

Auteur

Anne-Catherine Werner

Maitre-assistante en français, didactique du français, assistante de formation en didactique du français langue première (ULiège). Intérêt particulier pour la lecture, l'écriture, la langue française, le cinéma, le théâtre, la photographie et les arts plastiques.

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