Créer une œuvre engagée

Présentation d'un dispositif proposé aux futurs instituteurs primaires pour développer la créativité et l'esprit critique.


Contexte et objectifs

Depuis plusieurs années, dans le cadre d'une unité d'enseignement intitulée « Multidisciplinarité et fonctionnalité », les étudiants inscrits au bloc 1 du bachelier instituteur ou institutrice primaire vivent durant trois jours un module artistique. Les objectifs de ce module sont multiples. Il s'agit de : 

  • s'ouvrir au monde culturel ; 
  • vivre un processus créatif ; 
  • développer son esprit critique ; 
  • réinvestir ses découvertes dans une production multidisciplinaire, qui prendra la forme d'une installation ou d'une performance. 


Depuis plusieurs années, les instructions officielles et les programmes de l'enseignement obligatoire font la part belle à l'art, à la culture et à la créativité. Cette dernière que l'on pourrait définir comme « la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle [donc originale] et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste […] »1 est considérée comme l'une des « compétences clés du XXIe siècle »2. Pour cette raison, le Pacte pour un enseignement d'excellence insiste sur la nécessité de faire de l'école un lieu d'innovations3. Par ailleurs, il convient de rappeler que, pour que « les différentes formes d’expression artistique [fassent] partie intégrante des domaines d’apprentissage qui composent le tronc commun redéfini », le Pacte souhaite que chaque élève, de la maternelle à la fin du secondaire, vive un « parcours d’éducation culturelle et artistique » (PECA). 


Le travail en équipe et la collaboration, nécessaires à tout enseignant, sont également mis à l'honneur durant l'ensemble du module. Cette année, bien que le dispositif ait dû être repensé en raison du contexte sanitaire, les étudiants ont travaillé par groupe de quatre. 

Concrètement, il s’agit pour chaque groupe de réaliser une installation ou une performance engagée, porteuse d'un message. Le choix de la thématique et des techniques d'expression (plastique, corporelle, verbale, sonore...) sont libres, mais chaque œuvre doit prendre place dans un lieu adapté (choisi pour sa capacité à dialoguer avec elle), voire à faire véritablement partie de celle-ci. 


                Support, une œuvre du sculpteur Lorenzo Quinn implantée à Venise en vue de sensibiliser au changement climatique


Pour mener à bien leur projet, les étudiants sont encadrés par une équipe d’enseignants multidisciplinaire (trois psychopédagogues, deux maitres de formation pratique (MFP), un professeur d’éducation physique et corporelle, deux professeures d’éducation musicale, un professeur d’arts plastiques et une professeure de français). Chaque groupe est accompagné de manière privilégiée par l'un de ces enseignants, qui devient dès lors son référent. De plus, un carnet de traces guide les étudiants durant l'ensemble du processus et des consignes spécifiques sont données chaque jour. 


Étapes du dispositif

Jour 1 

  • Découvrir l'art engagé et s'immerger dans l'univers culturel contemporain 

Comme il convient d'observer les caractéristiques d'un genre textuel avant de produire soi-même un texte appartenant à ce genre, il est nécessaire de découvrir ce qu'est l'art engagé avant d'adopter une posture artistique engagée. Ainsi, la première étape du processus proposé aux étudiants consiste à leur faire découvrir des œuvres contemporaines visant à sensibiliser le public ou à dénoncer un dysfonctionnement de nos sociétés, touchant à différentes thématiques et réalisées à l'aide de techniques variées. 

        Deux des œuvres présentées : les petites sculptures de glace de Nele Azevedo et l'installation de l'artiste JR au Panthéon

Quatre œuvres, choisies pour leur diversité, sont présentées et expliquées aux étudiants. Ceux-ci visitent ensuite une exposition virtuelle, accessible via le blog créé pour le module, et complètent les premières pages de leur carnet de traces afin d'analyser quelques-unes des œuvres de l'exposition. 

Avant de plonger les étudiants dans l'art contemporain engagé, il est nécessaire de leur fournir des outils pour les aider à comprendre, interpréter et apprécier (ou non) les œuvres qui leur sont proposées. Il est également utile de guider leur visite de l'exposition en les amenant à sélectionner quelques installations et/ou performances et à les observer finement en vue d'identifier les messages, les techniques et les gestes artistiques. 


                                       https://ue1152021.wixsite.com/...

Après la visite de l'exposition, chaque groupe présente les œuvres qu'il a analysées à son professeur-référent par visioconférence. Cette rencontre virtuelle est suivie d'un moment de partage entre plusieurs groupes. L'objectif est de faire le point sur l'art engagé et sur les thématiques que les étudiants pourront aborder au travers de leur installation ou de leur performance. 


  • Explorer l'environnement et formuler un message 

Le moment est venu pour les étudiants d'élaborer leur projet artistique. Quelle thématique souhaitent-ils aborder? Quel message veulent-ils transmettre ? Quel lieu vont-ils exploiter ? À qui destinent-ils leur œuvre? Pour répondre à toutes ces questions et déterminer peu à peu les contours du projet, il est nécessaire de faire émerger des idées en vrac et sans contrainte (au moyen d'un brainstorming par exemple) et d'explorer les lieux potentiels. Ainsi, les discussions de groupe en ligne alternent avec des rencontres en plein air (dans le respect des règles sanitaires). Des documents à visée informative sont également mis à la disposition des étudiants afin de leur permettre de se documenter sur divers sujets de société et d'alimenter leur réflexion. À l'issue de leurs échanges, les membres du groupe consignent leurs idées dans leur carnet de traces. Ensuite, ils les évaluent et les trient pour sélectionner celle qu'ils souhaitent concrétiser, celle qui leur parait la plus pertinente, la plus originale ou la plus intéressante. 

Durant la première journée du module, selon leur avancement, les étudiants passent par plusieurs étapes du processus créatif. Après avoir pris connaissance du problème et s'être outillés au moyen de l'exposition, ils développent la pensée divergente, en explorant les lieux et en laissant libre cours à leurs idées, puis la pensée convergente, en évaluant leurs idées en vue de faire des choix et de déterminer leur projet de manière plus concrète. 

Tout processus créatif s'organise généralement en quatre grandes étapes : préparation (comprendre le « problème », la tâche à réaliser, collecter et analyser des informations afin de permettre l'émergence d'idées), incubation (se décentrer du « problème » à régler, laisser reposer les idées), illumination (conscientisation de l'idée à développer) et vérification (évaluer la faisabilité de l’idée retenue et développer cette dernière). Ce processus n’est cependant pas aussi linéaire qu’il y parait. Il suppose dans bien des cas des allers-retours ou des cycles intermédiaires.

                                                                                                                                        © Aureliavisuels

La journée se clôture par une discussion en ligne durant laquelle chaque groupe présente son projet en présence d'autres groupes et du professeur-référent. C'est l'occasion de partager des idées, de relancer la réflexion ou de la pousser un peu plus loin avant de laisser incuber tout cela. 

Jour 2

  • Vérifier ses idées et planifier la réalisation 

À son rythme, chaque groupe revient sur les idées retenues la veille et détermine de manière plus définitive la thématique, le lieu et le message qui seront exploités. Afin de préciser le projet, les étudiants sont invités à le décrire, à expliquer leurs choix, à sélectionner les techniques artistiques qu'ils utiliseront, à lister le matériel nécessaire et à réaliser un écrit intermédiaire (plan, maquette, storyboard, etc.). 

                                     Extrait du carnet de traces de Florian Hoffmann, Estelle Rossi, Violette Sindic et Maud Thilmany


Cette étape concrétise les choses, permet aux étudiants d'évaluer plus finement la faisabilité du projet (timing, matériel, etc.) et d'ajuster au besoin celui-ci. 


  • Bénéficier d'un regard extérieur 

À tout moment, les étudiants peuvent bénéficier des conseils de leur professeur-référent ou d'un autre membre de l'équipe pédagogique. Un support technique est aussi organisé pour ceux qui veulent réaliser une vidéo, une bande-son, etc. 

Un temps fort du dispositif est la rencontre avec un artiste. Organisée par visioconférence, cette rencontre rassemble les étudiants d'un même groupe, leur professeur-référent et un artiste choisi par les étudiants selon les techniques artistiques qu'ils souhaitent développer et leurs besoins. Chaque groupe bénéficie ainsi des conseils d'un vidéaste, d'une metteuse en scène, d'une comédienne, d'une danseuse ou d'un humoriste spécialisé dans l'improvisation.

Ces rencontres sont intéressantes à plusieurs niveaux. D'abord, elles obligent les étudiants à clarifier leur projet. En effet, pour pouvoir le présenter à une personne extérieure qui n'en sait encore rien, il est nécessaire d'être au clair avec ses idées. Ensuite, elles procurent un souffle nouveau (regard nouveau : idées nouvelles) et permettent dans bien des cas de débloquer un groupe, de le conforter dans ses idées ou de l'aider à les faire évoluer. Enfin, ces rencontres sont source de motivation et valorisent le travail des étudiants : le fait qu'un artiste prenne du temps pour eux et s'intéresse véritablement à leur projet les enthousiasme et les pousse à donner le meilleur d'eux-mêmes. 


  • Concrétiser son projet 

Durant cette deuxième journée, les étudiants commencent à concrétiser leur projet : réalisation d'une bande-son, captation d'images pour une vidéo, préparation d'un texte, etc. Ils gardent trace de leur avancement dans leur carnet de traces pour pouvoir revenir, à la fin du module, sur l'ensemble du processus. 

Jour 3 

  • S'autoévaluer et bénéficier du regard des pairs

En cours de processus, avant de finaliser leur création, les étudiants sont amenés à évaluer un autre groupe au moyen d'une grille d'évaluation et à s'autoévaluer à l'aide de cette même grille. Celle-ci est similaire à celle qui sera utilisée par les enseignants pour évaluer les productions finalisées. Cette phase d'évaluation amène les étudiants à se décentrer, à prendre du recul par rapport à leur projet,  à « tester » leur œuvre sur le groupe partenaire et à échanger avec lui (Le message est-il perceptible? L'œuvre provoque-t-elle un effet sur le spectateur? Génère-t-elle des émotions? Les choix artistiques sont-ils adaptés ?).


  • Finaliser sa création, faire vivre l'œuvre

À son rythme, chaque groupe finalise son œuvre engagée. Il la met en place s'il s'agit d'une installation, il lui donne vie s'il s'agit d'une performance. Dans tous les cas, les étudiants gardent des traces (photos, vidéos, etc.) de leur œuvre en contexte5. Au départ de ces traces et du carnet complété par chaque groupe, les enseignants évaluent les productions des étudiants par jurys. 


  • Prendre du recul 

Chaque professeur-référent réunit ensuite ses groupes par visioconférence et invite chacun d'eux à présenter sa réalisation aux autres. Les étudiants spectateurs donnent leur avis sur l'œuvre et l'enseignant communique le retour du jury qui l'a évaluée. Il s'agit ensuite de faire le point sur le processus créatif pour cerner son intérêt et revenir sur l'expérience vécue. Au départ des encadrés réflexifs qu'ils ont complétés durant le module, les étudiants retracent les étapes du processus créatif et les commentent. Ils expriment leur ressenti, verbalisent leurs apprentissages en tant que participants, puis prennent de la hauteur et se projettent dans leur future profession : est-il possible de proposer des dispositifs de ce type aux élèves du primaire ? En quoi cela serait-il intéressant ? Quels seraient les objectifs poursuivis ? Quelle place accorder à la créativité ? 


Cette dernière étape se déroule donc en deux temps : il s'agit d'abord de socialiser les productions, étape essentielle, d'autant plus à l'issue d'un processus créatif long, énergivore et jalonné de hauts et de bas. Les étudiants adoptent ensuite une posture réflexive par rapport au processus créatif en tant que tel et à la place que la créativité peut avoir dans une classe du primaire, que ce soit du côté de l'instituteur ou des élèves.  


Lien avec le programme de français de l'enseignement secondaire

Si ce dispositif a été conçu pour un public de futurs instituteurs primaires amenés à prendre en charge des apprentissages touchant aux différentes disciplines, et notamment aux disciplines artistiques, il n'est pourtant pas éloigné de la discipline « français ». En effet, art, culture et créativité sont aussi du ressort de cette discipline. Le « français » s’intéresse à la langue en tant que système à décrire, à comprendre et à maitriser, mais aussi en tant qu’outil de communication et d’expression puissant. Nombreuses sont les activités de « français » qui impliquent la mise en œuvre de compétences relevant de l’expression artistique (lecture à voix haute expressive, lecture d’une œuvre d’art, création d’une planche de BD, etc.). Les UAA 5 et 6 des programmes des deuxième et troisième degrés font d'ailleurs la part belle à l'art et aux productions culturelles. 

Ces deux UAA pourraient être travaillées dans un dispositif proche de celui mené avec les futurs instituteurs primaires. En effet, la première étape du module amène les étudiants à découvrir, observer, analyser et apprécier des œuvres. Ces étapes sont préalables à la rédaction d'un jugement de gout ou du récit d'une rencontre avec une œuvre culturelle. Le reste du dispositif pourrait être exploité dans le cadre d'un travail autour de l'UAA 5, moyennant quelques ajustements : l'utilisation d'œuvres-sources au sein de la production finale et le recours à l'un des trois procédés créatifs déterminés par le référentiel (recomposition, amplification ou transposition).

Enfin, les encadrés réflexifs proposés tout au long du module aux étudiants, la présentation et la justification des choix réalisés ainsi que le retour réflexif sur le processus créatif font écho à l'UAA 0. 


En guise de conclusion

La créativité n'est pas innée : elle s'apprend. À l'école, elle peut être découverte, vécue et exercée dans de nombreuses disciplines au travers de dispositifs de petite ou de grande ampleur. Associer le travail de cette compétence essentielle à l'art engagé peut permettre le développement de compétences artistiques et culturelles, mais aussi de compétences sociales et critiques.



Anne-Catherine Werner



1. LUBART T., MOUCHIROUD Ch., TORDJMAN S.et ZENASNI F. (2015). Psychologie de la créativité (2eéd.), Paris, Armand Colin, p. 23.

2. Ibidem, p. 7. 

3. Groupe central du Pacte pour un enseignement d’excellence. (7 mars 2017). Avis n°3, Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, p. 1.

4. Coupole Alliance Culture-École (janvier 2017), Bouger les lignes, p. 15. 

5. N'hésitez pas à parcourir le blog pour découvrir les œuvres engagées des étudiants. Celles-ci portent sur des thématiques variées et sont regroupées sous l'onglet « vos œuvres » : https://ue1152021.wixsite.com/...





Auteur

Anne-Catherine Werner

Maitre-assistante en français, didactique du français, assistante de formation en didactique du français langue première (ULiège). Intérêt particulier pour la lecture, l'écriture, la langue française, le cinéma, le théâtre, la photographie et les arts plastiques.

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