Didactique du complot
Propositions de pistes d'exploitation didactiques autour des théories complotistes.
INTRODUCTION
À l'heure des nouvelles mesures sanitaires, du maintien des cours à distance pour le deuxième quadrimestre et du démarrage des vaccinations, de nombreuses voix s'élèvent au sein de la population afin d'évaluer la gestion de cette deuxième vague. De multiples critiques pleuvent sur nos gouvernants et les choix qu'ils nous imposent. Citons pour exemples l'accès aux vaccins tant attendus, le statut de l'Horeca, l'abandon du secteur culturel, l'impact sociopsychologique du confinement face aux mesures qui visent à soutenir l'économie ou encore le choix de privilégier une tranche de la population plutôt qu'une autre (l'argument de la jeunesse condamnée). Ces discours alimentent nos conversations et chacun y va de son avis par rapport à telle ou telle option. Mais comment se construire une opinion claire ? Oùtrouver l'information vraie, réaliste, sensée ? Face aux réseaux sociaux, aux intox et à la perte de crédibilité des médias traditionnels, comment nous forger une opinion véridique et comment aider les élèves à dépasser les discours entendus ?
C'est à ces nombreuses questions que nous tentons de répondre en vous proposant diverses pistes pédagogiques à exploiter avec vos élèves afin de questionner cette notion de « vérité ». Comment développer l'esprit critique des élèves sans tomber dans une psychose complotiste ? La question du juste milieu se pose ainsi que celle du traitement des informations reçues. Le rôle de l'école s'impose en tant que guide pour la construction de la personnalité de chacun. Il va sans dire que l'enseignant ne peut obliger ses élèves à penser comme lui, mais il a le devoir, l'obligation de refuser, de réfuter certaines affirmations afin de se porter garant de la qualité de l'acte de penser. Tout ne peut être entendu et accepté dans une classe, sous couvert d'une liberté de penser. L'enseignant se doit de développer les compétences de réflexion critique chez ses élèves, dans une perspective citoyenne et démocratique.
Le cours de français se prête évidemment à cet exercice, tant le programme offre la part belle à cette dimension critique de la lecture. Quel que soit le degré concerné, l'élève est encouragé à se positionner à la suite de sa lecture. Ce positionnement critique exige une certaine maturité, mais peut être amorcé de manière plus précoce selon un travail de déconstruction des évidences et des prétendus savoirs. Afin de permettre à nos élèves d'appréhender le monde dans lequel nous vivons, il s'agira dans un premier temps de déconstruire leurs préjugés, ce qu'ils pensent savoir parce qu'ils l'ont entendu/vu dans une vidéo sur les réseaux sociaux. Le recours à l'instrument de la raison doit devenir un réflexe pour l'appréciation de la source. Une fois ce geste maitrisé, les contenus plus complexes pourront alors être abordés.
Les propositions didactiques que nous suggérons à la suite vont en ce sens. L'objectif prioritaire est d'exercer, d'entrainer l'élève à recourir à la raison critique, à ne pas accepter de manière immédiate les informations reçues. Cette habitude ancrée lui permettra de gérer au mieux le flux d'informations qui nous parvient quotidiennement. Plutôt que de sombrer dans le déni et le refus de s'informer (certains ont choisi de ne plus s'exposer afin de préserver leur anxiété1), l'élève, citoyen de demain, a besoin de balises, de guides pour s'y retrouver et pour pouvoir nourrir sa curiosité en construisant son opinion personnelle sans tomber dans l'écueil des prétendus savoirs.
Une telle approche ne vise donc pas à « fonder » nos croyances de manière catégorique en séparant le bon grain de la vérité de l'ivraie de l'erreur ou du mensonge mais à déterminer les raisons bonnes ou moins bonnes qui nous poussent à donner un crédit plus ou moins important aux différentes représentations médiatiques qui constituent l'essentiel de notre monde. Cette approche ne prétend pas nous donner des certitudes absolues et elle laisse au contraire la place à l'erreur possible, à l'incertitude, au doute, mais aussi à des degrés de confiance plus ou moins grande 2.
PISTES DIDACTIQUES
1. Douter... mais jusqu'où ?
Le documentaire de Bernard Crutzen, paru récemment et objet de nombreuses polémiques, questionne ce degré de confiance que nous pouvons accorder aux médias. Dans son film, il dénonce cette qualification de « complotiste » qui se trouve de plus en plus utilisée afin de désigner une pensée qui ne serait pas cohérente avec celle des autorités. Incivilité et complot ... mais quelle est la frontière à ne pas franchir ? Jusqu'où aller ?
Ces dernières questions pourraient faire l'objet d'un débat au sein de la classe, qui se verrait nourrit de situations vécues, banales, quotidiennes qu'il pourrait être intéressant de questionner. Exemples : effectuer des balades à plus de 4 personnes, aller faire les magasins à 2, s'interroger sur la rapidité des accréditations/validations des vaccins, leur efficacité, leurs risques etc. Sont-ce des attitudes inciviques, des questionnements irrationnels voire complotistes ?
Traiter quelqu'un de « complotiste », finalement aujourd'hui, ça veut tout et rien dire. Derrière le mot « complotiste », parfois, il y a un usage qui permet d'éteindre toute pensée critique et tout questionnement par rapport au déroulement de notre société 3.
2. Qu'est-ce qu'un complot ?
Afin de mener à bien le débat suggéré ci-dessus, il convient au préalable de déterminer les termes employés. Qu'entend-on par « complot », « conspiration », « désinformation » ?
Un article paru récemment dans Le Vif identifie les 18-24 ans comme le public de prédilection auprès duquel les théories complotistes ont le plus de succès (49,5% croient au moins à une des huit théories conspirationnistes citées dans l'enquête4). Face à ces propositions rassurantes, puisqu'elles offrent des explications simples à des situations complexes, la tentation est grande de se laisser influencer, voire convaincre. Les réseaux sociaux et parfois même certains médias distillent ces informations et renforcent la possibilité d'offrir un sens à l'existence de certains jeunes en perte de repères. Dans ce monde asceptisé, désocialisé et soumis à de nombreuses crises, adopter un positionnement en marge, en opposition avec l'ordre établi, constitue pour certains « un moyen de trouver ou retrouver une capacité d'action politique, un projet de société qui leur parle »5.
Cette volonté d'agir, de changer le monde, est un levier fondamental que doivent pouvoir exploiter les enseignants. Plutôt que de condamner, de juger ou de contester frontalement, le geste pédagogique suggéré est celui de la déconstruction. Sensibilisons nos élèves aux mécanismes de ces théories afin qu'ils puissent s'en préserver et décider, dans la plus grande liberté possible, de leurs combats à mener.
Pour plus d'informations, n'hésitez pas à consulter l'article complet, disponible en PDF ci-dessous.
3. Quels outils pour se positionner ?
Afin d'expliciter les ressorts, les modes de fonctionnement de ces théories alléchantes, plusieurs supports nous ont paru pertinents, en fonction de l'âge du public cible et des objectifs poursuivis. En voici une liste non exhaustive :
1) Vidéo : Un jour une actu. C'est quoi une théorie du complot ?
https://www.1jour1actu.com/inf...
2) Vidéo : La véritable identité des chats6
--> Une vidéo réalisée par des élèves de 2e au lycée (= 5e secondaire en Belgique), dans le cadre d'un projet pédagogique mené avec le réalisateur William Laboury (LE BAL).
3) Vidéo : Les Clés des médias - La théorie du complot6
--> Une vidéo d'animation qui explique en quoi consiste la théorie du complot et qui l'illustre via des exemples historiques.
4) Site internet : theoriesducomplot.be
--> À l'aide de 14 capsules thématiques et de six capsules d'exercices, le portail élaboré avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la CoCoF entend prendre du recul par rapport à ce genre singulier d'information sans prétendre le diaboliser. Parmi les capsules proposées figurent notamment un explicatif des différences entre rumeurs, théories du complot et désinformation ou encore un historique des thèses conspirationnistes7.
4. Interview de Laura Gijsens
Laura Gijsens, étudiante B3 en FR-FLE, nous a présenté lors de la session de janvier une épreuve intégrée centrée sur la nécessité de « se former à s'informer ». Dans son travail, elle a élaboré un parcours de cinq semaines afin de sensibiliser les élèves à la mésinformation.
Elle nous livre ses impressions quant à la nécessité d'aborder ces contenus et les moyens à privilégier.
- Pourquoi avoir choisi cette thématique ? En quoi est-il nécessaire d'aborder ces sujets avec les élèves ?
Laura :
À l'ère cybériste dans laquelle nous évoluons, nos jeunes sont hyperconnectés en permanence mais ne sont pas toujours outillés à bien réfléchir lorsqu'ils sont confrontés à de nouvelles informations, et partagent parfois, en toute ignorance (mésinformation), des informations erronées. J'aimerais faire prendre conscience à chacun qu'il est nécessaire, voire obligatoire, de « se former à s'informer » car trop souvent on pense connaitre un sujet, on y croit dur comme fer et on transmet des données qui sont non vérifiées et erronées. Notre croyance en certaines personnalités ou encore notre soumission à l'autorité faussent parfois notre jugement. Les jeunes, et ils ne sont pas les seuls, sont parfois très influençables. L'ère du numérique est à la fois une aubaine et un danger, il est donc primordial d'aider les élèves à bien s'en servir, à ne pas croire tout ce qu'ils y lisent et surtout éviter de faire circuler de fausses informations afin de devenir des cyber-citoyens responsables.
Ce qui est le plus important, selon moi, c'est de leur montrer qu'un outil qu'ils utilisent en permanence, c'est-à -dire le numérique, peut être source de tromperies. J'ai vraiment envie de les aider à ouvrir les yeux sur les informations qu'ils reçoivent, sur ce qui peut être vrai ou faux, sur l'intention qui se cache derrière les fausses informations (était-elle volontaire ou non ?). Le but poursuivi était-il de tromper ou s'agissait-il d'un détournement ironique, satirique ? Face à ces questions, il me semble que les élèves ne sont pas suffisamment formés à utiliser le numérique.
- Quels sont les critères qui ont guidé ta sélection de vidéos pour les élèves ?
Laura :
Il existe un large choix, un large panel de vidéos disponibles. Je me suis plutôt orientée vers des vidéos qui rencontraient leurs centres d'intérêt. Par exemple, je suis partie d'une vidéo dénonçant la théorie du complot qui a été réalisée par des élèves qui ont plus ou moins leur âge, donc, forcément, le contenu est plus accessible et ils peuvent comprendre plus facilement. D'autres vidéos sélectionnées ont été créées dans un but purement pédagogique (cf. Les clés des médias8). C'est donc beaucoup plus facile pour un enseignant de partir d'un support qui a déjà été expliqué et vulgarisé à destination de leur public cible.
- Quels sont les moyens qui te semblent nécessaires de privilégier afin de poursuivre cet objectif d'éducation aux médias ?
Laura :
Mon objectif premier, c'est vraiment de leur faire comprendre l'intérêt de l'éducation aux médias dans leur cursus scolaire, leur faire percevoir l'utilité de comment utiliser le numérique. Dans le cadre de mon travail, j'avais imaginé un projet où les élèves incarneraient des porteurs de messages. L'objectif était que les élèves participant aux projet puissent expliquer à leurs autres camarades pourquoi il est important de vérifier ses informations, pourquoi il est important de ne pas accepter tout ce qui est dit. Apprendre à recouper ses sources et à lire sur Internet sont des compétences que chacun d'entre nous développera tout au long de sa vie (pas seulement quand on est plus jeune). Même nous, les adultes, croyons parfois en certaines informations qui n'ont pas été prouvées. Parfois, nous partageons même des informations qui sont erronées, sans nous en rendre compte. Il faut donc commencer le plus tôt possible, puis élargir ces compétences au fur et à mesure.
- Quels conseils formulerais-tu à l'adresse des enseignants qui voudraient se lancer dans une telle séquence de cours ? Quelles seraient les éventuelles difficultés ?
Laura :
Il est nécessaire de cibler précisément ses objectifs ainsi que les objets médiatiques sur lesquels on va travailler. De multiples objets médiatiques existent. On peut parler de dessins de presse, de photos, d'articles, de vidéos, de reportages, ... Et donc, il convient d'être bien au clair quant à savoir quels supports on va travailler, car ils ont des caractéristiques bien différentes les uns des autres. Je suis donc partie de supports à destination des enseignants (sélectionnés par le CESEM9) accompagnés de pas mal de propositions d'activités, notamment de nombreux dossiers pédagogiques publiés lors de la semaine de la presse. Je me suis inspirée de ces propositions d'activités afin de les aménager pour mon public. La principale difficulté résidera dans la multiplicité des supports disponibles, leur grande variété. Parfois, on s'y perd un peu... Enfin, la maitrise des concepts me semble essentielle. àŠtre soi-même bien au clair sur ce qu'est la désinformation, la mésinformation, la théorie du complot, etc. Tout cela n'est pas toujours très facile à comprendre. Afin de pouvoir appréhender les éventuelles questions des élèves, l'enseignant se doit d'être bien informé quant à ces sujets.
5. Démarche didactique.
À titre de conclusion, nous récapitulons les étapes-clés du dispositif suggéré afin de proposer aux élèves un questionnement construit et efficient autour de cette notion de complot :
a) Déconstruire les prétendus savoirs
b) Se questionner quant aux notions (ex : complot, incivilité, conspiration, ...) = les définir
c) S'outiller pour la suite = construire ensemble des outils afin de pouvoir apprécier, en autonomie, les différentes informations reçues
d) Réinvestir l'apprentissage
Aurélie Cintori
1. https://crise.ca/nouvelles/pan...
2. Michel Condé, La croyance aux médias : entre vérité et fiction, Les Grignoux, 2018 - https://www.grignoux.be/dossie...
3. Jacinthe Mazzocchetti, anthropologue, UCL-LAAP, extrait du reportage de Bernard Crutzen, Ceci n'est pas un complot, février 2021
4. Le Vif, n°3, 21/01/2021, page 12
5. Le Vif, n°3, 21/01/2021, page 13
6. Merci à Laura Gijsens, étudiante de B3, qui nous a proposé ces deux ressources dans le cadre de son examen.
7. https://www.levif.be/actualite...
8. CLEMI : https://www.clemi.fr/fr/cles-m...
9. CESEM : https://www.csem.be/profile-se...