Album (24) : "L'étrange"

Une BD (roman graphique) poignante nous relatant l'histoire d'un migrant clandestin. Arrivé dans une de nos villes européennes, il est en proie à de multiples difficultés. Comment les affronter, voire les surmonter ?


Informations bibliographiques

Auteur et illustrateur : Jérôme RUILLIER
Editeur: L'Agrume, 2016
Format : 17 x 23 cm
Dès 10 ans


Le mot de l'éditeur

Récit polyphonique brillant et captivant, L’étrange nous fait percevoir le destin dramatique d’un étranger clandestin, en même temps qu’il met en lumière une douloureuse question d’actualité. Avec des animaux pour personnages, dans un pays qui n’est jamais cité, cette histoire revêt une dimension universelle et se lit comme une fable. La fable d’une épopée moderne dont personne n’est étranger.

http://lagrume.org/collections...

PRÉSENTATION DE L'AUTEUR

Jérôme RUILLIER est né en 1966 à Madagascar. Il vit aujourd'hui dans l'Isère avec sa femme est ses deux enfants. Auteur-illustrateur français, il a publié plusieurs albums remarqués pour la simplicité de son trait. Dans chacun de ses albums (pour la jeunesse ou pour les adultes), il dénonce les frontières et promeut l'acceptation et la tolérance.

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Je reste persuadé que les idées négatives se nourrissent de notre ignorance, laissant ainsi le terrain libre aux clichés les plus absurdes ; la différence fait toujours peur, que nous parlions handicap ou racisme, le problème reste entier. La différence est le vrai sujet du livre, c’est ce qui m’intéresse, et l’amélioration de nos vies passera par l’amélioration des liens qui nous unissent, j’en reste persuadé. Mais nous n’en prenons vraiment pas le chemin!… Le racisme et l’antisémitisme n’ont jamais vraiment disparu, on rejette les Roms depuis des siècles, les sans-papiers depuis quelques années et maintenant on assiste à la montée de l’islamophobie. C’est très décourageant…
Jérôme RUILLIER1

TEXTE

Un homme au visage d’ours quitte son pays natal pour tenter l’aventure dans un pays supposé plus prospère, mais dont il ne parle pas la langue, et surtout dans lequel il est sans papier. Il est ce qu’on appelle "un étrange". Une fois débarqué de l’avion, son chemin croise celui de nombreuses personnes, qui simplement l’observent – un passager de bus, une voisine, une corneille –, ou qui croisent son destin : la logeuse chez qui il s’installe, des bénévoles du Réseau d’aide aux étranges, des policiers, le patron qui l’embauche, un collègue, etc.
Jérôme RUILLIER prolonge avec ce roman graphique son travail d’auteur engagé sur les questions liées à l’immigration. Après "Les Mohamed", il nous livre ici une fiction poignante sur la vulnérabilité de ces étrangers, déracinés et isolés, victimes de nombreux abus et persécutions. Il nous plonge avec beaucoup de subtilité et de force dans le ressenti d’un homme débarqué dans un pays inconnu et dont il ne parle pas la langue, seul et sans papiers. Il est ce qu’on appelle un « étrange »…2
Livre soutenu par Amnesty International


La principale qualité de la BD réside dans sa construction polyphonique. En effet, chaque partie de l'histoire offre un point de vue différent quant aux évènements qui s'y déroulent. Le récit s'ouvre avec une focalisation interne, celle du héros (L'étrange)3, cet homme-ours aux yeux tristes qui fuit son pays. Dès les premières pages, l'auteur convoque une différence essentielle : celle de la langue. Il en rend compte sous la forme d'un texte sous-titré, insistant sur le décalage important qui existe et l'incompréhension qu'il génère, lors de cet acte élémentaire qu'est l'échange oral. 


Par la suite, le reste de la narration est pris en charge par d'autres protagonistes, nous offrant diverses focalisations externes par le biais desquelles les évènements subis par le héros nous sont décrits. Les intervenants participent peu ou pas à l'évolution de la situation de L'étrange, immigré sans-papiers. Que ce soient les protagonistes qui aident ou empêchent la réalisation de la quête du héros ou les simples animaux observateurs des scènes qui se déroulent sous leurs yeux, tous sont traités selon le même procédé. Leur point de vue (parfois absurde ou révoltant) nous est livré sans filtre et sans tabou. Pas de portée "moralisatrice" pour cette dénonciation, mais plutôt un encouragement à nous mettre à la place de l'autre et à exercer notre empathie. De la corneille au poisson rouge, en passant par la voisine dénonciatrice, la femme d'ouvrage envieuse ou encore le citoyen membre du Réseau (action militante qui aide les sans-papiers), tous les personnages externes à la situation proprement vécue par le héros sont traités sur un pied d'égalité, relégués à un rôle de quasi-observateur. Ce statut participe dès lors à la dénonciation de l'absurdité et de l'inefficacité des mesures mises en place afin de gérer cette problématique de l'immigration. 


Récit crescendo, le parcours du héros est semé d'embuches. Classiquement, sa situation de départ est révoltante : obligé de quitter son pays en guerre, il s'adresse à une "affairiste" qui lui fournit de faux-papiers en échange d'une somme démesurée. Il quitte alors son pays et sa famille dans l'espoir "d'une vie meilleure".  


Au fil de ses péripéties, le héros est plongé dans des situations de plus en plus précaires : il est exploité par un voisin qui menace de le dénoncer, il travaille illégalement sur un chantier de construction et finit par être dénoncé par sa voisine. Expulsé, il vit dans la rue et est confronté à une violence extrême. À terme, un couple l'accueille et l'héberge pendant plusieurs années afin de l'aider dans ses démarches de régularisation et de regroupement familial. Ces différentes étapes permettent au lecteur de prendre conscience de l'absence de moyens et de solutions mises en place par les autorités afin d'aider ces personnes. L'accent est mis sur les démarches et les actions interpersonnelles : lors de chaque difficulté rencontrée, c'est un protagoniste différent qui vient en aide au héros anonyme. En ce sens, l'œuvre se veut engagée, dénonçant les non-sens du système qui d'étape en étape conduit des individus à vivre des situations inhumaines et inacceptables. Seules les solutions apportées par des initiatives personnelles peuvent palier ce défit et, à la lumière de cette constatation, le situation parait d'autant plus révoltante et dramatique. 


Par ailleurs, suite aux différentes rencontres, le lecteur découvre des personnages nuancés. Chaque voix nous propose un éclairage différent face à la situation. La force du message, nous l'avons dit, réside dans la capacité de l'auteur à nous interroger, à nous questionner : "Et moi ? Dans une telle situation, comment aurais-je agi ? " Les différents points de vue sont évoqués : le dégout, l'empathie, la lâcheté, la jalousie, l'exploitation d'autrui, le courage, ... Les personnages ne sont pas manichéens : certains s'interrogent quant au bien-fondé de la mission que les autorités leur ont confiée. 

Comme ce major : "On ne nous demandait plus d'avoir un comportement de policier, mais un comportement de commercial, à savoir qu'on nous demandait d'interpeller tout et n'importe quoi. On nous harcelait pour obtenir nos quotas d'expulsions". 


Ou encore cette employée administrative qui ne peut divulguer des informations liées à l'arrestation du héros et qui, discrètement, contourne la règle afin d'aider l'avocate. À nouveau, les initiatives individuelles constituent le moteur positif du récit. 

A contrario, Jérôme RUILLIER nous propose aussi de nous interroger quant aux prises de position du monde politique. Son roman est entrecoupé de nombreuses citations issues du monde politique français, tous partis confondus (Manuel VALLS, Nicolas SARKOZY, Marine LE PEN). L'opposition est forte entre ces lignes de conduite politiques et les initiatives citoyennes. Force est de constater que la défense et le respect des droits fondamentaux n'est pas nécessairement une évidence pour ces partis. Ici, l'humanité ne réside malheureusement pas dans le collectif, mais bien dans l'action individuelle. 



IMAGE

Le trait faussement naïf de Jérôme RUILLIER nous plonge dans une apparente simplicité : au premier coup d'œil, le dessin pourrait laisser penser que le lecteur a affaire à un récit sympathique, voire enfantin. Ce n'est nullement le cas, comme nous l'avons vu, et la simplicité du dessin a pour effet de contrebalancer la gravité des situations dénoncées. En ce sens, l'auteur nous "préserve" tout de même et c'est ce subtile équilibre entre austérité du récit et légèreté du dessin qui nous permet de supporter la gravité des faits dénoncés. 

Le dessin se veut simple, enfantin : l'auteur utilise le crayon noir que ce soit pour l'écriture comme pour l'iconographie (dessin et découpage des cases à main levée). De là, émerge une impression d'accessibilité, au sens où l'auteur nous donne à voir une narration évidente, quasi authentique, telle un carnet de voyage que le héros aurait lui-même tenu lors de son épopée. 

Le découpage des cases est varié : il alterne entre strips de BD et pleine page à la manière d'un album. Chaque intervenant se voit attribuer une couleur spécifique qui vient compléter le dessin au crayon noir. Plusieurs bichromies se succèdent donc au fil des voix narratives. À nouveau, les traits de couleurs sont volontairement visibles, renforçant cet effet de dessin authentique, peu travaillé. 

Enfin, soulignons également la volonté de ne pas représenter des êtres humains, mais bien des animaux anthropomorphisés, preuve supplémentaire du manque d'humanité évident dans le chef de chacun des protagonistes. Le choix de l'animal symbolique qui représente l'individu nous renseigne toutefois quant au parti pris de l'auteur. Ainsi, les policiers sont représentés sous la forme de rhinocéros, le chef du camp de réfugiés avec une tête d'hippopotame et l'avocate, membre du Réseau, sous les traits d'une petite souris. Les rapports de force deviennent dès lors perceptibles en fonction de l'animal choisi. 


L’anthropomorphisme – attribution de caractères humains à d’autres entités, notamment les animaux – est un procédé inusable en bande dessinée, et aussi ancien que le sont Krazy Kat et Mickey Mouse. L’uti­lisation de bestioles douées de parole accentue l’effet recherché, qu’il soit comique ou tragique.
S’il a lu et relu "Maus", le chef-d’œuvre d’Art SPIEGELMAN dans lequel celui-ci raconte la Shoah en donnant des visages de souris aux juifs et de chats aux nazis, Jérôme RUILLIER s’est aussi beaucoup inspiré d’Anima, de Wajdi MOUAWAD.
Ce décalage, l’auteur de livres pour enfants Jérôme RUILLIER l’a fait sien pour conter le destin d’un immigré sans papiers à qui il a donné les traits d’un ours au regard triste. Le dessinateur avait déjà eu recours à des animaux humanisés dans ses deux premiers albums : Le Cœur-Enclume (Sarbacane, 2009), qui évoquait sa fille trisomique, et Les Mo­hamed (Sarbacane, 2011), une histoire de l’immigration maghrébine adaptée du livre de Yamina BENGUIGUI ("Mémoires d’immigrés", Albin Michel, 1997).4



Propositions d'activités en lien avec l'album

1. Ecouter une réalisation sonore

L'utilisation de la ressource sonore pourrait constituer une mise en situation d'apprentissage ludique et originale, afin d'introduire le travail à partir de l'album dans un second temps. 


Cliquez ici pour accéder à la ressource


Il s'agirait tout d'abord de demander aux élèves d'écouter la création sonore. L'enseignant pourrait communiquer les deux tâches d'écoute suivantes : 

1) Citez 3 mots-clés qui évoquent votre ressenti lors de cette écoute.
2) Listez les informations récoltées. Qu'avez-vous appris par rapport :
           a) aux difficultés rencontrées par les migrants : quelles sont-elles ?
           b) aux reproches qu'on leur adresse : pourquoi dérangent-ils ? 

Par la suite, une comparaison pourrait être entreprise avec l'album. Les deux questions amorcées pourraient être précisées, complétées avec les informations du récit, voire avec d'autres ressources complémentaires. 



2. Lutter contre les préjugés.

De multiples ressources complémentaires visant à dénoncer les préjugés liés à l'immigration sont disponibles auprès du programme fédéral Annoncer la couleur5. Deux types de ressources spécifiques ont retenu notre attention et pourraient directement venir éclairer les attitudes de certains protagonistes du roman. 

Accéder au répertoire bibliographique "migrations" pour les 12-18 ans - ANLC


A. Les capsules vidéos

a) Babelgium6 

Avec Babelgium, le CIRÉ (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers) et le CBAI (Centre Bruxellois d'Action Interculturelle) vous proposent d'aller à la rencontre de 6 personnages "hauts en couleurs" vivant dans le même immeuble. Ces personnes se croisent tous les jours dans leur hall d'entrée. Chaque rencontre est une invitation à discuter. S'engagent alors entre eux des dialogues parfois naïfs ou, a priori, anodins mais souvent lourds de sens. Entre les lignes, on devine les préjugés que chacun porte sur l'autre. Toujours caustiques, jamais méchants mais souvent de mauvaise foi, chacun en prend pour son grade. Tout y passe : habitudes culturelles, coutumes alimentaires, la famille, vie de couple, travail, sexualité, religion, racisme...7

Accéder aux 20 épisodes de Babelgium


Episode n°8: "Profiter, ça ils savent faire" 

La réaction de la concierge dans cet épisode correspond tout à fait à celle de la femme de ménage du couple qui accueille le héros dans l'album (pp 130-132). Elle tient d'ailleurs des propos similaires : "Je suis une étrange comme lui, mais moi ça fait trente ans que je suis arrivée ici et ça fait trente ans que je bosse comme une dingue !"


b) Films d'animation d'Hélène FLAUTRE

Hélène FLAUTRE, euro-députée EELV très engagée sur les questions d’immigration, vous invite à découvrir les 3 vidéos qu'elle a produites pour déconstruire les idées reçues concernant les migrants et les migrations dans le cadre des ses activités au Parlement européen.7

Accéder aux 3 films d'animation d'Hélène FLAUTRE

Immigration : arguments contre les idées reçues 3/3 - Les migrants... et les caisses de l'Etat

La situation des migrants face au travail illégal fait ici écho à l'épisode au cours duquel le héros est engagé en tant qu'ouvrier sur un chantier de construction. Il est sous-payé et régulièrement soumis à des contrôles qui le mettent en danger d'expulsion.



B. Les ressources pour lutter contre les préjugés

Enfin, les deux ressources suivantes proposent des réponses documentées et rationnelles quant aux traditionnels reproches adressés aux réfugiés. Nous y retrouvons des contre-arguments clairs face aux préjugés précédemment évoqués : l'image du migrant "profiteur" et "nuisible pour les finances publiques".

a) Petit guide de survie pour répondre aux questions sur les migrations - RITIMO

Présentation du guide


b) Répondre facilement à 10 préjugés sur les migrants : une brochure d’Amnesty International

Brochure en PDF


Aurélie CINTORI



1 Article "L'étrange de Jérôme RUILLIER"  in site de la bibliothèque Louise Michel à Paris, https://biblouisemichel.wordpr... 

2 Résumé du site de l'éditeur http://lagrume.org/collections...

3 « étrange », pour ne pas dire « étranger », pour décaler la définition : le héros n’est plus simplement celui qui vient d’un autre pays, l’accent est mis sur sa différence, de culture d’habitudes, mais nous le regardons comme « hors norme », oubliant de se mettre à sa place, de réfléchir au contexte de son exil obligé. https://biblouisemichel.wordpr...

4 Analyse issue de l'article du journal Le Monde, « L’Etrange, de Jérôme RUILLIER : dans la peau d’un clandestin" (17/03/2016) https://www.lemonde.fr/livres/...

5 Annoncer la couleur : consultez leur site et les ressources disponibles en ligne pour plus d'informations. Les deux ressources citées sont issues de la mallette pédagogique " Justice migratoire" - CNCD-11.11.11
http://www.annoncerlacouleur.b...

6 Capsules vidéos suggérées par le CIRÉ https://www.cire.be/sensibilis...

7 Présentation issue du site de ANLC http://www.annoncerlacouleur.b...

Auteur

Aurélie Cintori

Maitre-assistante en français, didactique du français et philosophie. Intérêt particulier pour la lecture, la littérature jeunesse, les voyages, les activités culturelles et les balades.

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