« Écoutez mon histoire ! »
Travailler l’oralité avec la carte-métro de « Sophielit ».
Au Collège Sainte-Véronique, à Liège, Anne-Catherine Pichâ et Marie Magradzé enseignent le français dans le degré inférieur. Avec leurs classes, elles ont récemment mis en place une séquence d’oralité intitulée « Écoutez mon histoire ! », construite à partir de la carte-métro littéraire conçue par « Sophielit ». Ce dispositif a permis aux élèves de travailler l’expression orale de manière structurée, motivante et authentique, grâce à la création d’un audio destiné à d’autres classes de l’école.
« Sophielit » est un projet porté par Sophie Gagnon-Roberge1, une enseignante et influenceuse québécoise passionnée de littérature jeunesse. Sur son site Sophielit.ca, elle lit et chronique chaque année de nombreux titres, proposant des avis détaillés et nuancés aux jeunes lecteurs comme aux professionnels du livre. Très présente dans les salons du livre au Québec et ailleurs, elle anime chroniques, conférences, formations pour enseignants et ateliers pour adolescents, avec un objectif clair : « contaminer » le plus de monde possible avec le plaisir de lire.

Sophie Gagnon-Roberge, créatrice du projet Sophielit.ca
Nous avons rencontré Marie pour qu’elle nous présente leur dispositif, leurs choix pédagogiques et les défis rencontrés.
Une idée née d’un outil littéraire original
« On propose des romans au choix aux élèves, sur la base de la carte-métro du projet Sophielit.ca [...] Sa créatrice — Sophie Gagnon-Roberge NDLR — lit cinq à six romans par semaine pour recommander des nouveautés aux adolescents. » À chaque saison, elle y regroupe une sélection de romans pour adolescents sous la forme d’un plan de métro : chaque ligne correspond à un genre (fantastique, réalisme, romans psychologiques, etc.) et chaque station à un livre. En cliquant sur une station, les élèves découvrent la couverture, le résumé et une indication du niveau de difficulté de l’œuvre. Ils peuvent ainsi se « promener » dans la carte, suivre la ligne qui correspond à leurs gouts, comparer les titres et repérer celui qui les attire le plus.

C’est sur cette base que, par petits groupes, ils choisissent un roman sur l’une des lignes, puis déterminent ensemble un extrait représentatif. L’objectif final est clair : enregistrer un audio comprenant la présentation du livre et la lecture de cet extrait, de manière à donner envie aux autres classes de lire le roman.
Pour renforcer encore le lien avec ce dispositif, Sophie Gagnon-Roberge a été invitée au collège. En la rencontrant, les élèves ont pu lui poser des questions, voir concrètement son travail et comprendre que la carte n’est pas un simple outil ludique, mais le résultat d’un véritable travail de médiation littéraire. Ils ont ainsi mieux saisi la démarche : choisir un roman, c’est entrer dans un parcours de lecture pensé pour eux, et leur propre projet d’audio s’inscrit dans cette même logique de recommandation auprès d’autres lecteurs.
Une séquence en plusieurs étapes
La séquence s’étend sur dix heures et suit un cheminement très balisé, pensé pour amener progressivement les élèves de la lecture silencieuse à l’interprétation orale enregistrée.
Tout commence par le choix du roman, guidé par la carte-métro de Sophielit. Les élèves travaillent en groupes et sélectionnent ensemble une œuvre parmi celles proposées. « Chaque membre du groupe lit le livre, puis ils se mettent d’accord sur un extrait pertinent, adapté à des élèves de douze ans et représentatif de l’histoire », explique Marie. Le choix du passage devient ainsi un premier acte d’interprétation : comprendre le récit, identifier ce qui pourrait séduire un public de pairs, vérifier que le vocabulaire reste accessible.
La deuxième étape consiste en une première lecture en classe. Chaque groupe lit son extrait devant les autres, tandis que les élèves et l’enseignante prennent des notes. Il s’agit d’un diagnostic : débit hésitant, intonation monotone, volume insuffisant ou trop fort, liaisons oubliées, articulation parfois approximative… Tout ce qui ressort de cette première lecture servira de base aux ateliers qui suivront.
Commence alors le cœur du dispositif : une rotation d’ateliers d’oralité ciblés, chacun consacré à un objet précis de l’oral.
- L’atelier sur le débit demande aux élèves d’adapter leur vitesse en fonction de l’émotion du texte. « Quand c’est un moment de stress, le débit est plus rapide ; quand le personnage réfléchit, il est plus lent », rappelle Marie. Les camarades donnent leurs conseils, ce qui rend l’activité particulièrement interactive ;
- L’atelier d’intonation s’appuie sur l’écoute d’audios professionnels — certains disponibles sur Spotify — et sur des enregistrements d’élèves. Les adolescentes et adolescents lisent ensuite des albums jeunesse, en exagérant la mise en voix pour trouver le bon ton ;
- Dans l’atelier consacré aux liaisons, les élèves travaillent directement sur leur propre texte, retapé à l’avance. Ils repèrent les liaisons obligatoires, les répètent, puis les réinvestissent dans leur lecture ;
- Le volume se travaille à l’extérieur : « Un élève à 5 mètres, un autre à 10, un autre à 20. Celui qui est à 20 mètres doit entendre également », explique Marie. La cour devient un laboratoire sonore, et les élèves apprécient ce travail en mouvement ;
- Enfin, un atelier d’articulation mobilise des exercices techniques parfois ludiques — comme lire avec une cuillère dans la bouche — pour renforcer la précision de la diction ;
- À la fin de cette rotation, les élèves disposent d’un véritable répertoire de stratégies orales. Ils passent alors par une phase de réentrainement, au cours de laquelle ils reprennent leur extrait à la lumière de ce qu’ils ont appris. « Ils s’entrainent pendant un jour ou deux », précise l’enseignante.
Suit la deuxième lecture en classe, moment charnière du dispositif. La comparaison avec la première lecture est frappante : « On observe vraiment un progrès entre la première lecture, les ateliers et la deuxième lecture », constate Marie. Le texte est plus clair, la voix plus assurée, l’attention de l’auditoire mieux captée.
La séquence s’achève par l’étape la plus motivante : l’enregistrement du podcast. Chaque groupe réalise un audio constitué d’une courte présentation du roman et de la lecture expressive de l’extrait choisi. Les élèves peuvent ajouter des bruitages ou une musique d’ambiance : « une musique épique pour un combat d’épée, une musique romantique, ou même des bruits de sirène », raconte-t-elle. Certains groupes redoublent de créativité. Les enregistrements sont ensuite échangés entre collègues et évalués à l’aide d’une grille conforme au programme du degré inférieur. L’objectif reste clair : donner envie aux autres classes de lire le livre.
Une organisation lourde… mais porteuse de sens
Si le dispositif est riche, il n’est pas sans contraintes. Marie souligne d’emblée la question du bruit, difficile à gérer avec plusieurs groupes travaillant simultanément.
Les locaux représentent un autre défi. L’idéal serait de pouvoir diviser chaque classe en deux groupes dans deux salles adjacentes, ou d’utiliser un espace plus grand. « Je pourrais diviser la classe et travailler dans deux locaux différents, mais ce n’est pas toujours possible », note-t-elle.
Heureusement, Marie peut compter sur la solidarité de ses collègues : « Nous étions deux enseignants. Les collègues viennent sur leurs heures de fourche, et moi je vais les aider sur les miennes. Sans cela, ce serait très difficile. »
La mise en œuvre demande donc une véritable coordination interne, loin de la simplicité d’un cours magistral.
Le point de vue des élèves : motivation et engagement
Malgré les obstacles logistiques, les élèves se montrent très impliqués. Leur motivation repose largement sur la dimension concrète du projet : « Ils ont compris le sens de la tâche. Il y avait un vrai objectif : produire un audio qui sera écouté par d’autres classes », raconte Marie. Ce public réel transforme la dynamique du travail et stimule l’engagement.
Certaines activités ont particulièrement marqué les élèves, comme la lecture expressive d’albums jeunesse ou la possibilité d’ajouter des bruitages au podcast. « Ils ont adoré les albums jeunesse », remarque l’enseignante, qui voit dans ces supports courts et imagés un moyen efficace de libérer la voix.
De plus, le travail en groupe renforce la cohésion : beaucoup d’élèves ne peuvent pas se rencontrer en dehors de l’école, faute de transports ou de disponibilité. Le temps de classe devient alors un espace privilégié pour collaborer. « Ils étaient vraiment beaucoup plus motivés », note Marie, qui constate que ce projet favorise aussi les élèves habituellement moins confiants à l’oral.
Conclusion
Avec « Écoutez mon histoire ! », Anne-Catherine Pichâ et Marie Magradzé proposent une séquence d’oralité à la fois structurée et motivante. Loin d’une simple lecture expressive, les élèves apprennent à maitriser l’intonation, le rythme, le volume et l’articulation, tout en produisant un objet final authentique, destiné à de « vrais » auditeurs.
Cette séquence fait office d’antichambre du travail théâtral du deuxième degré et rappelle l’importance fondamentale de l’oralité comme compétence scolaire, culturelle et sociale. En s’appuyant sur la médiation littéraire de Sophielit, elle montre qu’il est possible de donner une place centrale à la voix des élèves au cœur du cours de français.
Alessandro Greco2
1. Voir à ce propos nos articles précédents :
https://dupala.be/apercu.php?a...
https://dupala.be/article.php?...
2. Maitre-assistant en langue française à HELMo, maitre de conférences et chargé d’enseignement à l’ISLV–Université de Liège, il est également chercheur postdoctoral en linguistique et didactique de l’italien à la KU Leuven. Ses recherches portent principalement sur l’analyse des interactions orales en classe plurilingue, et plus particulièrement sur les pratiques de co-construction de l’explication.
