Développer l'esprit critique des élèves : oui, mais comment ?
Les référentiels du tronc commun recommandent de développer la compétence transversale intitulée « développer une pensée critique et complexe ». Qu'en est-il concrètement ? Comment mettre en œuvre une telle proposition ?
Actuellement, bon nombre de discours ambiants qui prêchent des idées inacceptables, voire insensées, finissent tout de même par être relayés et même parfois discutés lors de débats (souvent très suivis). Les exemples ne manquent pas, que ce soit à l'étranger, aux États-Unis avec Trump qui accuse les immigrés de manger les chiens des habitants, ou encore en France avec la théorie du grand remplacement, ou même en Belgique avec les propos d'un Georges-Louis Bouchez qui suggère de supprimer le ministère de la culture. Ces rhétoriques bien huilées et volontairement provocatrices cherchent sans cesse à élargir la fenêtre d'Overton1 qui consiste à repousser les limites de l'espace d'acceptabilité des opinions.
L'objectif poursuivi est de polluer le débat public avec des idées volontairement extrêmes, de manière à ce que, comparativement, d'autres idées radicales moins outrancières soient plus facilement acceptées par l'opinion publique et deviennent, in fine, familières voire populaires. Le spectre d'idées peut donc évoluer pour le meilleur comme pour le pire. En effet, des propositions progressistes peuvent être amenées (comme des discussions portant sur le délai d'avortement ou encore sur l'homoparentalité), mais ce qui est à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines occidentales relève plutôt d'un élargissement de la fenêtre au profit d'idées conservatrices, voire réactionnaires ou nationalistes.
Ce bais cognitif, appelé « effet de contraste », conduit à d'autres formes de dérives dénoncées notamment par Myriam Revault d’Allonnes2 lorsqu'elle développe le concept de « post-vérité ». Ce terme désigne la relégation de la vérité (des faits objectifs) au profit de l'émotion. Étymologiquement, la vérité est donc placée « après » les croyances personnelles. L'enjeu, pour l'opinion publique, est de pouvoir distinguer le vrai du faux. Les fake news ou encore la propension des politiques à citer des chiffres détournés (voire sans fondement)3 traduisent cette difficulté à pouvoir se forger des opinions au départ de fondements avérés (les vérités factuelles). Actuellement, les citoyens abdiquent : ils développent une forme d'indifférence face au vrai ou au faux. Finalement, puisque les vérités ne peuvent être fondées, toutes les opinions se côtoient et se valent, dans une forme de relativisme assumé : chacun peut donc dire n'importe quoi.
La post-vérité remet donc en cause le caractère essentiel, vital, de la vérité. Autrement dit, elle ne désigne pas l’émergence d’une ère où triompherait le mensonge généralisé et qui se substituerait à celle où aurait régné la recherche de la vérité, mais elle remet en cause le partage entre le vrai et le faux, elle marque un brouillage des frontières qui laisse entrevoir un régime d’indifférence à la vérité. (...) Ce qui menace la société démocratique, c’est que la capacité de juger des citoyens — qui ne peut être fondée que sur les vérités de fait — se dégrade en relativisme des opinions, d’où la possibilité de se débarrasser de l’évidence des faits et de les rejeter.4
À la lumière de ce préambule, il apparait dès lors que les apprentissages visant à développer l'esprit critique des élèves méritent pleinement un investissement de la part des enseignants. À cette fin, les référentiels des compétences du Tronc commun ont spécifiquement formulé la nécessité de « développer une pensée critique et complexe », puisque cette compétence s’inscrit comme transversale, inhérente à toutes les disciplines, et ce, dès la maternelle.
Dans le référentiel des compétences initiales5 (pour l'école maternelle donc), nous pouvons lire :
L'enfant qui entre à l'école maternelle est encore sujet à l'égocentrisme et au manichéisme de la pensée. (...) À partir de la troisième maternelle, (...) il s'agit de faire relater les faits en envisageant le point de vue d'autrui et des circonstances particulières. (...) Cette prise de recul, cette distanciation est une aptitude nécessitant une pensée complexe qui s'acquiert progressivement.
Quant aux autres années du cursus du Tronc commun, la même visée transversale est explicitée de la manière suivante :
Développer une pensée critique et complexe requiert de recourir à des catégories d’analyse multiples pour lutter contre les généralisations, de développer une appréhension des causalités circulaires ainsi que de trouver, traiter et évaluer des sources d’informations fiables, quel qu’en soit le support, y compris numérique.
On le perçoit aisément, la volonté explicitée est de permettre à l'enfant, futur citoyen, de se décentrer, de faire preuve d'empathie et d'altruisme, pour après être capable d'évaluer le monde qui l'entoure. Dans cette perspective, il lui faudra être suffisamment outillé pour pouvoir, de manière autonome, questionner ses évidences et élaborer une pensée autonome et critique, argumentée et cohérente. Bref, il s'agira de veiller à ce que chacun puisse « penser par soi-même » (pour reprendre l'expression de Michel Tozzi)7.
Comment l'esprit critique est-il envisagé dans la pratique ?
Nous constatons tout d'abord une tendance à réduire la notion d'esprit critique à une attitude de vigilance vis-à-vis des médias. La plupart des activités proposées dans les manuels ou encore sur e-classe ciblent prioritairement des compétences d'éducation aux médias à travers lesquelles les élèves sont amenés à décrypter l'actualité, les images, les publicités ou encore les informations en ligne. Il y est question, la plupart du temps, de fake news, de théories du complot, de biais cognitifs ou encore de fiabilité de l'information. Les savoir-faire ciblés sont de l'ordre de l'analyse des sources, de l'authentification et de la sélection d'une information.

Ressource disponible sur e-classe : https://www.e-classe.be

Ressource du Service général du Numérique éducatif (SGNE) : http://www.enseignement.be
Certes, il s'agit bien évidemment de compétences essentielles et nécessaires à développer tout au long du Tronc commun, mais elles ne représentent qu'une facette de la complexité de la visée transversale liée à l'esprit critique. Dans ce paradigme, la conception réductrice ne fait que mettre en lumière les erreurs de raisonnements, les stéréotypes voire les manipulations. Ce type de leçon pointe les mésinformations ou les désinformations, mais (le plus souvent) n'outille pas les élèves à se prémunir contre ces dernières ou à affronter leurs conséquences. Par ailleurs, elle donne l'illusion que cet esprit pourrait être définitivement acquis, tels des savoirs figés mémorisés par les élèves. Afin de remédier à ce déficit et dans le but de développer l'esprit critique comme une exigence à actualiser continuellement, nous proposons diverses pistes à explorer.
Esprit critique et doute
Un premier mouvement à privilégier est celui du doute. Déjà conseillé par Socrate (« Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien »), Descartes (« Je peux douter de tout, sauf du fait que je doute ») ou encore Nietzsche (« Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou »), le doute philosophique consiste à adopter une démarche de remise en question de ses opinions. Il est attendu de chacun qu'il évalue ses préconceptions, ses convictions, ses idéaux, bref son identité dans une perspective d'auto-examen critique. Accepter le doute et l'incertitude quant à ses connaissances ouvre le champ de la discussion avec autrui. C'est précisément cette première étape qui est envisagée dans le référentiel des compétences initiales (à l'école maternelle) et donc posée comme fondement au développement ultérieur de la pensée critique.
On ne peut s'ouvrir à la différence et à l'altérité qu'en reconnaissant qu'on ne détient pas la vérité et en acceptant de n'avoir pas toujours raison dans la discussion avec autrui. (...) Je me construis en confrontant mes idées à celles d'autrui et en me questionnant autant que lui. (...) C'est le rapport non dogmatique à ses propres idées qui rend possible l'ouverture à autrui8.
Dans la pratique, il conviendra de faire expérimenter le doute et l'incertitude aux élèves. Reconnaitre que nos sens peuvent nous tromper, expérimenter la mésinformation ou encore le canular, questionner et mettre à l'épreuve une idée reçue, une expérience scientifique ou encore des cartes géographiques : autant d'activités pluridisciplinaires qui envisagent notre rapport au savoir. Comment puis-je connaitre ? Jusqu'à quand puis-je considérer mon hypothèse comme vraie ? Quels sont les différents degrés du savoir ? Ces multiples questions épistémologiques traversent l'ensemble des disciplines et justifient donc une approche transversale telle qu'envisagée dans les référentiels. Développer un esprit critique affuté requiert une éducation au doute et à l'épistémologie.
Lutte contre le dogmatisme
Une tendance excessive au doute consiste à remettre en cause nos connaissances les plus fondamentales. Il s'agit d'un doute extrême, d'une défiance ultime qui doute partout tout le temps et qui se méfie de tout. Une telle bascule n'est pas sans évoquer la philosophie de Pyrrhon d'Elis, figure emblématique des sceptiques de l'Antiquité. Le ressort du scepticisme consiste à « épuiser » une théorie de départ. Le sceptique va contre-argumenter (en avançant des arguments de mêmes valeurs que ceux des idées avancées), il va s'opposer sans cesse afin d'éprouver la théorie adverse. Cette propension à rechercher ce qui est vrai à travers une démarche d'opposition conduit à douter de tout et donc à développer une posture d'incrédulité.
En France, une enquête9 menée auprès de sept mille lycéens de toutes origines sociales et culturelles, et de toutes confessions religieuses, montre que plus de la moitié des élèves interrogés pensent que le 11 septembre a été organisé par les services secrets (CIA) du gouvernement américain. Ce constat alarmant illustre la porosité des élèves aux thèses complotistes. Il se révèle un symptôme significatif du dogmatisme ambiant, entendu comme une tendance à porter des jugements péremptoires, à faire preuve d'intransigeance.
L'attitude sceptique et l'attitude dogmatique peuvent sembler similaires au premier abord. Toutefois, une ligne de démarcation essentielle distingue les deux postures. En effet, pour le sceptique, il est question de remettre en cause la certitude, en validant l'existence d'une vérité. Tandis que le dogmatique, lui, va affirmer une connaissance sans la fonder (dogmatisme positif) ou va prétendre que la vérité est insaisissable, niant de ce fait la possibilité d'une connaissance (dogmatisme négatif).

Syllabus du cours d'EPC - UE 214 (A.Cintori)
Il est dès lors essentiel de préserver l'école des discours fondamentalistes, réactionnaires ou conservateurs. C'est le rôle de chaque enseignant que de contribuer à renforcer la confiance des élèves dans les savoirs établis. Combattre le dogmatisme par une autre forme de dogmatisme, intellectuel cette fois, celui de l'institution scolaire, est contreproductif. De manière exemplaire, l'enseignant doit lui aussi se plier à l'exercice de la critique des contenus qu'il enseigne, en modélisant son questionnement : quelles sont les certitudes scientifiques quant aux origines de l'espèce humaine ? Quel est le potentiel impact du colonialisme dans les conflits géopolitiques récents ? Comment notre langue évolue-t-elle ? Quelle vision du monde nos cartes géographiques induisent-elles ?

BD disponible sur le blog du Museum du Havre : https://museum-lehavre.fr
Face aux opinions péremptoires brandies sans scrupule et de manière provocatrice, les enseignants privilégient l'auto-censure et préfèrent botter en touche plutôt que d'affronter les faux savoirs. Établir une vérité prend du temps, nécessite de la patience et de la transparence : trois piliers fragiles dont ne bénéficient pas souvent les enseignants et dont l'absence met à mal l'établissement d'un cadre sécurisant pour amorcer les échanges.

Voir à ce sujet l'article de J-M Zakhartchouk (2019) : https://shs.cairn.info
Lutte contre le relativisme ou le post-modernisme
Un dernier écueil à éviter est celui du relativisme, attitude selon laquelle tout se vaut. Cette perspective met en doute l'existence de vérités objectives et favorise une pluralité des points de vue, sans aucune hiérarchie : « Tout se vaut », « À chacun sa vérité », « Chacun pense ce qu'il veut ». Une telle posture amène le développement de « consciences flottantes »10, c'est-à-dire hors sol, déracinées des fondements épistémologiques.
Sous prétexte de la liberté d'expression, les élèves restreignent la vérité à leur opinion personnelle. Si chacun est libre de penser ce qu'il veut, alors le débat d'idées est, de facto, annihilé. L'échange de points de vue ou encore la possibilité de changer d'avis, de faire évoluer ses perceptions au contact des apports d'autrui est, par essence, impossible. Le relativisme prive l'école (et les débats publics) de toute possibilité de contestation ou de contre-argumentation. C'est un réflexe de protection courant chez les élèves : plutôt que de faire l'effort de réfléchir ou d'argumenter, il est tentant (et plus aisé) de convenir que chacun a le droit d'avoir sa propre opinion. De manière plus problématique, une telle attitude traduit certainement une fragilité quant à la capacité à argumenter ou à répondre. Par peur de se tromper, les élèves en viennent à choisir cette voie de la facilité et de la pseudo-tempérance. Si chacun campe sur ses positions, si chaque élève se retranche dernière le très commun « C'est ton avis... », alors toute discussion est bloquée et il est accessoire de chercher plus loin !
Afin de lutter contre cet appauvrissement critique, il est de la responsabilité de l'enseignant de ne pas baisser les bras. Lui aussi pourrait choisir la voie de la facilité et accepter sans ciller les différents propos des élèves. Or dans une perspective démocratique, il est nécessaire de leur faire comprendre que certaines opinions sont peu fiables, qu'elles se fondent sur des mécanismes fallacieux, voire outranciers. La dérive post-moderniste n'est jamais très loin... Outiller les élèves aux ressorts des discours mensongers est une première étape (déjà largement pratiquée). Néanmoins, dans un souci de développement de l'esprit critique, il conviendrait également de réinstaurer le dialogue, de prendre le temps de faire résonner les oppositions, les nuances. Si les élèves n'échangent pas, ne débattent pas, la société démocratique devient alors impossible. Les désaccords n'étant plus résolus par la parole, chacun s'enferme dans ses croyances, ses vérités. Le remise en question n'est plus envisageable, puisque l'altérité qui ne pense pas comme moi a nécessairement tort.
Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et, avec un tel peuple, vous pouvez faire ce qu'il vous plait.11
Quelques ressources utiles
1. La chaine Youtube de Clément Voktorovitch vs. Hugo Décrypte

https://www.youtube.com/@Clemovitch

https://www.youtube.com/channe...
Une proposition d'activité consisterait à comparer les deux canaux d'information : comment Clément et Hugo s'y prennent-ils ? Quels sont les sujets abordés ? Sont-ils traités de la même façon ? Quelles sont les ressemblances et les différences ? Quel canal préférez-vous et pourquoi ?
2. Le site CORTECS

Le site héberge une multitude d'articles, mais également des activités et des ressources « clé sur porte ». Une mine d'or idéale pour se lancer dans la mise en œuvre d'activités sollicitant l'esprit critique ! Le livre du collectif Esprit critique es-tu là ? propose lui aussi diverses expériences, sous la forme d'ateliers à mener en classe afin de, préventivement, acquérir une sorte « d'hygiène mentale »12.

3. Les outils de Canopé

Cet espace spécialement dédié à l'esprit critique héberge des ressources variées telles que des séquences de cours, des pistes pédagogiques ou encore des animations, mais également des formations en ligne à destination des enseignants.
Aurélie Cintori
1. Voir à ce propos les explications de Clément Viktorovitch lors de son interview sur La Première : https://www.rtbf.be/article/le...
2. Revault d’Allonne M. (2018), La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, La couleur des idées. https://www.seuil.com/ouvrage/...
3. Pour exemple : la sortie de Valérie Glatigny qui annonce que les enseignants travaillent 30 % de moins que dans les autres pays de l'OCDE. Après vérification, il s'avère que ces chiffres sont erronés. Voir l'article du Soir : https://www.lesoir.be/712481/a...
4. Entretien avec Revault d’Allonnes M., Propos recueillis par Chalier J. (2018). Le réel inquiété. Esprit, Décembre(12), pp. 38-45. https://doi.org/10.3917/espri.....
5. Référentiel des compétences initiales (2020), p. 99.
6. Référentiel du FRALA (2022), p. 203.
7. Tozzi M. (1994), Penser par soi-même, Chronique sociale.
8. Attali G., Bidar A. , Caroti D. et Coutouly R. (2019), Esprit critique. Outils et méthodes pour le second degré, Canopé, p. 17.
9. Galland O. et Muxel A. (2018), La tentation radicale. Enquête auprès des lycées, PUF.
10. Boudon R. (2008), Le relativisme, Que sais-je, PUF.
11. Arendt H. (1973), Entretien avec Roger Errera sur la question du totalitarisme : https://www.les-crises.fr/une-...
12. Collectif CorteX (2012), Esprit critique es-tu là ?, Editions book-e-book, page 7.
